Montréal, 14 septembre 2002  /  No 109  
 
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Edmund Shanahan est un économiste spécialisé en finance basé à Dublin. Cet article a été publié en anglais sous le titre The Austrian Tradition in Economics and Law et a été traduit par André Dorais. Il est reproduit ici avec la permission de l'auteur.
 
ÉCONOMIE
 
LA TRADITION AUTRICHIENNE
EN ÉCONOMIE ET EN DROIT
 
par Edmund Shanahan
  
     « Nous avons progressivement abandonné la liberté économique sans laquelle les libertés personnelle et politique n'ont jamais existé dans le passé. »
 
– F. A. Hayek, La route de la servitude
 
 
          La compréhension économique est aujourd'hui divisée en plusieurs écoles de pensée. Nous avons le keynésianisme, le post-keynésianisme, le monétarisme, les Écoles du choix public et des attentes rationnelles, les théories du jeu et de l'offre, etc. Également partie de ce mélange, mais de plusieurs façons éloignée et au-delà de celui-ci, il y a l'École autrichienne. Elle ne se spécialise pas dans un champ particulier de l'économie, mais présente plutôt une autre façon de regarder et de comprendre l'ensemble de la science économique.
 
          Les Autrichiens (c'est-à-dire ceux qui partagent les idées véhiculées par l'École) mettent l'accent sur les objectifs et les intentions de l'action humaine. Pour eux, les sciences sociales se fondent sur l'individualisme et le subjectivisme méthodologiques. Alors que les autres écoles se basent principalement sur des modèles mathématiques de l'économie tout en suggérant aux gouvernements des façons pour que le monde réel s'y conforme, la théorie autrichienne, de son côté, est plus réaliste et plus pratique. 
  
          Les Autrichiens ne voient pas l'économie en termes d'équilibre statique, mais comme un processus constamment en évolution car basé sur les perceptions, les attentes et les évaluations des agents économiques. Les membres de l'École autrichienne ont dès lors mis beaucoup d'effort sur l'analyse de la connaissance, sur le processus de la raison et de l'évaluation dans la vie économique. Ils voient l'entrepreneurship comme une force vitale du développement économique, la propriété privée comme étant essentielle à l'utilisation efficace des ressources et l'intervention gouvernementale dans le processus du marché comme étant toujours et partout destructive. 
  
          L'École est devenue plus influente ces dernières décennies, particulièrement en Amérique du Nord, à cause notamment de son insistance sur la complexité insondable du phénomène économique et l'impossibilité qui s'en suit de planifier l'économie. Son influence au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne et dans certaines régions de l'Europe de l'Est et des pays latins est considérable. 
  
          Dans le monde académique, cette influence grandissante est due à un trop-plein de modèles mathématiques et économétriques, à une résurgence de la logique verbale comme outil méthodologique et à une quête de stabilité et de pertinence dans la tradition. En termes politiques, l'École autrichienne est de plus en plus séduisante par suite des cycles mystérieux de l'économie, de l'écroulement du socialisme, des coûts et échecs de l'État-providence et de la frustration du public envers les gouvernements. 
  
          Avant d'examiner la pensée et la méthodologie autrichiennes, une remarque d'ordre général peut être mentionnée. Les Européens d'âge moyen ainsi que les plus jeunes ont grandi à une époque où le gouvernement était présent partout. Ils ont appris à croire qu'il était impossible de démontrer de la compassion sans les interventions massives du gouvernement dans plusieurs aspects de leur vie. Bien qu'ils acceptent que les forces du marché aient une certaine utilité dans la promotion de l'efficacité économique, ils croient néanmoins que l'entrepreneurship est lié à l'appétit du gain. Ils pensent donc que le gouvernement doit intervenir pour prévenir l'« échec du marché » et qu'il a le devoir moral de redistribuer les ressources pour assurer la justice sociale. Incidemment, cette façon de voir est véhiculée par les enseignants et leaders d'opinions qui sont eux-mêmes, directement ou non, employés de l'État.  
  
          Toutefois, plusieurs événements récents pourraient remettre en question cette façon de voir. La fin du communisme en Europe de l'Est et dans l'ex-Union soviétique est l'un de ces événements. Ainsi, il est malhonnête de prétendre que l'effondrement de la planification à grande échelle ne veut rien dire pour celle à échelle réduite. La confiance de plusieurs envers les gouvernements a diminué suite à ces événements et à d'autres. Ce qui est remarquable de l'analyse autrichienne est qu'elle a prédit, il y a trois générations, la déconfiture du marxisme. Ses critiques du socialisme dans toutes ses formes sont tout aussi dévastatrices que celles d'un Alexandre Zinoviev ou d'un Igor Shafarevitch. 
  
