Montréal, 7 décembre 2002  /  No 115  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LE KEYNÉSIANISME EST 
DÉFINITIVEMENT DÉPASSÉ
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Un grand nombre de personnalités publiques françaises, qui se réclamaient hier encore du marxisme, ne manquent pas une occasion de se référer aujourd'hui à Keynes. Le syndicaliste Marc Blondel en appelle par exemple aujourd'hui au déficit public pour relancer la croissance économique quand hier il pronostiquait l'écroulement de l'économie de marché et le triomphe de l'économie planifiée. Remarquons que l'écroulement de l'économie est chose assurée si les gouvernants se mettent à céder à nouveau aux sirènes du keynésianisme car les déficits – de l'État et de la sécurité sociale – en s'accumulant fragilisent irrémédiablement les structures économiques. En poussant aux dérapages des dépenses publiques et sociales, ils conduisent à l'augmentation des prélèvements obligatoires.
 
          Lorsque Nixon était au pouvoir aux États-Unis et qu'il a lancé le fameux « nous sommes tous keynésiens! », la France se distinguait à ce moment par l'adoration que ses intellectuels éclairés vouaient au modèle soviétique présenté comme la seule alternative crédible à l'« enfer capitaliste ». Aujourd'hui, alors que la libéralisation de l'économie constitue le fer de lance de toutes les réformes modernes – y compris en Russie et en Chine –, nos dirigeants s'accrochent au mythe « d'une troisième voie », qui serait incarnée par le retour de la pensée keynésienne. 
  
          Dès 1946, Friedrich Hayek a montré les dangers de cette quête illusoire d'une solution intermédiaire entre marché et planification: « La concurrence peut supporter une certaine dose de réglementation, mais elle ne saurait être alliée au planisme dans la mesure où nous le voudrions sans cesser de guider efficacement la production. Et le planisme n'est pas un remède qui, pris à petites doses, puisse produire des résultats qu'on attendait de son application totale. La concurrence et la direction centralisée deviennent de très mauvais instruments si elles ne sont pas complètes; il faut choisir entre les deux pour résoudre un même problème, et le mélange signifie qu'aucune des deux méthodes ne sera efficace, et que le résultat sera pire que si l'on s'était contenté de l'une ou de l'autre(1). » Mais, à ce moment, ce message très moderne était occulté par la montée en puissance de la pensée keynésienne. 
  
Keynes, une mise au point 
  
          Intéressons-nous au personnage de Keynes. John Maynard Keynes est né le 5 juin 1883 dans une famille de la petite bourgeoisie britannique. Son père, John Neville Keynes, est professeur d'économie à Cambridge et sa mère, Florence Ada, militante du Parti libéral (au sens anglo-saxon), deviendra la première femme maire de Cambridge. Keynes appartient à l'intelligentsia aisée; il fera des études brillantes à Eton puis à Cambridge(2). Il s'inspire beaucoup de l'économiste Antoine de Montchrestien, l'un des rares Français qu'il admire, avec Montesquieu. 
  
          Hostile au marxisme, Keynes condamne le totalitarisme communiste; il se méfie d'ailleurs des travaillistes, qu'il considère trop inféodés aux syndicats. D'ailleurs, le parti travailliste, qui représente la gauche anglaise, prendra rapidement ses distances avec Keynes. Dès 1976, James Callaghan – le premier ministre britannique – déclare au congrès du Parti travailliste que les politiques keynésiennes ne conduisaient qu'à l'accélération de l'inflation; il avait alors amorcé un processus de dérégulation économique qui lui fit perdre le soutien des syndicats mais que Margaret Thatcher s'est efforcée de poursuivre.  
  
          Dans ses premiers écrits, Keynes dénonce le protectionnisme; mais, dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie publiée en 1936, il raisonne dans le cadre d'une économie fermée et fait le constat que l'efficacité d'une intervention publique baisse au fur et à mesure que l'économie s'ouvre. Cependant, les exportations sont un élément indispensable et indissociable de la demande effective, concept majeur du raisonnement keynésien. Keynes est donc hostile au principe des droits de douane; pour améliorer la compétitivité de l'économie, il propose de dévaluer la monnaie. On connaît aujourd'hui les conséquences inflationnistes d'une telle pratique, devenue impossible avec une banque centrale indépendante ou insensée dans le cadre d'un système de changes flottants. 
  
          Le nom de Keynes est par ailleurs associé aux nationalisations des travaillistes anglais en 1945. Pourtant, Keynes a toujours manifesté une grande méfiance vis-à-vis de l'État et de son fonctionnement qu'il a connu de l'intérieur en tant que fonctionnaire aux Affaires coloniales, puis au Trésor. Dans ses écrits, il s'est montré vivement hostile aux nationalisations. Selon lui, la politique économique doit consister à maintenir des taux d'intérêt les plus bas possibles et à « créer de la demande par des investissements publics ». 
  
     « En surtaxant les agents qui épargnent, on fragilise les fondements de la croissance économique ce qui pénalise tout le monde, et notamment les plus pauvres. Il y a moins d'inégalités certes, mais tout le monde est pauvre! »
 
          Keynes développe par ailleurs une vision bien particulière de l'épargne: l'épargne est nocive parce qu'elle serait un frein à l'action de relance de l'activité. Mais, son combat contre l'épargne s'inscrit dans une approche économique de court terme. Keynes reconnaît pourtant toute l'importance de l'investissement pour la croissance à long terme et en tant que composante de la demande effective à court terme. Or, il ne saurait y avoir d'investissement sans épargne. 
  
