Montréal, 15 mars 2003  /  No 121  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
 
IRAK-USA, PALESTINE-ISRAËL
OU LA POLITIQUE CONTRE LA LIBERTÉ
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          La guerre qui se profile en Irak provoque, dans le camp des libéraux et libertariens, des remous idéologiques qui sont révélateurs d'une différence de conception politique de la liberté. Entre les partisans d'un évolutionnisme institutionnel, soucieux de la voir émerger d'un processus « darwinien » de sélection d'institutions et de règles, d'une part, et les évangélistes des droits de l'homme, animés des meilleures intentions mais clairement « constructivistes », d'autre part, la ligne de fracture est plus épaisse que ne le soulignent les combats communs contre le pouvoir politique, l'économie administrée, etc.
 
          La guerre USA-Irak oppose donc une puissance étatique belliqueuse – par définition honnie par les libertariens – à un petit pays gouverné par un dictateur de la pire facture, dont tous les principes libéraux font, à l'évidence, un criminel. Policier des droits de l'homme pour les uns, puissance impérialiste pour les autres, les États-Unis sont en outre, en France et en Europe, la cible d'une haine tenace qui confond tout et son contraire, pour constituer le plus petit dénominateur idéologique commun aux censeurs de la liberté individuelle.  
  
          L'anti-américanisme viscéral qui a largement cours dans certains milieux intellectuels constituant une réalité sociologique indéniable, les bellicistes ont beau jeu de l'invoquer à tout bout de champ, dès lors que surgit un argument hostile à la guerre que prépare le gouvernement américain. Cette mise en demeure systématique de se positionner pour ou contre les États-Unis témoigne d'un grand désarroi intellectuel, tant il est évident que l'administration Bush met le monde devant le fait accompli d'une invasion militaire qui ne se laisse plus dissuader par rien. Ce n'est même plus un ultimatum, c'est une promesse. Que doit-on en penser? La question de la guerre ne peut pas être abordée sans un petit détour par ce qu'implique la foi en la liberté. 
  
Comment préserver la liberté sans l'hypothéquer? 
  
          La question du « comment aboutir à la liberté et la préserver? » est certainement la grande affaire d'une doctrine libérale, par ailleurs convaincue (avec force arguments) de la supériorité morale et fonctionnelle de la liberté individuelle sur toute forme de coercition. Si l'aspiration libertarienne à la fin des États coercitifs constitue une finalité à laquelle devraient aspirer les libéraux de tous bords, il n'est pas interdit de questionner les conditions de réalisation de cette utopie sociale, particulièrement ambitieuse. Il ne fait guère de doute que le respect de la liberté et de la responsabilité individuelles émerge et se consolide au fil d'un long processus d'évolution, dont l'épanouissement individuel procède et qu'il fait naître, dans une sorte de cercle vertueux de la liberté. Montesquieu a bien dit qu'une société était faite de ses mœurs avant de l'être de ses lois (entendues au sens formel, législatif) et c'est pourquoi, entre autres arguments destinés à légitimer une guerre en Irak, celui d'une implantation de la « démocratie » dans ce pays, est absurde. J'y reviendrai.  
  
          Toutefois, dans la théorie évolutionniste de la liberté, un point demeure obscur: il semble bien, au vu de l'histoire des hommes, que de l'ordre spontané, jaillit aussi le pouvoir politique et que les sociétés faites de politique et de liberté sont viables (au sens de durables). Hayek a magistralement exposé le changement de nature des règles (substitution du droit public au droit privé) orchestré par les assemblées législatives; la théorisation du caractère endogène de cette évolution est moins claire... 
  
