Économisme. Voilà un mot qui fait mal. D'ailleurs, il a bel
et bien été forgé pour ça, pour être
le poignard effilé dont nos contradicteurs perceront nos coeurs
secs, insensibles; nos coeurs libertariens. En tournant la lame, ils chercheront
dans notre regard la douleur du remord et de la honte, dernier vestiges
d'humanité de nos âmes vendues au grand Satan capitaliste:
« Repentez vous, libertariens sans foi ni
loi! »
Mais au fait, qu'y a-t-il derrière ce néologisme toujours
prononcé sur le ton de l'accusation?
Derrière
le néologisme...
Pour mieux le comprendre, il faut voir que 1) le mot « économisme
» tel qu'il est couramment utilisé ne peut logiquement
s'appliquer au courant idéologique libertarien et pourrait même
être retourné contre ceux qui le manipulent, 2) le mot «
économisme », pris dans une autre acception, ne désigne
pas une tare mais un idéal moral revendiqué par les libertariens
et dont ils n'ont pas à rougir.
Le sens habituellement donné au mot « économisme »
est au fond celui-ci: voir le monde par l'unique prisme de l'économie
entendue comme discipline, comme « science économique
». Le problème n'est pas que l'économiste qui
fait de l'économisme soit avant tout un emmuré de la spécialisation;
c'est au contraire un aventurier qui aspire à étirer les
frontières de sa discipline pour conquérir le champ entier
des sciences sociales. Oh! Il ne le dit pas bien sûr. Mais il le
fait!
Sans en avoir l'air, il s'accapare les autres sciences sociales pour les
satelliser par instrumentalisation: le Droit, la philosophie morale, la
philosophie politique, toutes doivent se modeler sur ses conclusions «
scientifiques » car économiques. La discipline a priori
en sciences humaines, celle d'où tout part, c'est l'économie.
Que le juriste et le philosophe se forment d'abord à l'économie!
Ensuite, éclairés par ses conclusions, ils pourront parler!
L'économie épuise les autres sciences sociales non pas
parce qu'elle s'y substitue, mais parce que celles-ci ne font que s'y rapporter
comme les branches au tronc de l'arbre. C'est l'esprit de l'économiste-qui-fait-de-l'économisme
qui est étroit, pas ses ambitions…
Mon propos n'est pas d'élaborer ici une critique détaillée
de l'« économisme » ainsi entendu. Il me
suffit simplement de relever que dans cette acception-là, le mot
ne saurait légitimement être appliqué au libertarianisme.
Le libertarianisme est avant tout une philosophie politico-juridique
individualiste. Elle est même, chez des auteurs de plus en plus
nombreux, adossée à une approche éthique très
riche de la vie humaine. Sa clef de voûte, le principe de non-agression,
est défendue par les libertariens en amont autant qu'en aval de
l'analyse économique(2):
l'économie de marché n'est défendue par les libertariens
que parce que conforme à ce principe (non-agression) et dans
la mesure seulement de cette conformité selon la formule d'Ayn
Rand, sub speciae justiciae en quelque sorte. D'où le ridicule
et la mauvaise foi des détracteurs qui voudraient faire des libertariens
de grotesques chantres du « marché » des
esclaves.
« Le problème n'est pas que l'économiste qui
fait de l'économisme soit avant tout un emmuré de la spécialisation;
c'est au contraire un aventurier qui aspire à étirer les
frontières de sa discipline pour conquérir le champ entier
des sciences sociales.
»
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C'est très exactement le contraire d'une autre approche apparemment
pro-capitaliste, mais qui défend en fait un étatisme rampant
derrière le paravent d''une molle et partielle défense de
la liberté; i.e. la libre entreprise est bonne car «
plus efficiente pour la société »,
cette dernière étant appréhendée comme un tout
autonome, détaché des vivants... et bien sûr «
incarné » par l''Etat garant de ses intérêts.
« La société » et non l'individu,
serait donc l'étalon à l'aune duquel il faudrait porter un
jugement sur la désirabilité d'un mode de relations sociales
et économiques. C'est cette approche qu'on pourrait plutôt
associer à l'économisme mais elle est tout sauf libertarienne.
Ses tenants sont d'ailleurs bien vite démasqués dès
que l'on aborde des questions « délicates »
comme les moeurs sexuelles originales ou l'usage de drogues récréatives
par exemple.
Moyens
économiques vs politiques
Je propose d'envisager un autre sens possible pour le mot économisme.
Franz Oppenheimer a offert une distinction éclairante entre les
moyens économiques et les moyens politiques de satisfaction des
fins humaines(3).
Les premiers comprennent le travail et l'échange volontaire des
biens produits; les seconds concernent la soustraction par la violence
ou la fraude de ces derniers. Ainsi, le bandit de grand chemin vit grâce
à des moyens politiques de subsistance, au même titre que
le Prince. Celui-ci, d'ailleurs, ne lui conteste la possibilité
de le faire que parce qu'il prétend à un monopole sur l'usage
de tels moyens, refusant que quiconque puisse y recourir sans sa permission.
