Montréal, 28 septembre 2002  /  No 110  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
JOHANNESBOURG:
LA GRANDE HYPOCRISIE
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Les ONG furent déçues par le récent Sommet mondial sur le développement durable de Johannesbourg, qui s'est terminé dans l'impasse des résolutions inapplicables et des voeux pieux(1). Mais c'est le lot de toutes ces grands-messes qui prétendent régler tous les problèmes de la planète par règlements autoritaires et décrets. Au-delà du fait que l'on a toujours peu de chances de mettre d'accord une centaine de chefs d'État sur des questions mal définies reposant elles-mêmes sur des hypothèses peu assurées, il se trouve que des problèmes mal posés n'ont aucune chance d'être résolus. 
 
          En matière de développement durable et de pauvreté, la confusion, l'aveuglement idéologique et les bons sentiments l'emportent trop souvent sur la rigueur et le raisonnement. Lorsque l'on parle de la pauvreté dans le monde ou dans les pays riches, on se place toujours finalement dans la même grille de lecture selon laquelle les « riches » seraient riches parce qu'ils exploitent les « pauvres ». Cela semble si évident que cela doit être vrai... et cela fut tellement vrai pendant la plus grande partie de l'histoire de l'humanité (mais, il a longtemps paru évident que la terre était plate!). 
  
          Depuis plus d'un siècle, tous les apports sérieux de la théorie économique et de l'histoire économique démontrent l'absurdité d'une telle proposition. Certes, elle pouvait s'appliquer aux régimes pré-capitalistes dans lesquels les mécanismes de création de richesses étaient étouffés par pure ignorance économique. Car, lorsque le niveau global de richesses est donné, l'enrichissement d'une minorité est basé sur l'appauvrissement du plus grand nombre, la fiscalité servant d'instrument de spoliation. 
  
          Mais le développement du capitalisme repose justement sur un processus de création continue de richesse (tellement décrié par les partisans de la croissance zéro) qui n'est en rien borné par la quantité nécessairement limitée de ressources naturelles, comme le montrent les récents développements de la théorie de la croissance. La dynamique de croissance profite à la collectivité dans son ensemble. Et si les revenus ne progressent pas tous au même rythme, puisque les déterminants des revenus sont nombreux et variables, cela ne signifie pas pour autant que les revenus des plus riches ont été confisqués aux plus pauvres. Les catégories les plus modestes en France vivent mieux qu'un Français moyen dans les années 1950. 
  
          Pourtant, le président Chirac propose de « taxer les riches pour redistribuer aux pauvres ». Dans le même temps, son propre gouvernement se propose d'alléger les prélèvements qui pèsent sur l'économie française, reconnaissant ainsi que des prélèvements excessifs entravent la dynamique de création de richesses. La redistribution n'a jamais amélioré le sort des plus pauvres, la mobilité sociale s'avérant extrêmement faible dans les pays où la redistribution est forte. Tout au plus profite-t-elle à une bureaucratie tentaculaire qui contribue, par son coût et son mode de fonctionnement, à appauvrir toute la société dans son ensemble. 
  
Comment sortir de la pauvreté 
  
          À Johannesburg, ce sont sans doute les représentants des pays du Sud qui ont raison de demander la suppression des aides aux agriculteurs des pays du Nord. Il ne faut pas étendre le système des subventions du Nord au Sud en généralisant des aides qui déresponsabilisent les acteurs économiques et aboutissent au productivisme; il faut supprimer les subventions dans le Nord pour que le commerce soit réellement équitable et contribue au développement du Sud. 
  
          La meilleure façon d'aider le Sud est donc d'arrêter de nous aider nous-mêmes! Les subventions agricoles du Nord sont près de six fois plus élevées que l'aide publique au développement (311 milliards $ contre 55 $ en 2001); elles empêchent leurs produits d'arriver sur les marchés des pays industriels alors qu'elles permettent à l'Union européenne d'inonder leurs marchés de denrées à bas prix, « ruinant » les productions locales des pays du Sud. 
  
          La course aux subventions est non seulement coûteuse pour les pays riches, elle est ruineuse pour les pays pauvres. Le président Chirac, si prompt à venir en aide aux pays en développement dans ses paroles, a soigneusement évité cette question épineuse, qui est sans doute le véritable problème de fond. Elle sera en tous cas l'enjeu des prochaines négociations dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. 
  
     « Les pays européens ont connu, pendant des siècles, des conditions de misère bien plus atroces que bien des pays en développement aujourd'hui parce qu'il n'y avait pas de pays riches pour investir chez eux à ces époques. »
 
          Les pays européens ont connu, pendant des siècles, des conditions de misère bien plus atroces que bien des pays en développement aujourd'hui parce qu'il n'y avait pas de pays riches pour investir chez eux à ces époques. Et ils retomberaient dans la pauvreté en quelques générations s'ils oubliaient d'où vient la prospérité: par l'épargne et l'accumulation du capital, par l'échange et le progrès technique, tous ces phénomènes étant liés entre eux dans une dynamique qui est précisément l'objet principal de la science économique. 
  
          Parce qu'ils sont entrés dans l'ère de l'économie de marché, qui implique certaines institutions politiques respectueuses des libertés fondamentales et des droits de propriété, les mécanismes de la croissance ont pu s'épanouir et l'Occident a bénéficié de la prospérité de manière durable. Aujourd'hui, les pays qui sont parmi les plus pauvres sont justement ceux qui ne respectent pas ces conditions institutionnelles. 
  
