Montréal, 13 avril 2002  /  No 102  
 
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Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser.
 
ÉCONOMIE POLITIQUE 
 
LES MÉDICAMENTS COÛTENT-ILS TROP CHER?
  
par Jean-Luc Migué
  
  
          L'un de nos Don Quichotte nationaux, le professeur Léo-Paul Lauzon, vient de trouver un autre moulin à abattre: les compagnies pharmaceutiques. (« L'étude de L.-P. Lauzon marque des points », Le Soleil, 5 avril 2002, p. A-7). Selon lui, le coût des médicaments aurait augmenté trop vite depuis 25 ans (1267%) et devient donc prohibitif. Statistique pour statistique, notre héros s'abstient de mentionner que « le coût des taxes » a augmenté de 5,100% pour le contribuable dont le revenu serait passé de la moitié du revenu moyen en 1961 à deux fois le revenu moyen en 1998.
 
         En réalité, l'analyse de cette industrie inspire des réflexions qui toutes contredisent la science occulte de notre héros. Loin d'être trop élevé, le coût des médicaments est trop bas au Canada, pour des raisons à la fois artificielles (réglementation d'État) et fondamentales (bas revenus canadiens). Les médicaments sont de plus en plus la méthode la plus effective et la moins coûteuse de traiter les maladies. Cette réalité reste invisible aux observateurs simplistes qui omettent d'incorporer le coût d'opportunité (temps, souffrances et mort) de la maladie et du traitement. Si l'adoption d'un médicament (comme de toute autre innovation technologique) haussait vraiment le coût du traitement, elle n'aurait jamais lieu. 
 
Coût comparatif des médicaments, au Canada et aux États-Unis 
 
         Les médias relatent comme un objet d'orgueil national les expéditions de vieillards américains au Canada, à la recherche de médicaments à bas prix. Nous disposons, grâce à l'Institut Fraser, de données récentes sur les prix comparatifs des médicaments au Canada et aux États-Unis. Il s'avère au total que, sur les 60 médicaments d'ordonnance les plus consommés aux États-Unis, les prix au détail et au gros des médicaments de marque exclusive, qu'ils soient encore brevetés ou pas, sont sensiblement plus élevés aux États-Unis qu'ils ne le sont au Canada, tandis que les génériques (la pénicilline par exemple) s'y vendent à un prix inférieur. Ce qui permet aux auteurs d'affirmer qu'il en coûterait plus cher à l'Américain moyen, compte tenu de la pondération qu'il donne aux différents médicaments dans ses achats, s'il avait à payer le prix canadien. Quarante-six pour cent des ordonnances émises aux États-Unis portent sur des médicaments génériques.  
 
         Pourquoi les prix des médicaments brevetés sont-ils supérieurs aux États-Unis? Le Conseil d'examen du prix des médicaments brevetés, qui impose son monopole d'achat et le contrôle des prix des médicaments brevetés au Canada, aime s'arroger le mérite de cette disparité. Il n'est que la mouche du coche. Le fait est que l'évolution du prix des médicaments ne diffère pas de l'évolution d'un grand nombre d'autres produits qui reposent sur la propriété intellectuelle et qui se vendent régulièrement moins cher au Canada. À titre d'illustration, le logiciel de comptabilité Quicken de Intuit se vendait récemment 34,95 $ aux États-Unis plutôt que 20,00 $ au Canada. Même les voitures se vendent moins cher au Canada qu'aux États-Unis.  
 
         Il faut souligner la caractéristique distinctive des industries en cause, celle des logiciels, des écrits originaux, des médicaments, des services internet, etc. Tous ces secteurs se distinguent par le phénomène des coûts décroissants. La part du lion des coûts de production prend la forme de frais d'invention, de recherche et de mise au point. En contrepartie, les coûts de manufacture et de distribution sont négligeables. Dans le cas particulier des médicaments, la tâche d'amener un nouveau médicament sur le marché coûte en moyenne 500 millions de dollars – fardeau en partie attribuable aux obstacles que la Food and Drug Administration oppose à la mise au point rapide d'un médicament – tandis que la fabrication du produit, une fois mis au point, coûte souvent quelques sous l'unité à peine.  
 
