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Montréal, 1er mars 2003 / No 120 |
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par
Christian Michel
Dans les dernières pages du livre qui l'a rendu célèbre, Tristes Tropiques, l'anthropologue Claude Lévi-Strauss nous livre cette vision de l'homme musulman:
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Ces lignes datent de 1955. Rien dans les images que nous envoient l'Islam au présent n'infirme leur pertinence. Si l'Islam est ainsi placé sous le signe de Mars, qu'en est-il du capitalisme? Modestement, je vais me citer moi-même à la suite de Lévi-Strauss:
En menaçant l’Irak de guerre, nous nions ces valeurs mêmes qui fondent notre avance dans le processus d’évolution. Nous renonçons à ce pouvoir de séduction que le musulman redoute et nous envie. Aux moments de crise, il est deux façons de réagir. Les plus aptes, au sens darwinien du terme, trouvent les ressources pour se dépasser. Les autres régressent. Tout bardés de technologies qu’ils soient, nos militaristes nous entraînent au niveau d’évolution plus primitif que nous méprisons chez nos adversaires mêmes. Il y a 12 ans, Saddam envahissait le Koweït. Il trouvait aussitôt en face de lui une coalition quasi universelle (seul Arafat, dont l’ineptie politique n’est jamais démentie, prit le parti du méchant). Les Français ont envoyé des troupes, les allemands et les russes ont offert leur logistique. Car les faits étaient clairs, intolérables. Il y a 18 mois, les américains ratissaient l’Afghanistan. Ils avaient assez bien établi le lien entre les attentats du 11 septembre et Al-Qaeda; les chefs d’Al-Qaeda se cachaient en Afghanistan; le gouvernement de ce pays refusait de les livrer à la justice. L’opinion mondiale était indignée. Les Français, les Allemands, les Russes, participèrent à l’opération. Car les faits, là aussi, étaient clairs, incontournables. Mais toute autrement expliquée est la menace actuelle sur l’Irak. La succession des arguments avancés par les services de propagande américains montre assez la faiblesse de chacun d’eux. L’Irak n’obéit pas aux résolutions de l’ONU: peut-être, mais d’autres pays aussi, et l’on indique cyniquement qu’ils ne seront pas châtiés. L’Irak détient des armes de destruction massive: peut-être, mais les inspecteurs onusiens ne les ont pas (encore) trouvées et les pays voisins les plus vulnérables ne s’en émeuvent guère.
L’Irak fait partie d’un axe du terrorisme: La preuve, brandie par Colin Powell sans rire, est qu’un terroriste notoire s’est fait soigner en Irak. Saddam est le tyran de son peuple: Voilà qui est indubitable, il y a 30 ans que ça dure; mais pour toute compassion aux malheurs de ce peuple, l’ONU y a ajouté celui d’un blocus. Finalement, aux plus rationnels d’entre nous qu’aucun de ces arguments n’ébranle, les faucons déclarent que les preuves accablant l’Irak ne peuvent être rendues publiques pour ne pas compromettre les informateurs. Soit. Mais ces faits monstrueux ne peuvent-ils être chuchotés aux oreilles de Chirac, Schröder, Poutine, Jian Zemin, pour changer leur opinion? Pourquoi croirais-je Bush plutôt que le président de mon pays? Les experts débattent des conséquences politiques et géostratégiques de cette guerre annoncée. Il est un argument au moins que nous pouvons évaluer sans eux, celui de la morale. La puissance des medias américains a constitué l’opinion publique planétaire en jury de ce procès. Et ce jury n’est pas convaincu. Qui le serait alors que le procureur, le magistrat instructeur, le policier, sont la même personne, qui s’érige aussi en juge? Or un acte de justice ne doit pas seulement être juste, il doit encore être perçu comme tel. Sinon il ne sert qu’à créer des martyrs et discréditer le justicier. Les millions