À
questions biaisées, réponses biaisées
Les adeptes de l'interventionnisme culturel savent comment aller chercher
les outils qui vont les aider à faire avancer les choses dans la
direction souhaitée – ils cumulent des années d'expérience
et ont accès à un riche réseau de tribunes pour s'exprimer.
Ainsi, pour faire en sorte que leur sondage soit « pertinent
» et qu'ils atteignent les résultats désirés,
les gens de Beaux Arts magazine se sont d'abord efforcés
de rendre la culture indispensable aux yeux du sondé pour ensuite
lui faire dire que ça ne lui dérangerait pas de payer davantage
d'impôts pour que rayonne cette noble chose sur tout le globe. Un
jeu d'enfant pour quiconque sait comment s'y prendre.
Deux questions leur ont permis d'atteindre ce but. La première:
« Avec laquelle des opinions suivantes concernant l'art
êtes-vous personnellement le plus d'accord? L'art c'est... 1) quelque
chose d'universel et d'essentiel pour l'humanité ou 2) une forme
de luxe inutile et réservée à des privilégiés?
» Soixante-sept pour-cent des Français croient que
l'art est « quelque chose d'universel et d'essentiel
pour l'humanité », par opposition à 16%
qui croient qu'il s'agit d'« une forme de luxe inutile
et réservée à des privilégiés
». Mettez-vous dans la peau d'un sondé et demandez-vous:
Qu'est-ce que j'aurais répondu à leur place? Possiblement
la même chose...
C'est un truc vieux comme le monde du sondage: Offrez un choix de réponses
qui n'en est pas vraiment un. Entre une option ultra-positive comme la
première et une autre ultra-négative comme la seconde, il
est certain qu'une majorité de répondants opteront pour la
première. L'être humain est foncièrement positif (et
culturel). Si la formulation de la seconde option avait inclus quelque
chose comme « l'art est un élément indispensable
au bon développement de l'être », l'écart
entre les deux résultats aurait été tout autre. L'exercice
aurait été inutile.
La seconde question (piège) du sondage avait trait au financement
de l'art – comment passer à côté au royaume de la fonction
publique! Ainsi, « Pour encourager l'art en France,
pensez-vous qu'il faille en priorité: 1) Doubler le budget du ministère
de la Culture, sachant que celui-ci représente un peu moins de 1%
du budget de l'État, 2) Créer des incitations fiscales pour
encourager les particuliers, les entreprises privées à acheter
des oeuvres et faire du mécénat, ou 3) Ne rien faire, l'art
doit se défendre tout seul? » Quarante pour-cent
des personnes interrogées ont répondu « Doubler
le budget », 26%, « Créer
des incitations fiscales » et 21%, « Ne
rien faire ».
« Peut-être qu'à force de réclamer l'intervention
de l'État pour les protéger de tout et d'eux-mêmes,
les citoyens de l'Hexagone en sont venus à consommer moins d'art?
»
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La mention au passage du budget de la culture qui ne représente
qu'« un peu moins de 1% du budget de l'État
» n'est certes pas anodine, on veut que le sondé soit
confronté à la petitesse du pourcentage avant de répondre.
Que le rédacteur en chef de Beaux Arts magazine déclare
ensuite en éditorial que la très grande majorité des
Français « demande le doublement du budget que
l'État consacre à la culture » ne l'est
pas moins, on veut s'assurer des lendemains meilleurs. Mais si l'on additionne
les résultats des deux dernières catégories, c'est
près d'un Français sur deux (47%) qui rejettent l'idée
d'un doublement du budget... Ça, on préfère ne pas
en parler.
Lire
entre les lignes
Selon le magazine donc, les deux tiers des Français (soit les 40%
et 26% de ceux qui veulent que l'État intervienne) considèrent
que l'art n'est pas en mesure de se défendre seul. Pourtant, selon
d'autres chiffres publiés dans le même sondage Beaux Arts
magazine, 77% des personnes interrogées disent ne jamais aller
au théâtre, un même nombre dit ne jamais assister à
des spectacles de danse, 59% disent ne jamais aller au concert et 51% disent
ne jamais visiter d'expositions...
Avec de telles statistiques de fréquentation, on comprend pourquoi
l'art ne peut se défendre seul. Il ne peut se défendre seul
contre l'indifférence crasse des Français. Si nos «
cousins » aiment tant cette « valeur universelle
indispensable à l'humanité », ils ont
une bien drôle de façon de le démontrer. Peut-être
qu'à force de réclamer l'intervention de l'État pour
les protéger de tout et d'eux-mêmes, les citoyens de l'Hexagone
en sont venus à consommer moins d'art? Peut-être n'en ont-ils
plus les moyens?
Vive la France (surtaxée)!
Dans un même ordre d'idée, Le Figaro s'interrogeait
dans son édition du 10 février sur la pertinence du patrimoine
architectural du XXe siècle et posait la question suivante: Faut-il
conserver ou raser? « [N]'est-il pas temps de faire
des choix, quitte à raser les édifices "ratés"? Et
si oui, lesquels? »
À l'aide d'un jeu interactif des plus rigolos (Villes
du XXIe siècle: ce qu'il ne faut plus jamais faire), le quotidien
demande à ses lecteurs de « Conserver »
ou de « Détruire » une quarantaine d'édifices
connus comme la Grande Arche de la Défense, le Tribunal de grande
instance ou l'Opéra de la Bastille. Au moment d'écrire ces
quelques lignes, les dix monuments les plus souvent « détruits
» étaient:
-
Le Cap
d'Agde et stations balnéaires nouvelles du Languedoc-Roussillon
– détruit 193 fois
-
L'Église
Saint-Pierre – détruite 185 fois
-
Le Tribunal
de grande instance – détruit 178 fois
-
La Faculté
des Sciences Jussieu – détruite 177 fois
-
Le Quartier
de l'Arlequin – détruit 163 fois
-
La Station
de sports d'hiver – détruite 163 fois
-
La Bibliothèque
nationale de France François Mitterrand – détruite 154 fois
-
L'Opéra
de la Bastille – détruit 153 fois
-
Le Grand
ensemble – détruit 133 fois
-
Tour Thiers
– détruite 130 fois
Les résultats de ce jeu questionnaire viennent en quelque sorte
vérifier ce qu'une partie des résultats du sondage de Beaux
Arts magazine révélait: en matière d'art, les
Français sont plutôt conservateurs. À preuve, le Grand
Palais, triomphe de l'architecture Beaux-Arts, a été «
conservé » 310 fois pour n'être «
détruit » que trois fois. Dommage que les bâtiments
d'architectes français « hors Hexagone
» n'aient pas été inclus dans la liste du Figaro,
les Montréalais auraient pu s'amuser à détruire leur
stade olympique...
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