Montréal, 2 septembre 2000  /  No 66
 
 
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Jean-Luc Migué est président du Conseil scientifique de l'Institut économique de Montréal et Senior Fellow de l'Institut Fraser. 
 
OPINION
  
1789 ET LA PENSÉE COLLECTIVISTE
CHEZ NOUS
 
par Jean-Luc Migué
  
  
          La pensée sociale qui a inspiré la Révolution tranquille transposait chez nous la vision collectiviste construite en Europe depuis la Révolution française. La vision de l'homme, de la société et de l'État qui a inspiré cet événement fonde l'ambivalence des bons analystes et des hommes libres vis-à-vis la Révolution française et le Siècle des lumières qui l'a inspirée. 
 
          La Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen exprimait sans contredit l'essentiel des idéaux libéraux classiques qui ont façonné la pensée et la civilisation occidentale moderne.  
  
          En contrepartie, la tradition née de la Révolution française n'a cherché rien de moins qu'à transformer la nature humaine, pervertie par l'Ancien Régime. Elle a poursuivi le renforcement du pouvoir central national et visé à fondre les individus dans l'unité indivisible de la Nation. À telle enseigne que la distinction entre le privé et le public devenait insoutenable. Toute action individuelle devenait politique. Dans le sillon de cette tradition, même l'acte de donner naissance à un enfant était devenu politique; l'intérêt du clan national exige ce sacrifice. L'État, incarnation de ce « choix de société », a pour mission de contraindre les moins vertueux à se soumettre à la volonté sociale exprimée par l'État. 
  
          Les expériences d'engineering social ne manquent pas depuis. On peut dire que la Terreur de 1794 a été le première expérience humaine de totalitarisme organisé. Ses fondements en étaient contenus dans les enseignements des encyclopédistes. Même en faisant abstraction de cette dimension la plus sombre, on reconnaît aujourd'hui que la Révolution française a marqué le début de ce qu'on appelle de nos jours le « Léviathan démocratique » et qui s'exprime dans des pratiques politiques encore répandues: le redistributionnisme en faveur des supporters du gouvernement en place et communément appelé vol légalisé, l'inflationnisme par le recours occasionnel à la planche à billets pour financer l'État-providence, et le contrôle de prix et des salaires. La tradition démocratique issue de cette pensée a failli à la tâche de contenir l'intrusion du Prince dans nos vies et le gonflement de l'État. 
  
Étatisme transposé chez nous 
  
          Dans son histoire récente, la société québécoise a misé sur l'appareil orwellien de l'État pour réaliser sa prospérité. La vision élitiste et discréditée qui a présidé à la Révolution dite tranquille, mais qu'on qualifierait mieux de révolution bureaucratique, a entraîné toute la société québécoise à sa suite, avec comme résultat notre appauvrissement collectif et l'amplification de nos retards. Le gouvernement québécois a comme adopté pour consigne de retenir systématiquement toutes les pratiques défavorables à la croissance.  
  
          Un gouvernement soucieux de la croissance et du droit s'abstiendra d'alourdir le fardeau fiscal, surtout le fardeau marginal, d'une façon qui gêne l'effort et l'entrepreneurship; il s'abstiendra d'adopter des mesures qui font obstacle au mouvement des biens et du capital avec les économies voisines; il s'abstiendra de maintenir et surtout d'alourdir les réglementations qui imposent des fardeaux écrasants aux entreprises et au marché du travail; il s'abstiendra d'étatiser de larges segments de l'économie et de faire obstacle au mouvement de privatisation des sociétés d'État; il s'abstiendra de protéger les monopoles et les cartels (agriculture, syndicats, sommet); il s'abstiendra d'opter pour des politiques industrielles factices, cette prétention des politiciens et des bureaucrates de chez nous de pouvoir dépister les industries d'avenir et il s'abstiendra enfin de perpétuer les entreprises déclinantes dans les vieilles industries.  
  
  
     « La vision élitiste et discréditée qui a présidé à la Révolution dite tranquille, mais qu'on qualifierait mieux de révolution bureaucratique, a entraîné toute la société québécoise à sa suite, pour notre appauvrissement collectif et l'amplification de nos retards. » 
 
 
          L'ensemble de ce conditionnement anti-croissance et anti-libéral s'exprime dans la statistique construite sur le modèle des indices internationaux, pour mesurer le degré de libertés économiques propre à chacune des provinces canadiennes. L'indice des libertés économiques ainsi calculé est la moyenne pondérée des dimensions suivantes: niveau des dépenses et des taxes, barrières au commerce interprovincial et rigueur de la réglementation du travail. Or, évalué à cette aune, le Québec occupe toujours (depuis 1986) l'un des rangs les plus bas du Canada.  
  