     « Les Autrichiens sont à l'heure actuelle parmi les économistes les plus créatifs, innovateurs et les moins doctrinaires. Alors que l'École néoclassique continue de tourner en rond, les Autrichiens poursuivent leurs recherches jusqu'aux frontières de la connaissance du social. »
 
          Dès la publication de La route de la servitude, Friedrich A. Hayek était conscient des dangers que posaient pour la démocratie l'absence de limites infranchissables à l'activité législative et la préférence pour des règles pouvant être constamment amendées. 
  
          Raimondo Cubeddu disait que « ce qui mène à la dissolution de la frontière entre la démocratie de la tyrannie est la croyance extrêmement populaire en la capacité de la planification économique de permettre une distribution plus juste et efficace des ressources. Ce qui, à son tour, entraîne le besoin éthique d'une intervention gouvernementale par l'entremise de législation visant à atteindre des buts sociaux qui imposent une contrainte à tous les citoyens. Toutefois, ce type de justice implique en réalité une discrimination entre les individus qui conduit inévitablement à la destruction de la règle du droit, dès lors à un totalitarisme. »  
  
La méthode autrichienne 
  
          Les Autrichiens s'intéressent particulièrement aux problèmes de méthode en économie et soutiennent que les solutions à ceux-ci constituent le principal travail pour la promotion de la liberté. Ils souhaitent redonner à la science économique son statut de science pure, une science qui aurait plus en commun avec une discipline telle que la logique appliquée qu'avec les sciences naturelles empiriques. C'est cette description de l'économie comme science dont les propositions s'appuient sur des justifications logiques rigoureuses qui distingue l'École autrichienne des autres. 
  
          Les autres écoles considèrent l'économie comme une science empirique où l'on développe des hypothèses que l'on confronte à la réalité. La science et le positivisme sont censés aller de pair mais, pour les Autrichiens, ce point de vue est tout simplement erroné. Les praticiens et chercheurs croient que le positivisme amène un prestige à l'économie, car il requiert une longue pratique et des méthodes rigoureuses. Or, la vérité est que l'économie et les sciences sociales sont encore plus difficiles. Le processus de pensée par lequel on aboutit à des conclusions vraies est compliqué. Il requiert un niveau d'abstraction que probablement peu de gens peuvent soutenir. 
  
          Les économistes mathématiciens n'ont besoin que d'une rigueur formelle, soit l'habilité de passer logiquement d'une proposition à une autre. Toutefois, ils n'ont nul besoin d'une rigueur conceptuelle qui est la capacité de comprendre la signification entière des mots qu'ils utilisent. Les Autrichiens tentent de maîtriser ces deux types de rigueur. 
  
          L'on doit également mentionner que les Autrichiens soutiennent depuis longtemps que le subjectivisme comme doctrine et méthode est au centre de leur contribution. La théorie de la valeur subjective enseignée par Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser a été la première leçon que les Autrichiens ont offert à la profession. Le subjectivisme de la valeur s'est vite développé en une approche générale où la compréhension qu'a l'agent économique d'une situation est définie par sa perception de celle-ci. 
  
          L'économie autrichienne aujourd'hui – et on peut dire qu'elle a beaucoup changé au cours des deux dernières décennies – est souvent entendue comme l'économie du temps et de l'ignorance, suivant le titre du livre de Gerald O'Driscoll et Mario Rizzo, publié dans les années 80 (The Economics of Time and Ignorance). La référence au temps et à l'ignorance provient des « forces occultes du temps et de l'ignorance » de John Maynard Keynes. Toutefois, cela ne veut pas dire que l'économie autrichienne s'imprègne de Keynes, ce qui serait pour le moins ironique. L'expression est importante car elle met en lumière les problèmes de base auxquels sont confrontés les individus. Ainsi, lorsqu'on dit que l'économie autrichienne est l'économie du temps et de l'ignorance, on désire souligner qu'elle se penche sur les problèmes posés par le temps et l'ignorance. 
  
          Bien que les individus ne soient pas paralysés par ces problèmes, ils ne les surmontent pas pour autant. Les situations dans lesquelles ils se retrouvent donnent naissance au marché et à ses institutions auxquelles ils poseront de saines limites. Bien que l'être humain soit prisonnier du temps, dans la perspective autrichienne cette prison n'agit pas seulement comme contrainte, mais également comme source d'expérience, donc tout autant comme une limite qu'une source de connaissance. 
  