En suivant ce modèle, on arrive logiquement à conclure qu'économisme
est un terme qui désigne une certaine manière d'aborder les
rapports entre êtres humains. Elle revient à défendre
parmi ces derniers ceux qui sont basés sur la non-agression et à
s'opposer à ceux qui violent ce principe.
On notera que cette défense morale des moyens économiques
de subsistance est ancrée dans la réalité du monde:
il faut produire pour vivre, la terre n'est pas un Eden du prêt-à-consommer...
Les moyens économiques précèdent logiquement les moyens
politiques de subsistance, ils en sont le champ des moissons. Il est donc
normal que l'économie soit une discipline qui occupe une place de
tout premier plan – à défaut d'être exclusive – chez
les libertariens. Et il est aussi normal que le libertarien qui écoute
un discours affirmant « le primat du politique face
aux querelles de boutiquiers bassement matérielles de l'économie
» y voit à la fois une énormité intellectuelle
et un manque de respect navrant pour les efforts productifs de ses semblables.
Dans cette acception, donc, l'idéal libertarien est le summum de
l'économisme: une société d'individus libres, un ordre
social de convivialité pour reprendre l'expression de Frank
Van Dun. Économisme s'oppose alors à «
politisme(4)
» ou, pour utiliser des mots connus qui
sont autant de déclinaisons de ce celui-ci: étatisme, collectivisme,
républicanisme, monarchisme, communisme, etc. Il est également
hors de mon propos présent d'élaborer une défense
détaillée de cet économisme-là. Il me suffit
de relever qu'ainsi interprété, les libertariens peuvent
fort bien s'en réclamer et n'ont donc nul besoin d'esquiver.
Ainsi, si les libertariens se situent largement sous le parapluie idéologique
de l'économisme (2e sens), ils ne peuvent être placés
sous le parapluie épistémologique et méthodologique
de l'économisme (1er sens) qu'avec une bonne dose de mauvaise foi.
Mais il y a plus: ceux qui pointent en notre direction ce vocabulaire accusatoire
ont en réalité très souvent le canon dans la bouche.
Marxistes insistant sur le primat de l'infrastructure économique
issue des « forces matérielles productives
» tombées du ciel, Saint-simoniens élitistes
prétendant « piloter l'économie nationale
» à l'aide des manettes keynésiennes, «
libéraux » officiels brandissant des courbes lafferiennes
pour défendre l'économie de marché au nom... de la
galette fiscale à faire grossir. Ce sont eux qui appréhendent
presque systématiquement le marché, la liberté, la
propriété et plus généralement l'être
humain par la seule lorgnette d'une science économique aussi pauvre
en réalisme que riche en statistiques. Ce sont eux qui en font un
calibre par lequel ils passent le droit et la morale.
Tout ceci n'empêchera pas, bien sûr, nos adversaires de nous
assener de l'« économisme » à tour
de bras. Le coup porté est cependant beaucoup moins rude qu'il n'y
paraît. Logiquement abordé, le mot est en effet soit inoffensif
car mal adressé, soit élogieux. Bien sûr, il est toujours
possible d'associer ce mot avec une image tout autre, comme il est possible
d'associer le mot « Nation » ou «
État » avec l'image d'une entité pensante et
agissante, ou le mot « choucroute » avec l'image
d'un civet de lapin. Mais à ce niveau, l'affaire est entendue: «
économisme » n'est alors rien d'autre qu'un cliquetis
de syllabes accompagnant un simple sentiment d'animosité, comme
grrrrr, beurk ou rogntudju.
La balle est dans notre camp: laisserons-nous les grrrrr, beurk
et autres rogntudju proférés par nos détracteurs
se dissimuler sous la musique de mots moins primaires et plus propices
à la diffusion culturelle?
1.
La belle arnaque que voilà! Comme si il n'y était pas déjà,
et jusqu'à la moelle encore!
Et ce n'est pas nouveau. Comme le relevait Gustave de Molinari dès
1849, il est habituel
de faire passer les problèmes sociaux résultant d'atteintes
au droit de propriété comme
étant au contraire la conséquence même de celui-ci.
>>
2.
Walter Block « l'économie politique selon les libertariens
», Journal des Economistes et
des Etudes Humaines, vol. VI, no 1, mars 1995, p.121-122. >>
3.
Voir F.Oppenheimer « The state », Fox & Wilkes 1997,
p.14-15. >>
4.
En suivant la terminologie Oppenheimerienne économique / politique,
« politisme » est
un vilain - dans tous les sens du terme - mot par lequel j'entends désigner
ce que Walter
Block a pointé du doigt sous le vocable non moins inélégant
de « coercivisme ».
Ibid. p.124-125. >>
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