Montréal,  22 janvier 2000  /  No 54
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant ( DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
REPENTEZ-VOUS, LIBERTARIENS
SANS FOI NI LOI!
 
par Olivier Golinvaux
  
  
          « Il faut cesser de nous dire que la loi naturelle, c'est la loi de l'économie » nous écrit un lecteur, d'ailleurs très courtois (voir ÉCONOMIE VS PROGRÈS SOCIAL, le QL, p.10). « Il faut remettre le politique au coeur de la société(1) pour transcender les querelles de boutiquiers de l'économie et voguer vers le bien commun » enseigne-t-on dans les facultés de Droit françaises. Mais diable que fait-on au QL, je vous le demande? Tout le contraire? Ah! Je vois! On donne dans « l'économisme » outrancier... 
 
          Économisme. Voilà un mot qui fait mal. D'ailleurs, il a bel et bien été forgé pour ça, pour être le poignard effilé dont nos contradicteurs perceront nos coeurs secs, insensibles; nos coeurs libertariens. En tournant la lame, ils chercheront dans notre regard la douleur du remord et de la honte, dernier vestiges d'humanité de nos âmes vendues au grand Satan capitaliste: « Repentez vous, libertariens sans foi ni loi! »  
  
          Mais au fait, qu'y a-t-il derrière ce néologisme toujours prononcé sur le ton de l'accusation?  
  
Derrière le néologisme... 
  
          Pour mieux le comprendre, il faut voir que 1) le mot « économisme » tel qu'il est couramment utilisé ne peut logiquement s'appliquer au courant idéologique libertarien et pourrait même être retourné contre ceux qui le manipulent, 2) le mot « économisme », pris dans une autre acception, ne désigne pas une tare mais un idéal moral revendiqué par les libertariens et dont ils n'ont pas à rougir.  
  
          Le sens habituellement donné au mot « économisme » est au fond celui-ci: voir le monde par l'unique prisme de l'économie entendue comme discipline, comme « science économique ». Le problème n'est pas que l'économiste qui fait de l'économisme soit avant tout un emmuré de la spécialisation; c'est au contraire un aventurier qui aspire à étirer les frontières de sa discipline pour conquérir le champ entier des sciences sociales. Oh! Il ne le dit pas bien sûr. Mais il le fait!  
  
          Sans en avoir l'air, il s'accapare les autres sciences sociales pour les satelliser par instrumentalisation: le Droit, la philosophie morale, la philosophie politique, toutes doivent se modeler sur ses conclusions « scientifiques » car économiques. La discipline a priori en sciences humaines, celle d'où tout part, c'est l'économie. Que le juriste et le philosophe se forment d'abord à l'économie! Ensuite, éclairés par ses conclusions, ils pourront parler! L'économie épuise les autres sciences sociales non pas parce qu'elle s'y substitue, mais parce que celles-ci ne font que s'y rapporter comme les branches au tronc de l'arbre. C'est l'esprit de l'économiste-qui-fait-de-l'économisme qui est étroit, pas ses ambitions…  
  
          Mon propos n'est pas d'élaborer ici une critique détaillée de l'« économisme » ainsi entendu. Il me suffit simplement de relever que dans cette acception-là, le mot ne saurait légitimement être appliqué au libertarianisme. Le libertarianisme est avant tout une philosophie politico-juridique individualiste. Elle est même, chez des auteurs de plus en plus nombreux, adossée à une approche éthique très riche de la vie humaine. Sa clef de voûte, le principe de non-agression, est défendue par les libertariens en amont autant qu'en aval de l'analyse économique(2): l'économie de marché n'est défendue par les libertariens que parce que conforme à ce principe (non-agression) et dans la mesure seulement de cette conformité selon la formule d'Ayn Rand, sub speciae justiciae en quelque sorte. D'où le ridicule et la mauvaise foi des détracteurs qui voudraient faire des libertariens de grotesques chantres du « marché » des esclaves.  
  
  
     « Le problème n'est pas que l'économiste qui fait de l'économisme soit avant tout un emmuré de la spécialisation; c'est au contraire un aventurier qui aspire à étirer les frontières de sa discipline pour conquérir le champ entier des sciences sociales. » 
 
   
          C'est très exactement le contraire d'une autre approche apparemment pro-capitaliste, mais qui défend en fait un étatisme rampant derrière le paravent d''une molle et partielle défense de la liberté; i.e. la libre entreprise est bonne car « plus efficiente pour la société », cette dernière étant appréhendée comme un tout autonome, détaché des vivants... et bien sûr « incarné » par l''Etat garant de ses intérêts. « La société » et non l'individu, serait donc l'étalon à l'aune duquel il faudrait porter un jugement sur la désirabilité d'un mode de relations sociales et économiques. C'est cette approche qu'on pourrait plutôt associer à l'économisme mais elle est tout sauf libertarienne. Ses tenants sont d'ailleurs bien vite démasqués dès que l'on aborde des questions « délicates » comme les moeurs sexuelles originales ou l'usage de drogues récréatives par exemple. 
   