          Les Autrichiens sont à l'heure actuelle parmi les économistes les plus créatifs, innovateurs et les moins doctrinaires. Alors que l'École néoclassique continue de tourner en rond, les Autrichiens poursuivent leurs recherches jusqu'aux frontières de la connaissance du social. Ils comprennent que l'application du modèle mécanique du 19e siècle a probablement atteint la limite de sa contribution utile. Ils n'ont pas peur de confronter les croyances populaires des économistes en vogue, telle que « l'effet de revenu » selon lequel plus leurs revenus augmentent, moins les individus produisent. Ils savent que le 20e siècle tire à sa fin et que ce ne sont pas tous les développements intellectuels qui ont été bénéfiques. 
  
L'histoire de l'École autrichienne 
  
          L'application des méthodologies individualiste et subjectiviste par les penseurs scolastiques au 15e siècle pour comprendre les prix et les salaires a donné naissance à ce qui deviendra plus tard la tradition autrichienne. On peut parler de la formation de celle-ci en 1871 avec la publication de Principles of Economics de Carl Menger. Ce livre a modifié la compréhension de la valeur, de l'épargne et de la tarification des ressources, renversant ainsi les conceptions classique et marxiste de l'utilité marginale. Menger, qui a vécu de 1840 à 1921, a également produit une théorie de la monnaie comme étant issue du marché et a établi l'économie sur des lois de nature déductives qui peuvent être découvertes par les méthodes des sciences sociales. 
  
          La compréhension de Menger était explicitement aristotélicienne et fortement influencée par les idées de Franz Brentano. Il cherchait les fondements de la réalité économique comme Brentano cherchait les fondements de la réalité psychologique. Les nombreuses conséquences de cette approche ne peuvent être développées dans cet essai. Nous aimerions néanmoins faire un ou deux commentaires à cet égard. 
  
          Pour Menger, la théorie de la valeur était à construire sur des bases subjectives, c'est-à-dire exclusivement à partir d'actes mentaux [perception, évaluation, intention, etc.]. À ses yeux, contrairement à Marx, on rend compte de la valeur exclusivement en termes de satisfaction des besoins et des désirs. La valeur économique en particulier provient de l'évaluation du consommateur. Ainsi, on peut dire que Menger a défendu l'idée que l'économie pouvait être à la fois théorique et subjectiviste. 
  
          Il s'inscrivait en faux contre les idées des « ensembles et organismes sociaux ». Cet individualisme ontologique se mariait très bien à son individualisme méthodologique selon lequel un économiste était encouragé à construire ses théories à partir d'une analyse de l'action humaine. La fusion de ces doctrines ramène le discours à l'action humaine et implique que le chercheur peut éliminer les concepts de groupes tels que nations, classes et entreprises. 
  
          L'économie est individualiste par sa méthodologie lorsque ses lois tirent leur entière validité de l'action physique et mentale de l'individu. Le phénomène économique peut donc être compris comme étant le résultat d'un processus interactionnel de pensées et d'actions individuelles.  
  
          Après Menger, la figure dominante de la pensée autrichienne a été Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914). Il a démontré que les taux d'intérêts, lorsqu'ils ne sont pas manipulés par une banque centrale, sont déterminés d'après les horizons temporels du public. Il a également démontré que les taux de rendement sur l'investissement tendent à égaler le niveau de préférence temporelle.  
  
     « Le plus grand élève de Böhm-Bawerk a été Ludwig von Mises (1881-1973). Pour une minorité substantielle de gens, il est considéré comme le plus brillant économiste du 20e siècle. »
 
          Dans son livre intitulé Positive Theory of Capital, Böhm-Bawerk souligne que le taux normal de profit pour une entreprise est le taux d'intérêt. Les capitalistes épargnent de l'argent, paient les employés et attendent que le produit final soit vendu pour recevoir un profit. Il a également démontré que le capital n'est pas homogène, mais représente plutôt un entrelacement de diverses structures qui ont une dimension temporelle. Une économie en croissance n'est pas qu'une conséquence d'une augmentation du capital investi, mais également d'un processus de production de plus en plus long. 
  
          Suite à une lutte prolongée avec les marxistes, Böhm-Bawerk a réfuté leur théorie de l'exploitation du capital, et cela bien avant que les communistes prennent le pouvoir en Russie. Il favorisait les politiques gouvernementales qui s'accordaient aux réalités toujours présentes des lois économiques. Il voyait l'interventionnisme comme une attaque vaine contre les forces économiques du marché qui ne peut qu'échouer à long terme. 
  