          Le souvenir de la colonisation ne facilite pas le dialogue entre le Nord et le Sud, mais il n'est pas du tout sûr que celle-ci ait contribué à l'enrichissement des pays riches. La France n'a pas tiré grand avantage de son passé colonial et l'on pourrait même considérer que l'existence d'un empire colonial français a retardé l'ouverture de l'économie française au monde extérieur et à la réalité du marché mondial. 
  
          Le capitalisme ne génère pas les inégalités entre les pays riches et pauvres. Il y a toujours eu des riches et des pauvres et les inégalités étaient bien plus grandes et plus injustes avant le capitalisme. En fait, on raisonne aujourd'hui comme si la pauvreté n'avait pas toujours existé. 
  
          Mais, ce n'est pas la pauvreté qu'il faut analyser, c'est le phénomène de la richesse qu'il s'agit d'expliquer, « l'origine des causes de la richesse des nations » pour reprendre le titre d'Adam Smith. Car la pauvreté est l'état initial dans lequel on retomberait tous si la dynamique de croissance économique venait à disparaître. Lorsque tous les pays sont à un même niveau de pauvreté et de détresse, comme ce fut le cas pour l'humanité dans son ensemble pendant des siècles, on considère la pauvreté comme un destin, une fatalité qu'il faut supporter. 
  
          C'est seulement lorsque quelques pays se libèrent de cette situation que la situation des autres pays apparaît, par contraste, comme insupportable; et la pauvreté apparaît alors comme une injustice. Il est heureux que certains pays se soient libérés de la misère, révélant ainsi que la pauvreté n'était pas une fatalité; il est souhaitable que ce processus de croissance se généralise à l'ensemble des autres pays. Il se généralise à la condition de ne pas ignorer les lois fondamentales de l'économie. 
  
          Mais, stopper la croissance dans les pays riches risquerait à coup sûr d'en compromettre sa diffusion. On reproche aux firmes multinationales d'exploiter la misère dans les pays du Sud mais l'absence des firmes multinationales dans ces pays ne contribuerait en rien à améliorer leur sort. La croissance s'est diffusée en Europe continentale dans la période de la révolution industrielle en grande partie sous l'effet des investissements directs britanniques, propageant ainsi un processus qui s'était déclenché initialement en Angleterre. 
  
          À cette époque, les Allemands ou les Suédois ne pensaient pas pouvoir rattraper l'Angleterre. Il est, en fait, plus pertinent de comparer les conditions faites à ceux qui travaillent dans les sociétés multinationales dans les pays pauvres aux autres possibilités qu'ils ont dans le même pays. Généralement, dans les pays les moins développés, les multinationales payent leurs salariés deux fois plus que les employeurs locaux pour un poste équivalent. Et ceux qui travaillent pour une société américaine dans les pays les moins développés reçoivent huit fois le salaire moyen du pays en question. 
  
Renoncer au protectionnisme et à l'aide aux dictateurs 
  
          Là où la croissance ne parvient pas à décoller, les inégalités sont encore plus insupportables. Partout où les libertés fondamentales sont bafouées, partout où les droits de propriété sont bafoués, la misère grandit et l'heure du développement est sans cesse retardée. Si les pays riches ont une responsabilité envers les peuples des pays pauvres, elle est en grande partie morale. Elle est de ne pas voir cette réalité en face en soutenant les élites en place dans les pays pauvres, ces élites étant parmi les familles les plus riches du monde. 
  
          Ces dictateurs et autres souverains peu légitimes jouent sur la culpabilité occidentale pour quémander l'aide internationale, laquelle n'a jamais provoqué le moindre développement durable puisqu'elle est systématiquement détournée par des bureaucraties corrompues pendant que les habitants des pays pauvres deviennent des candidats toujours plus nombreux à l'émigration. 
  
          Et pour peu qu'un ancien pays pauvre parvienne à devenir un nouveau pays riche, ceux-là même qui font mine de s'inquiéter de la pauvreté dans le monde sont les premiers à brandir la menace de la concurrence exercée par ces nouveaux « rivaux ». Et la cohorte des syndicats et autres groupes de pression corporatistes vient faire pression sur le gouvernement en place pour mettre en oeuvre des politiques protectionnistes dans les pays riches. 
  
          Que ce soit en Europe, au Japon ou aux États-Unis, les centrales syndicales – et les politiciens peu courageux de leur déplaire – sont bien à l'origine des politiques protectionnistes qui sont largement défavorables aux pays pauvres alors même qu'elles sont extrêmement coûteuses pour les pays riches. La restauration d'une plus grande liberté des échanges est la seule voie possible d'une croissance durable et d'un développement équitable car seuls les pays riches ont les moyens de se protéger par des politiques protectionnistes dont les pays pauvres subissent chaque jour les conséquences(2). 
  
  
1. Les ONG regrettent entre autres l'absence de la « société civile » dans ces rencontres internationales. Mais, dans les pays démocratiques, c'est justement le rôle du personnel politique que de représenter la société. On ne vote pas pour des ONG ou des syndicats alors que ces organisations prétendent représenter la « société civile »>>
2. Ce qui démontre bien que c'est le protectionnisme, et non pas l'échange libre, qui impose la loi du plus fort.  >>
  
  
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