de marcheurs dans les rues de Londres, Rome, Paris, et même New York, ne croient pas que justice sera rendue par un écrasement de l’Irak. Foucade de barbus bedonnants en anorak, bouffée d’humeur de mégères à la fesse triste, ricanent les va-t-en-guerre, rogne de gauchistes puant la naphtaline. Mais n’est-ce pas le Pape qui condamne aussi cette menace d’agression, lui qui n’est guère trotskyste? Le piège du terrorisme s’est refermé sur Bush. Ayant promis à hauts cris la vengeance de l’Amérique au soir du 11 septembre, il s’est condamné à réussir. L’Empire contre les pousseurs de chameaux, l’issue ne devait faire aucun doute. Mais comme l’éléphant qui ne peut venir à bout d’une souris, les forces impériales restent impunément narguées depuis un an et demi par Ben Laden, le Mollah Omar et tout ce qu’Al Qaeda compte de gradés. La bonne réponse au 11 septembre, je l’ai écrit dès le 12, eut été de laisser Interpol chercher les coupables (dût-elle mettre 20 ans à les capturer, quelle importance?). Les grands guerriers de l’Islam étaient ravalés au rang de droit commun. Collaborer à leur arrestation n’était pas pour les gouvernements du Moyen Orient, qui les craignent comme la peste, se faire les suppôts de Washington. Tant que le terroriste opère dans une population La culpabilité de Saddam n’est donc pas la question. Qu’il ait des armes, opprime son peuple, défie l’ONU, qui s’en souciait le 10 septembre 2001 ? Seul compte pour Bush de ne pas perdre la face. Saddam doit faire oublier Ben Laden. Et si ce n’était l’Irak dans ce rôle de substitut, on en désignerait un autre ; la Syrie ou le Soudan feraient de bons coupables. Saddam terrorise. Aidons son peuple à le renverser. Soutenons partout les mouvements de libération, en sachant que tant que les consciences ne sont pas prêtes, en Afrique, en Afghanistan, dans les pays islamiques, aucun régime libéral ne se maintiendra. La force brute, même au service de la libération, n’est pas une solution. Homère nous rappelle comment Mars, le dieu guerrier et fanfaron, est constamment battu par Minerve la stratège et Vénus l’amante. La séduction du marché, du confort, de la douceur de vivre, de la légèreté des mœurs, des délices de Capoue, a toujours désarmé les guerriers. Le capitalisme corrompt, détruit, déstabilise, c’est sa vertu. Et c’est pourquoi il est créateur. Bassement matérialiste, il ignore les idéologies. Âpre au gain, il rogne les budgets militaires. Le baiser voluptueux et empoisonné de la société de consommation a transformé les crapauds soviétique et maoïste. Le peuple irakien cependant a été soigneusement préservé de cette influence libératrice du capitalisme. Par l’ONU et le monde occidental. Ils ont répondu à la place de Saddam à l’embarrassante question que posent les peuples à leurs tyrans: Il faut au tyran un prédateur qui excuse leur gabegie et resserre le troupeau autour d’eux. Le 10 septembre 2001, la moitié des américains souriait narquoisement en prononçant le nom de Bush. 24 heures après, ils étaient ses fans. Beaucoup le sont encore. Comme les allemands sous les bombardements, les cubains face à l’embargo, les américains soutiennent leur chef, le plus crétin soit-il, face à l' Les chiens féroces de la région, les ayatollahs, les Qaddafis, s’assagissent (et ils seraient déjà à la niche si on ne refusait pas de les flatter un peu). Leurs peuples aspirent à plus d’abondance et de féminité. Le capitalisme sur eux a commencé d’agir. Pourquoi croire que les irakiens sont d’une autre fibre humaine? Mais en se détournant du capitalisme et de sa séduction, le très chrétien fondamentaliste Bush entre dans le jeu des fondamentalistes musulmans. Le type même du jeu dont nul jamais n’est sorti gagnant.
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