          Le plus grand élève de Böhm-Bawerk a été Ludwig von Mises (1881-1973). Sa contribution à l'École autrichienne s'étend sur six décennies et touche tous les aspects de la science économique. Pour une minorité substantielle de gens, il est considéré comme le plus brillant économiste du 20e siècle. Sa première oeuvre d'importance fut le développement d'une théorie de la monnaie. Dans The Theory of Money and Credit, publié en 1912, Mises élabore les écrits de Menger en démontrant non seulement que l'argent avait ses origines dans le marché, mais qu'il n'y avait pas d'autres façons qu'il puisse être créé. 
  
          Mises soutenait également que l'argent et les banques devraient être libres de l'intervention gouvernementale, car celle-ci ne cause que du tort. Dans ce livre, qui demeure une référence obligatoire aujourd'hui, Mises semait les graines de ce qui s'avérera plus tard sa théorie des cycles économiques. Il expliquait que lorsqu'une banque centrale abaisse artificiellement les taux d'intérêts, cela cause des distorsions dans le secteur des biens en capitaux au sein de la structure de production. Avec l'accumulation de malinvestissements qui s'ensuit, un ralentissement économique s'avère nécessaire pour liquider ces mauvais projets de développement.  
  
          Avec l'aide de Friedrich A. Hayek, son élève, Mises établit à Vienne l'Institut autrichien de recherche sur les cycles économiques. Ils ont tous deux démontré que la banque centrale était la source des cycles économiques. Leurs travaux se sont avérés des plus utiles dans le combat contre les expériences keynésiennes d'ajustement cyclique de l'économie au moyen des politiques fiscales et monétaires. 
  
Contre le keynésianisme 
  
          Les Autrichiens voient le keynésianisme comme un ramassis de théorèmes confus à cause notamment de l'application de concepts mathématiques à une science qui, dans le développement de ses théorèmes, n'est pas mathématique. Personne ne peut douter, ajoutaient-ils, que les économistes sont capables d'ériger des modèles mathématiques impressionnants sur des fondations conceptuelles confuses. 
  
          Se fondant sur une perspective autrichienne, le professeur W.H. Hutt, dans son livre intitulé The Keynesian Episode: A Reassessment, a écrit avec justesse que: 
              Il est devenu évident que le keynésianisme, particulièrement lorsque combiné aux politiques de l'État-providence, détruit les incitations qui poussent les travailleurs à accroître leur productivité; les résultats sociologiques désastreux de l'expérience keynésienne sont reconnus, je crois, par un nombre de plus en plus grand d'individus.
              Keynes a offert une théorie profonde au point d'être indéchiffrable si ce n'est qu'à l'initié. Ainsi, un culte est né… Trop de gens, y compris dans les milieux académiques, considèrent les propos obscurs comme étant profonds.
Et Hutt d'ajouter: 
              Déjà en 1936, et bien que j'en étais renversé, je voyais clairement et prédisais que La théorie générale aurait une influence sans parallèle sur la base de ce que je jugeais être ses lacunes scientifiques. Ses politiques semblaient choisies dans le but unique de séduire, ses fausses représentations des économistes de l'École classique semblaient avoir un pouvoir certain d'attraction étant donné que les propositions de ces derniers ont de tout temps été acceptées de mauvais gré…
          Il est important de rappeler que Keynes n'était pas admirateur du capitalisme. Il serait en effet plus juste de le qualifier de socialiste, comme le fait incidemment Hans-Hermann Hoppe, non pas du type prolétaire-égalitarien comme les bolchéviques, mais du type national-socialiste. Par exemple, dans sa préface à l'édition allemande (La théorie générale est parue en 1936), Keynes écrit: « La théorie de la production globale qui est le but de ce livre peut être plus facilement appliquée aux conditions d'un État totalitaire que la théorie de la production et de la distribution sous les conditions d'un marché libre. » 
  
L'horreur du marxisme 
  
          L'École autrichienne a été de tout temps la bête noire des marxistes. Bien avant qu'aucune autre école en arrive à comprendre les profonds malentendus de l'approche marxiste, les Autrichiens avaient dépensé beaucoup d'énergie à dévoiler les méprises et dangers de celle-ci. Carl Menger a réfuté la théorie de la valeur du travail, son élève Eugen von Böhm-Bawerk a démoli la vision du capital de Marx, F. A. Hayek a démontré l'incompatibilité du socialisme et de la liberté politique et Ludwig von Mises s'en prenait au noyau de la théorie socialiste de l'économie. 
  