Moyens économiques vs politiques 
  
          Je propose d'envisager un autre sens possible pour le mot économisme. Franz Oppenheimer a offert une distinction éclairante entre les moyens économiques et les moyens politiques de satisfaction des fins humaines(3). Les premiers comprennent le travail et l'échange volontaire des biens produits; les seconds concernent la soustraction par la violence ou la fraude de ces derniers. Ainsi, le bandit de grand chemin vit grâce à des moyens politiques de subsistance, au même titre que le Prince. Celui-ci, d'ailleurs, ne lui conteste la possibilité de le faire que parce qu'il prétend à un monopole sur l'usage de tels moyens, refusant que quiconque puisse y recourir sans sa permission. En suivant ce modèle, on arrive logiquement à conclure qu'économisme est un terme qui désigne une certaine manière d'aborder les rapports entre êtres humains. Elle revient à défendre parmi ces derniers ceux qui sont basés sur la non-agression et à s'opposer à ceux qui violent ce principe.  
  
          On notera que cette défense morale des moyens économiques de subsistance est ancrée dans la réalité du monde: il faut produire pour vivre, la terre n'est pas un Eden du prêt-à-consommer... Les moyens économiques précèdent logiquement les moyens politiques de subsistance, ils en sont le champ des moissons. Il est donc normal que l'économie soit une discipline qui occupe une place de tout premier plan – à défaut d'être exclusive – chez les libertariens. Et il est aussi normal que le libertarien qui écoute un discours affirmant « le primat du politique face aux querelles de boutiquiers bassement matérielles de l'économie » y voit à la fois une énormité intellectuelle et un manque de respect navrant pour les efforts productifs de ses semblables.  
  
          Dans cette acception, donc, l'idéal libertarien est le summum de l'économisme: une société d'individus libres, un ordre social de convivialité pour reprendre l'expression de Frank Van Dun. Économisme s'oppose alors à « politisme(4) » ou, pour utiliser des mots connus qui sont autant de déclinaisons de ce celui-ci: étatisme, collectivisme, républicanisme, monarchisme, communisme, etc. Il est également hors de mon propos présent d'élaborer une défense détaillée de cet économisme-là. Il me suffit de relever qu'ainsi interprété, les libertariens peuvent fort bien s'en réclamer et n'ont donc nul besoin d'esquiver.  
   
          Ainsi, si les libertariens se situent largement sous le parapluie idéologique de l'économisme (2e sens), ils ne peuvent être placés sous le parapluie épistémologique et méthodologique de l'économisme (1er sens) qu'avec une bonne dose de mauvaise foi. Mais il y a plus: ceux qui pointent en notre direction ce vocabulaire accusatoire ont en réalité très souvent le canon dans la bouche. Marxistes insistant sur le primat de l'infrastructure économique issue des « forces matérielles productives » tombées du ciel, Saint-simoniens élitistes prétendant « piloter l'économie nationale » à l'aide des manettes keynésiennes, « libéraux » officiels brandissant des courbes lafferiennes pour défendre l'économie de marché au nom... de la galette fiscale à faire grossir. Ce sont eux qui appréhendent presque systématiquement le marché, la liberté, la propriété et plus généralement l'être humain par la seule lorgnette d'une science économique aussi pauvre en réalisme que riche en statistiques. Ce sont eux qui en font un calibre par lequel ils passent le droit et la morale.  
   
          Tout ceci n'empêchera pas, bien sûr, nos adversaires de nous assener de l'« économisme » à tour de bras. Le coup porté est cependant beaucoup moins rude qu'il n'y paraît. Logiquement abordé, le mot est en effet soit inoffensif car mal adressé, soit élogieux. Bien sûr, il est toujours possible d'associer ce mot avec une image tout autre, comme il est possible d'associer le mot « Nation » ou « État » avec l'image d'une entité pensante et agissante, ou le mot « choucroute » avec l'image d'un civet de lapin. Mais à ce niveau, l'affaire est entendue: « économisme » n'est alors rien d'autre qu'un cliquetis de syllabes accompagnant un simple sentiment d'animosité, comme grrrrr, beurk ou rogntudju 
  
          La balle est dans notre camp: laisserons-nous les grrrrr, beurk et autres rogntudju proférés par nos détracteurs se dissimuler sous la musique de mots moins primaires et plus propices à la diffusion culturelle?  
  

1. La belle arnaque que voilà! Comme si il n'y était pas déjà, et jusqu'à la moelle encore! 
    Et ce n'est pas nouveau. Comme le relevait Gustave de Molinari dès 1849, il est habituel 
    de faire passer les problèmes sociaux résultant d'atteintes au droit de propriété comme 
    étant au contraire la conséquence même de celui-ci.  >> 
2. Walter Block « l'économie politique selon les libertariens », Journal des Economistes et 
    des Etudes Humaines, vol. VI, no 1, mars 1995, p.121-122.  >> 
3. Voir F.Oppenheimer « The state », Fox & Wilkes 1997, p.14-15.  >> 
4. En suivant la terminologie Oppenheimerienne économique / politique, « politisme » est 
    un vilain - dans tous les sens du terme - mot par lequel j'entends désigner ce que Walter 
    Block a pointé du doigt sous le vocable non moins inélégant de « coercivisme ». 
    Ibid. p.124-125.  >> 
 
 
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