Montréal, 10 novembre 2001  /  No 92  
 
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Brigitte Pellerin est l'auteur de l'Épître aux tartempions: Petit pied de nez aux révolutionnaires de salon et travaille comme journaliste indépendante. Elle est responsable de la revue de presse francophone dans The Gazette du dimanche. Elle partage son temps entre Montréal et Ottawa. 
 
BILLET
 
OÙ MÈNERA LA DÉLATION?
 
par Brigitte Pellerin
  
  
          Vous, Monsieur Chose, aimez-vous ça être un stool? Et vous, chère Madame Pigeon, comment trouvez-vous votre nouveau rôle de délatrice? Cela convient-il à votre teint frais de citoyenne honorable? 
  
          Bah, laissez tomber. Ça ne nous dérange pas pantoute, ce que vous en pensez. C'est dans la nature des systèmes collectivistes de forcer tout le monde à participer, fut-ce au prix de votre dignité d'individu libre. Alors mieux vaut marcher droit et obéir aux consignes. C'est dans votre intérêt, qu'on vous oblige ainsi à rentrer dans le rang. Comme le dit si bien le ministre Guy Chevrette, la délation, y'a rien là: « Si on le fait pour la vie d'un chevreuil [l'État incite déjà les citoyens à dénoncer les actes de braconnage], on peut le faire aussi pour protéger celle des automobilistes. »(1)
 
Dénoncez-moi 
  
          Alors sentez-vous bien à l'aise la prochaine fois que vous spotterez un quidam fleurant le gros gin s'apprêtant à prendre le volant de son char. Le gouvernement, qui veut votre bien, vous remerciera de l'avoir appelé pour dénoncer ce gros méchant irresponsable. Faites comme ce commerçant de Cap-Santé qui a composé le 911 pour, comme le rapportait La Presse de lundi (en page A18), « aviser les patrouilleurs qu'une conductrice venait de tamponner une autre voiture et que la femme semblait ne pas être en possession de toutes ses facultés. » 
  
          Comprenons-nous bien: je ne suis pas en faveur de la conduite en état d'ébriété. Ceux qui prennent le volant dans ces circonstances méritent d'être sévèrement punis. Mais ce n'est pas une raison pour transformer des citoyens libres en machines à dénoncer au service de l'État. Parce qu'une fois qu'on commence ce petit jeu-là, c'est bien difficile de savoir où ça s'arrêtera. Va-t-on se mettre à épier ses voisins? À se demander si le beau-frère, qui est toujours en maudit à cause de la tondeuse que vous lui avez brisée il y a 6 ans, vous mettra les flics au cul samedi soir? 
  
          Et puis une fois que tout le monde se sera habitué à vivre avec la délation, qui nous dit que cette dernière sera restreinte à l'ivresse au volant? Qui sait, peut-être qu'un jour on nous demandera de surveiller et dénoncer les parents qui fument une clope après le souper, ceux qui n'installent pas de filtre anti-porno sur leur connexion internet, ou encore les travailleurs qui font semblant d'être malades pour ne pas se pointer au bureau. 
  
     « Je ne suis pas en faveur de la conduite en état d'ébriété. Mais ce n'est pas une raison pour transformer des citoyens libres en machines à dénoncer au service de l'État. »
 
          J'exagère, dites-vous? Ha, quels naïfs vous faites. Dites-vous bien que la délation fait partie intégrante des systèmes collectifs poussés; et qu'une fois qu'on accepte ledit système, on ne peut empêcher ses dirigeants d'imposer la cohésion sociale grâce à la vigilance de citoyens zélés. Pensez à la loi 101, tiens. Ou aux régimes d'assurance santé et médicaments, au système scolaire… 
  
          Si, si. Le système scolaire. Vous avez bien lu. Il s'agit d'un système collectif particulièrement restrictif: on met les enfants dans une boîte d'où on les empêche de sortir; on leur impose des cours sans leur expliquer pourquoi; on ne les laisse pas choisir leurs horaires (à quelques exceptions près); et on leur impose un code de conduite politically correct où la moindre déviance (vous penserez à remercier les politiques de tolérance zéro) est sujette à sanction sévère. 
  
          Dans un tel système, il n'y a pas beaucoup de place laissée à l'individualité. Et les petits zélés, qui ont tout intérêt à maintenir en place un système qu'ils maîtrisent bien, se ruent pour dénoncer les délinquants, ceux qui acceptent mal de se faire dicter leurs moindres faits et gestes. 
  
          Ça donne ce que ça donne: des jeunes qui grandissent dans la certitude que l'obéissance aux consignes, la surveillance des voisins et la dénonciation des comportements « anti-sociaux » sont des vertus civiques dignes de mention. Il ne faudra pas s'étonner le jour où vous surprendrez l'ado du voisinage en train de vous épier par la fenêtre, tout d'un coup que vous seriez en train de faire quelque chose de pas correct. Surveillez vos arrières, les potes. Vos concitoyens vous ont à l'oeil. 
  
 
  
 
          Changeant complètement de sujet, j'aimerais vous suggérer d'assister à la cérémonie du Jour du souvenir le 11 novembre. Ces gens ont risqué leur peau pour que nous puissions vivre dans un pays qui est, malgré tout ce qu'on dit, relativement libre. Le moins que l'on puisse faire, c'est de se tenir debout aux côtés des vétérans pendant quelques minutes et de fermer les yeux en ayant une pensée pour ceux qui ne sont jamais revenus du champ de bataille. 
  
  
1. Voir Gilbert Leduc, « Chevrette veut des délateurs », Le Soleil, mercredi 31 octobre 2001 (A3) .  >>
 
 
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