          La critique de Mises s'est avérée la plus perspicace. En 1920, dans un essai intitulé Economic Calculation in the Socialist Commonwealth, il soutenait que l'économie socialiste ne peut correctement être qualifiée d'« économie » car le système ne fournit aucun moyen rationnel de distribuer les ressources. En abolissant la propriété privée des biens en capitaux, on se trouve à éliminer les marchés qui produisent les prix dont on se sert pour calculer les profits et pertes. L'absence d'un calcul économique rationnel et de structures institutionnelles qui le soutiennent empêche toute évaluation réaliste de l'utilisation des ressources, des coûts d'opportunités et des options dans l'allocation de celles-ci. « Dès qu'on laisse tomber le libre établissement des prix pour les biens dans les rangs supérieurs de la production [biens servant à la production d'autres biens], écrit Mises, la production économique rationnelle devient tout à fait impossible. » Les planificateurs de l'économie vont se retrouver dans un état perpétuel de confusion et d'ignorance, marchant « à tâtons dans le noir ».  
  
          Par exemple, les tentatives, étalées sur des décennies, d'éliminer les marchés dans l'ex-Union soviétique ont eu pour résultat de détruire l'éthique du travail, d'allouer les ressources d'une façon irrationnelle, de démolir les fondements de l'accumulation du capital et de brouiller le calcul économique. Ces tentatives ont eu également pour conséquence l'utilisation de technologies obsolètes qui faisaient que les entreprises avaient une valeur en capital de zéro ou négative. 
  
Sur l'interventionnisme 
  
          Les Autrichiens sont d'avis que toute intervention gouvernementale dans un marché crée en dernier lieu les mêmes problèmes que ceux causés par le socialisme. La seule différence entre ces deux approches en est une de degré. Dans la mesure où les interventions court-circuitent le libre établissement des prix et la libre direction de la production, les forces du marché – c'est-à-dire les tentatives de la part des entrepreneurs de satisfaire les demandes des consommateurs de manière efficace – sont réduites. 
  
     « Les politiciens devraient faire preuve d'humilité et de prudence lorsqu'ils tentent de prendre des décisions au nom de la population car rarement, voire jamais, possèdent-ils suffisamment de connaissances pour prendre les bonnes. »
 
          De plus, puisque chaque intervention gouvernementale brouille et perturbe la structure compétitive des prix, le gouvernement se voit continuellement confronté au choix suivant: étendre ses contrôles et réglementations afin de compenser les résultats imprévus de ses interventions précédentes ou éliminer celles-ci pour faire place au marché. Ainsi, selon le point de vue autrichien, une économie « mixte », interventionniste, [social-démocrate], est instable et cela de manière inhérente. Ou bien elle requiert une extension des interventions précédentes jusqu'à l'établissement d'une économie complètement planifiée, ou bien l'État interventionniste se désengage jusqu'à ce que l'ordre libre soit rétabli par le marché. 
  
Quelques propositions générales 
  
           Pour ce qui est des problèmes identifiés comme « échecs du marché », selon l'École autrichienne, il revient au gouvernement de démontrer qu'il peut faire mieux que le marché pour les résoudre. Faire ressortir les échecs du gouvernement s'avère en effet plus important que se concentrer sur les échecs du marché. Les Autrichiens sont d'avis que toute la régulation économique a toujours été destructrice de la prospérité parce qu'elle entraîne une mauvaise allocation des ressources et nuit aux petites entreprises et à l'initiative privée. Ils sont contre toutes formes d'interventions dans le marché du travail et soutiennent que là où les employeurs ne peuvent engager et promouvoir un individu ou mettre fin à son emploi selon leurs propres critères de sélection, de mauvaises allocations surviendront dans l'entreprise et plus généralement dans le marché du travail. 
  
          Ils s'opposent à toutes formes de redistribution parce que par définition, cela implique de prendre les biens des propriétaires et des producteurs pour les remettre aux non-propriétaires et aux non-producteurs. Cela a pour effet de réduire la valeur de la propriété qui a été redistribuée. Loin d'augmenter le bien-être général, le distributionnisme au contraire le diminue. En augmentant le caractère incertain de la propriété, les transferts de richesses réduisent les bénéfices de la propriété et de la production et en conséquences les incitatifs qui les accompagnent.  
  