     « C'est la piètre performance économique du Canada qui est à l'origine de la disparité qui fait scandale dans les milieux bien-pensants, non pas les bons offices du régulateur canadien. »
  
         Dans tous les cas où ce conditionnement s'observe, l'entreprise novatrice dispose d'un moyen pour recouvrer ses frais de recherche: discriminer par le prix entre ses différents marchés, dans la mesure du possible. Comment distinguera-t-il ses différents marchés? Essentiellement par le revenu des acheteurs qui les composent.  
 
         Or en raison des politiques canadiennes de fiscalité et de réglementation qui ont déprimé le dollar canadien à 63 cents US et rabattu le revenu personnel canadien à plus de 25% en dessous du revenu américain, les compagnies pharmaceutiques américaines maximiseront la valeur de leurs ventes en vendant leurs produits moins cher au Canada. Soit dit en passant, les médicaments se vendent aussi moins cher au Mexique et en Europe qu'aux États-Unis. C'est donc la piètre performance économique du Canada qui est à l'origine de la disparité qui fait scandale dans les milieux bien-pensants, non pas les bons offices du régulateur canadien.  
 
         Par la même occasion, les directives du Conseil dissuadent spécifiquement les fabricants de produits brevetés de recourir aux baisses de prix dans leur stratégie de marketing. Ce qui signifie en même temps qu'il devient plus facile pour les fabricants de génériques de gonfler le prix de leurs produits substituts. 
 
Corollaire politique 
 
         Cette évaluation des choses comporte une leçon pour le Canada, et en fait pour tout l'univers non américain. L'aménagement actuel signifie que les consommateurs américains subventionnent leurs contreparties canadiennes. Les nostalgiques du marxisme devraient se réjouir d'un aménagement qui applique la consigne socialiste: à chacun suivant ses besoins, de chacun suivant ses moyens. Les Américains portent les coûts fixes et variables de l'introduction de nouveaux produits sur le marché nord-américain; nous n'assumons que les coûts variables. Si tous les pays imitaient le Canada, c'est la population du monde entier qui en hériterait souffrances prolongées, difficultés supplémentaires de rester productifs et mortalité accrue.  
 
         Dans les conditions présentes, seul le manufacturier américain d'un médicament ou son agent détient le pouvoir d'écouler son produit sur le marché américain. Si le US Health and Human Resources s'avisait d'approuver l'application du Medicine Equity and Drug Safety Act signé par le Président en octobre 2000, l'importation aux États-Unis de médicaments à rabais du Canada deviendrait légalement possible. Il pourrait s'avérer profitable à un grossiste canadien de s'approvisionner de ce médicament au prix canadien, pour le réintroduire immédiatement à profit sur le marché américain.  
 
         Les conséquences de cette décision « politique » pourraient se révéler désastreuses pour le Canada. À deux pour cent du marché mondial des médicaments d'ordonnance, le Canada constitue un marché marginal pour les fabricants américains. On doit prévoir qu'ils choisiront de cesser d'exporter leurs produits au Canada plutôt que de se laisser couper l'herbe sous le pied par leurs propres médicaments réimportés, à moins que le très politique Conseil d'examen du prix des médicaments brevetés laisse le prix canadien monter au niveau du prix américain. On connaîtrait chez nous une inflation immédiate des prix et le ralentissement supplémentaire de l'innovation. Par la même occasion, le Conseil aurait signé son arrêt de mort. 
 
         Les investissements des compagnies pharmaceutiques multinationales (produits brevetés) en recherche et développement au Canada risqueraient aussi de se tarir complètement. Dans la mesure où la nouvelle loi américaine laisse aux fabricants canadiens le loisir d'envahir à rabais le marché américain, on doit prévoir que le manufacturier américain préférera fermer boutique au Canada. 
 
Conclusion 
 
         L'un des corollaires de ce survol est que les différences de prix entre les pays ne sont pas aussi marquées que l'opinion courante le laisse entendre. Un deuxième corollaire veut qu'en conséquence du contrôle des prix et du marchandage qui l'accompagne entre les fabricants américains et le monopsone d'État, c'est souvent le rationnement des médicaments, l'accès différé aux médicaments les plus novateurs, le gonflement du prix des génériques et le ralentissement de la recherche, qui s'ensuivent au Canada et en Europe. De Berlin à Montréal, en passant par Londres, on observe cet aboutissement, en matière de médicaments contre le cancer en particulier. La contribution du Canada à l'effort novateur en matière de médicaments d'ordonnance est négligeable. 
 
 
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