Montréal, 19 janvier 2002  /  No 96  
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org.
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
ÉCONOMIE DU MOUCHARDAGE
 
par Pierre Lemieux
  
  
          Le mouchardage a le vent dans les voiles. Le Service de lutte contre le tabagisme du gouvernement du Québec met un numéro de téléphone (1-877-416-8222 ou 418-646-9334) à la disposition des mouchards dénonçant ceux qui fument dans leur propre commerce ou choisissent d'accueillir leurs clients fumeurs. Le mouchardage est encouragé par la Commission de protection de la langue française, et le Mouvement Impératif Français prête son assistance aux mouchards. Ce ne sont là que des exemples parmi d'autres.
 
          Il ne faudrait pas croire que le phénomène est propre au Québec. Là comme ailleurs, notre tyranneau, même s'il fait parfois un peu matamore, embrasse les idées de plus grands que lui. Par exemple, la législation fédérale prévoit un processus pour dénoncer celui qui n'a commis aucune infraction et ne fait que demander la permission de conserver ses armes. 
  
Des mouchards et des hommes
  
          Le terme « mouchard » ou « mouche » et leurs dérivés viennent de Antoine de Mouchy, inquisiteur français du 16e siècle, qui employait des espions pour connaître les opinions religieuses des suspects d'hérésie. Historiquement, le mouchardage ne concerne pas tellement les vrais crimes de violence que les contrôles établis par l'État à d'autres fins. Un édit royal de 1667 définit le rôle de la police de Paris comme consistant « à assurer le repos du public et des particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer des désordres, à procurer l'abondance et faire vivre chacun selon sa condition et son devoir » (voir le livre délicieux de Marc Chassaigne, La Lieutenance générale de police de Paris, publié en 1906). Le mouchardage aide l'État à « faire vivre chacun selon sa condition et son devoir ». 
  
          Dès que la police fut formellement organisée par Louis XIV, qui précédait le monde anglo-saxon d'un siècle ou deux, les mouches firent leur apparition, par nuées à Paris. À cette époque comme aujourd'hui, les mouchards sont employés pour faire respecter les montagnes de petits règlements et pour surveiller la population. Il est du reste remarquable, et bien révélateur de la nature de l'État, que le mouchardage organisé ne connaîtra qu'une brève éclipse après la Révolution de 1789. 
  
          Comment se distinguent les mouchards d'aujourd'hui de ceux de la France des 17e et 18e siècles? Pourquoi devient-on mouchard? Il y a d'abord ceux, notamment les criminels ou les suspects, qui cherchent par la délation à obtenir la bonne grâce des autorités. On serait porter à croire que cette catégorie a beaucoup évolué, que le délateur actuel contribue à la répression des vrais crimes de violence, mais l'impression est trompeuse. Nombre de délateurs actuels, s'il est vrai qu'ils ne mouchardent pas, disons, les commerçants anglophones, dénoncent quand même des crimes sans victime, qu'il s'agisse du commerce de la drogue, des infractions à la réglementation financière, ou d'autres formes de contrebande ou de commerce clandestin. 
  
     « Le métier a changé, mais pas autant qu'on le croirait. Les mouchards à temps plein ont acquis un statut formel: on les appelle "fonctionnaires". »
  
          Il y a ensuite ceux qui sont payés par l'État, à temps plein ou à temps partiel, pour espionner leurs semblables. Le métier a changé, mais pas autant qu'on le croirait. Les mouchards à temps plein ont acquis un statut formel: on les appelle « fonctionnaires ». Les mouchards occasionnels stipendiés sont peut-être moins nombreux, encore que l'État Sanitaire vient de réinventer, pour réprimer la vente de tabac aux mineurs, ce que le 17e siècle connaissait déjà: les mouchards enfants. Juste avant la Révolution, un observateur indigné écrit: « Espions, délateurs à seize ans, quelle vie perverse cela annonce! […] Et ceux qui les enrégimentent, qui les dressent, qui corrompent ce jeune âge! » 
  
Un marché en pleine mutation
  
          Certains aspects du marché des mouchards ont quand même changé. Les lois se sont multipliées qui créent des obligations de mouchardage non rémunéré. Le médecin doit dénoncer aux autorités les malades jugés dangereux au volant d'une automobile, le banquier doit moucharder les clients qu'il soupçonne de ne pas gagner leur vie comme l'État croit qu'ils devraient le faire, et – c'est tout récent, mais antérieur au 11 septembre 2001 – l'avocat doit dénoncer son client suspect du même péché. Ici encore, on pourrait multiplier les exemples. 
  
          Dans la France des 17e et 18e siècles, la police n'embauchait pas que des « basses mouches » ou des prostituées. Plusieurs espions intérieurs, nous apprend Chassaigne, se recrutaient parmi les médecins et les avocats, mais il fallait les payer. Aujourd'hui, l'État épargne le salaire puisque, comme pour les criminels, il menace de sanctions pénales les professionnels qui ne moucharderaient pas. 
  
          De plus, le perfectionnement du fichage des citoyens et de la surveillance étatique a détruit bien des emplois de mouchard. Le croisement des données dans les fichiers de l'État et les papiers d'identité officiels (dont la future carte d'assurance maladie à puce) représentent la fine pointe du phénomène. 
  
          Tout compte fait, la demande de mouchardage par l'État ne pouvait qu'augmenter à cause de son intervention croissante dans la vie privée des gens, souvent pour des raisons officielles de sécurité sanitaire, durant la seconde moitié ou le dernier quart du 20e siècle. Quand l'État dicte ce que l'on peut consommer chez soi, comment ranger une arme dans sa chambre à coucher, ou comment rédiger des affichettes dans son commerce, le mouchardage devient un outil indispensable de politique publique. Quand il n'y a pas de cadavres, il faut un mouchard. 
  
Un devoir civique?
  
          Une autre chose fondamentale a changé entre le 17e et le 20e siècle, cette fois-ci du côté de l'offre de mouchardage. Pendant longtemps, les mouchards ont été honnis par le peuple, même quand la police tentait de se faire aimer. Précurseurs de la police de quartier, les commissaires parisiens, disait l'un d'eux en 1770, tenaient les gens « sans qu'ils s'en aperçussent, sous le joug de la subordination, si nécessaire pour les gouverner ». Aujourd'hui, un grand nombre d'individus, voire la majorité, considère que le mouchardage est un devoir civique. Le phénomène est particulièrement frappant dans le monde anglo-saxon (y compris au Québec), où les peuples n'ont pas subi la dure expérience de trois siècles de mouchardage organisé d'en haut. 
  
          Les idées reçues veulent que le mouchardage soit défendable dans un État démocratique. Il fallait bien le grand lavage étatiste des cerveaux du 20e siècle pour accréditer cette superstition. Dans ce que Bertrand de Jouvenel appelait la « démocratie totalitaire », c'est au mieux une majorité qui impose ses valeurs aux minorités politiquement incorrectes qu'elle choisit d'opprimer. Souvent, la propagande réussit même à culpabiliser ces minorités: les fumeurs l'illustrent trop bien. Quand on comprend que le système étatiste ne fait que favoriser certains individus au détriment des autres, le mouchardage demeure ce qu'il a toujours été: de l'eau au moulin du pouvoir. 
 
 
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