          Au sujet du salaire, Keynes s'oppose à l'approche de l'école économique dominante de son temps. En acceptant une baisse de son salaire, un travailleur peut trouver un emploi mais, sur un plan global, Keynes considère que la baisse des salaires réduit les débouchés et crée du chômage. On voit là toute l'ambiguïté de la macro-économie statique qui, par généralisation ou sommation, veut étendre à l'économie toute entière une observation locale. On ne comprend pas pourquoi il devrait y avoir une fatalité à la baisse des salaires sur le plan global alors que c'est tout le contraire qui se produit dans une économie en croissance, le salaire étant en rapport avec la productivité du travail et les compétences réelles – et différenciées – des individus. 
  
          Keynes estime, dans le même temps, qu'une des causes du sous-emploi réside dans un niveau général des salaires trop élevé; l'inflation offre donc à ses yeux l'avantage de baisser le niveau des salaires réels de façon indolore. C'est justement sur ce point que vont se battre les monétaristes (Milton Friedman) qui considèrent qu'on ne peut pas tromper indéfiniment les agents économiques, sauf à accélérer sans cesse l'inflation, ce qui ne peut constituer une politique viable et sérieuse à long terme car l'accélération de l'inflation finit par ruiner toute l'économie (et cela peut aller très vite lorsque le processus s'emballe). Et ce n'est certainement pas la mission de notre nouvelle banque centrale européenne même si certains feignent de s'étonner de la « rigueur » du Pacte de stabilité. 
   
Keynes et les inégalités 
  
          Par ailleurs, et c'est certainement le point le plus cher à la gauche française, Keynes a toujours milité pour la réduction des inégalités, notamment grâce aux impôts sur le revenu et sur l'héritage: en transférant des revenus des riches vers les pauvres, on les transfère de la classe sociale qui épargne vers celle qui consomme. Puisque dans la logique keynésienne, l'épargne est considérée comme une fuite, ce processus de redistribution trouve à la fois une justification économique et une caution morale. Pourtant, il repose sur un raisonnement fallacieux et suppose que l'inégalité des revenus est forcément injuste et qu'il conviendrait donc de modifier la distribution initiale des richesses par une redistribution organisée par l'État. 
  
          Mais, à terme, en surtaxant les agents qui épargnent, on fragilise les fondements de la croissance économique, ce qui pénalise tout le monde et notamment les plus pauvres. Il y a moins d'inégalités certes, mais tout le monde est pauvre! De plus, l'inégalité des salaires est le reflet des situations contrastées sur les différents marchés du travail. Que ce soit l'évolution de l'offre de compétence ou la demande exprimée par les entreprises, que ce soit la productivité du travail, tous ces éléments qui concourent à la formation endogène des salaires n'ont aucune raison d'évoluer de la même manière dans les différents marchés du travail (service, industrie, agriculture, travail qualifié ou pas, manuel ou intellectuel..., etc.). 
  
          Ainsi, la modification ex post des niveaux de salaire, qui ont une détermination fondamentalement micro-économique, pour des raisons de redistribution dans une vision globale et statique, déstabilise les décisions des acteurs qui interviennent sur le marché du travail. Ce processus se traduit, notamment dans les pays où la redistribution est forte et la part du revenu indirect importante dans le revenu total des ménages, par la concomitance d'un important chômage structurel et d'une fort taux d'activité dans l'économie parallèle. 
  
          Il se dégage de ces débats que les économistes s'interrogeaient à cette époque sur les effets sur l'économie de l'évolution de grandeurs globales – appelées agrégats – que sont le déficit public, le taux d'intérêt ou la demande nationale. Mais, après près de 50 années de recherches avancées sur les comportements stratégiques et la rationalité des agents, les économistes savent aujourd'hui que la croissance et l'activité économiques ne résultent pas de manipulations de la politique économique consistant à faire varier artificiellement ces agrégats mais bien plus fondamentalement du contexte institutionnel – en particulier de la réglementation, de la fiscalité et du système des droits de propriété – qui induit des comportements plus ou moins favorables à la prise de risque et à l'innovation. 
  
          À la veille de la mort de Keynes, Joseph Schumpeter, un autre grand économiste du XXe siècle, disait déjà que la Théorie générale de Keynes était un livre fondamental bien que déjà dépassé. En se convertissant au keynésianisme, nos grands syndicalistes et la plupart de nos gouvernants sont en retard d'une révolution intellectuelle. L'approche keynésienne, parce qu'elle repose sur une vision mécanique qui établit des relations entre des grandeurs globales sans tenir compte des choix des individus qui sont à l'origine de ces grandeurs, est définitivement dépassée. Et pourtant, la Banque Centrale Européenne annonce qu'elle va baisser ses taux d'intérêt – après d'importantes pressions de la part des gouvernants et des médias – dans le but de relancer une économie qui fait du surplace en Europe. Or, la faiblesse de la croissance européenne est bien plus le résultat de notre incapacité structurelle à générer des gains de productivité qu'à une insuffisance de crédit. Malgré le verdict de l'histoire et de la science, la vulgate keynésienne continue d'empoisonner les esprits. 
  
  
1. Hayek F., 1946, La Route de la Servitude, édition Quadrige 1996, PUF, Paris, p. 37.  >>
2. Keynes a toujours attaché un grand prix à l'esthétique. Il a appartenu au cercle de Bloomsbury, club d'artistes dont le membre le plus célèbre était son amie Virginia Woolf. Une passion constante pour la danse l'a conduit à épouser à 42 ans une danseuse de ballet. Russe d'origine, Lydia Lopokova trouvera dans le mariage le moyen de fuir le communisme. Si bien que Keynes doit tout de même quelque chose à Marx...  >>
  
 
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