Contrôle du Big Brother 
  
          Jusqu'aux années 60, la population n'attendait pas grand-chose du gouvernement. Chacun pouvait mener sa vie suivant les principes personnels dictés par les croyances et les contraintes qui l'encadraient. Parce qu'elle vivait sous un régime de gouvernement limité, la population n'avait pas lieu de blâmer le gouvernement de ne pas régler les problèmes qui ne le regardait pas. Cette convention implicite s'est rompue le jour où le législateur, fédéral et provincial, s'est avisé de poser que tout relevait désormais de sa responsabilité. Naturellement, il est blâmé de ce que les problèmes ne se résolvent pas. Tout le monde en éprouve une profonde frustration. Non pas seulement ceux qui s'opposent à chaque étape à une intervention particulière, mais également ceux qui font l'objet de sa prédilection, car quelles que soient les faveurs qu'il offre comme gouvernement, ça ne suffit jamais.  
  
          Encore dans les années 1950, les lois en vigueur n'affectaient pas immédiatement la vie des individus, ni celle de leurs entreprises. L'individu qui menait une vie honnête et s'employait à subvenir aux besoins de sa famille était jugé bon citoyen. Depuis que les gouvernements prennent parti dans les affrontements qui divisent la population dans des matières morales qui touchent les gens dans leurs principes moraux les plus profonds, l'aliénation se généralise. L'avortement, le port du turban dans la gendarmerie royale, du voile islamique à l'école publique, la discrimination active à l'endroit d'une multitude de minorités, le droit imposé à l'homosexualité, la langue d'affichage et de travail, les clauses du contrat de mariage, autant d'objets de controverse morale où le législateur prend parti contre la volonté de larges fractions de la population.  
  
          L'activisme d'État qui a succédé à cette époque a tout lieu de susciter la crainte chez un grand nombre de citoyens. Tout employeur appréhende constamment de se retrouver en position d'infraction d'une loi ou d'un règlement quelconque édicté par la CSST, le ministère de l'Environnement, la Commission des droits de la personne, la police du tabac et de la langue, et par quelques dizaines d'autres bureaucraties, dont les sous-fifres de l'équité dans l'emploi. Tout contribuable, individuel ou corporatif, doit craindre à tout moment d'avoir violé l'une ou l'autre des règles fiscales. Lorsque la prison guette l'agriculteur qui produit du lait ou qui choisit de transporter ses céréales à la frontière ou qui recourt à la carabine pour se débarrasser de quelque encombrant rongeur protégé, il y a lieu de parler de harcèlement des citoyens. Le prétexte fourre-tout de la santé publique, qui a déjà valu l'inquisition aux fumeurs, pourrait bientôt valoir la police du sexe et pourquoi pas la ceinture de chasteté aux hommes de 50 ans et plus, qui augmentent leur risque de crise cardiaque de 150% pour s'adonner à l'activité sexuelle? Une fois engagée dans cette voie, à quand la police de la sédentarité, de l'alimentation malsaine (que McDonald's se le tienne pour dit), du ski? Les malheureuses victimes de la colère bureaucratique n'ont pas le sentiment de commettre des actes criminels. Ils mènent une vie honnête de bon citoyen, chargés du bien-être de leur famille.  
  
          Le contrôle du despote bienveillant ne s'est pas attaqué qu'aux seuls ennemis conventionnels que sont les multinationales, les riches exploiteurs, les spéculateurs sans âme et en général les plus productifs des agents économiques. Ce sont nos relations personnelles et professionnelles qui font désormais l'objet de la plus grande sollicitude du Big Brother. Nos contrats de mariage sont visés par le protecteur bureaucratique, la cigarette et le flirt deviendront bientôt une offense criminelle et l'aménagement des relations entre employeurs et employés est désormais fixé par diktats bureaucratiques. À la maison ou au travail, une multiplicité de nouveaux risques physiques et psychologiques ont maintenant été identifiés, que notre ignorance nous empêchait de reconnaître avant la clairvoyance du régulateur. 
  
          Cette conséquence n'était pas le sous-produit inévitable de l'entreprise de libération de l'Ancien Régime, le prix à payer en chair humaine et en destruction de richesse pour la libération des générations futures. La Révolution américaine, inspirée des Locke, Hume et Smith, a montré que ce n'est pas en transformant la nature humaine que le progrès de la liberté et l'accroissement de la richesse se gagnent. Les Américains de 1789 ne visaient pas à améliorer la vertu privée des citoyens. Ils cherchaient plutôt à lui donner libre cours par la compression et le fractionnement du pouvoir politique. En cherchant une suite à la pensée étatiste étroite issue de notre Révolution tranquille, le Québec aurait tort d'oublier cette leçon des deux révolutions universelles qui ont marqué le début de l'ère industrielle. 
 
 
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