          Enfin, les Autrichiens s'opposent à l'institution de la banque centrale, car selon eux elle ne peut que conduire à des politiques monétaires inflationnistes. 
  
Les vertus de l'École autrichienne 
  
          En résumé, on peut dire de l'École autrichienne qu'elle possède six vertus principales: 
  
          La première est son réalisme. Les Autrichiens analysent le capitalisme de marché tel qu'il est et non tel qu'il pourrait être. À la différence des néoclassiques, ils font une place à des phénomènes réels tels qu'un entrepreneur en chair et en os. Leur point de vue sur la concurrence comme processus dynamique dans lequel des entreprises luttent pour la suprématie commerciale s'accorde parfaitement avec l'expérience quotidienne des gens d'affaires et des travailleurs. Cette façon sans détour de caractériser le capitalisme fait contraste avec le modèle insipide de l'équilibre général tant aimé des économistes populaires. 
  
          La deuxième vertu de l'économie autrichienne est l'accent qu'elle met sur la dispersion de la connaissance. Hayek avait bien souligné cette caractéristique dans de fameux textes écrits à la fin des années trente, début quarante. Il soutenait que la somme des connaissances disponibles dans une économie n'existe jamais sous forme concentrée ou intégrée, mais seulement de façon incomplète, dispersée et souvent contradictoire chez chaque individu. Il s'en suit que personne, y compris les gouvernements, ne peut avoir une vision globale de l'économie et de la vie sociale. 
  
          Les politiciens devraient faire preuve d'humilité et de prudence lorsqu'ils tentent de prendre des décisions au nom de la population car rarement, voire jamais, possèdent-ils suffisamment de connaissances pour prendre les bonnes. Le fait que cette humilité leur fassent si souvent défaut démontre que l'argument de Hayek est encore méconnu. Du moment que cet argument est compris, il n'y a d'autres possibilités que d'adopter la position autrichienne, c'est-à-dire de voir la concurrence comme un processus par lequel la connaissance se découvre et se transmet. La connaissance n'est pas quelque chose que l'on suppose a priori, elle est le résultat du processus compétitif. Cet argument est probablement le meilleur contre toutes les formes d'interventions gouvernementales.  
  
          La troisième vertu de l'économie autrichienne est la théorie de l'entrepreneurship de Mises. Il est après tout curieux que les économistes n'aient rien à dire de la force motrice du capitalisme. Même les communistes chinois en disent davantage sur ce sujet. En effet, l'Université de Shanghai offre désormais un cours en entrepreneurship dans son programme de MBA. Mises disait de l'entrepreneurship qu'il était un aspect fondamental non seulement de l'activité économique, mais de toute action humaine, qu'il définissait comme une tentative de se débarrasser d'un sentiment de mécontentement. Il en est ainsi car toute action humaine survient dans des conditions d'incertitude radicale. Nous devons agir même si nous ne connaissons pas nécessairement les conséquences de nos actes. Nous sommes donc tous, comme le soulignait Mises, des entrepreneurs ou des spéculateurs.  
  
          La quatrième importante vertu de l'École autrichienne est l'étendu de son champ d'activité ainsi que sa richesse philosophique. Les Autrichiens ne sont pas que des techniciens. Hormis l'économie, ils sont généralement bien au fait des disciplines connexes telles que la science politique, le droit, la philosophie et l'histoire. Il est impossible de passer outre cette caractéristique dans les oeuvres de Menger, Mises et Hayek et plus récemment dans les oeuvres de Rothbard, Kirzner, Salin et Hoppe. 
  
          La cinquième vertu est la clarté de leurs propos. Les Autrichiens tiennent des propos non équivoques. 
  
          La sixième et dernière vertu est leur crédibilité historique. Ils ont noté les erreurs du socialisme plus tôt que quiconque, alors que les néokeynésiens en étaient encore à défendre la planification socialiste dans les années 1980, soit plus de soixante ans après la publication de Socialism par Mises. 
  
          En cette année suivant le cinquantième anniversaire de la fondation de la société du Mont Pèlerin, dédiée aux idéaux libertariens, la renommée de l'École autrichienne est de nouveau ascendante. Toutefois, les Autrichiens ne sont jamais complaisants, ils ont à coeur les mots suivants de Mises: 
              Chacun transporte une partie de la société sur ses épaules; personne n'est relevé de sa responsabilité envers les autres. Et personne ne peut trouver une sortie d'urgence pour lui-même si la société tend à se détruire. Alors chacun, dans son propre intérêt, doit s'imposer vigoureusement cette lutte intellectuelle. 
 
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