          Il a certainement existé des sociétés libres, dans l'histoire des hommes; en est-elle une ayant résisté aux conquêtes des tyrans ou à l'expansion de l'État (c'est une question posée aux historiens, pas une certitude déguisée en questionnement)? On peut supposer que la liberté civilisée n'a pas résolu le problème que constitue la pérennité de son ordre spontané, en face de la barbarie militaire et de la dictature impérialiste. C'est pourquoi nos tyrannies démocratiques sont, jusqu'à nouvel ordre, ce qu'il y a de plus protecteur de notre petit stock de libertés. Ce n'est nullement une raison pour s'en satisfaire, ne pas trouver insupportables les contraintes auxquelles des assemblées élues soumettent les individus; et comment ne pas relever la dégénérescence collectiviste de nos sociétés occidentales, qu'un auteur comme Joseph Schumpeter avait d'ailleurs théorisée? Il s'agit simplement de noter que l'évolution vers la liberté se fait dans un cadre d'institutions dont, historiquement, l'État démocratique constitue un point de passage, sinon obligé (comment savoir?), du moins appréciable, lorsqu'on le compare aux menaces potentiellement apocalyptiques dont les fanatismes idéologiques et les dictatures de tous bords ont accouché. 
  
          De mon point de vue, tant que ces menaces radicales seront perceptibles et compte tenu de la nature des armes potentiellement utilisables par les barbares et les tyrans, l'évolution des sociétés humaines vers la liberté individuelle intégrale, au gré d'un dégonflement progressif des bulles étatiques, ne pourra pas faire l'économie d'un service de sécurité internationale « de recours ultime » (impliquant un armement dissuasif adéquat, des forces d'intervention discrète et rapide ainsi qu'une activité de renseignement). Il semble raisonnable de coordonner ce service à une très grande échelle, peut-être dans le cadre d'un État minimal, peut-être dans le cadre d'une autre structure de gouvernance; quoi qu'il en soit, cette fonction de défense me semble indissociable de la formation, sur une base contractuelle, d'une communauté libre d'individus se substituant à l'État coercitif. En tant qu'individu, je suis donc demandeur de légion étrangère ou de « marines », du moins jusqu'à nouvel ordre (et je suis donc prêt à payer un prix pour ce service – qui est en tout point assimilable à une assurance contre le risque d'apocalypse – en espérant que d'autres individus partageront la même analyse que moi).  
  
          Toutefois, ce besoin de sécurité collective constitue la source d'un danger pour la liberté, si sa coordination doit, comme c'est probable, être dévolue à un État, même minimal. En effet, si les thèses évolutionnistes me semblent devoir prendre plus explicitement en compte le caractère endogène de la puissance politique (cette dernière émerge des sociétés humaines et non en dehors d'elles), aux fins de s'en prémunir, le « minarchisme » bute quant à lui sur la définition de ce qu'est un État minimal et surtout, sur les moyens de le confiner à un rôle extrêmement réduit. Il suffit d'observer le stock d'impostures rhétoriques légitimant l'extension indéfinie de la puissance publique pour, en la matière et dans la lignée de Schumpeter, ne pas se montrer exagérément optimiste. La question que doit résoudre le libéralisme, quelle que soit son inspiration, est celle de la protection de la liberté en dernier ressort, sans la menace de tyrannie (même « douce ») qui va généralement avec...  
  
          Cela suppose que les hommes libres ne tiennent pas la liberté pour acquise (vigilance difficile à maintenir, si l'on en croit, notamment, Tocqueville) ou, plus exactement, qu'ils n'oublient jamais de la tenir pour menacée par la jalousie et la folie destructrice, sans en prendre prétexte pour l'anéantir sous de fallacieux prétextes préventifs... Se passer d'État au risque de se priver d'une puissance protectrice(1)? Se payer une puissance protectrice au risque de devoir subir les diktats d'un État qui, d'abord basé sur le principe de l'adhésion volontaire, étendrait sa puissance normative jusqu'à refuser aux individus le pouvoir de se soustraire à ses commandements? Tel est, je crois, le dilemme du libéral, dont la résolution passe par les arguments et, bien entendu, sans sacrifier à la violation d'une liberté individuelle tenue pour axiomatique. 
  
          Je suis donc demandeur d'une armée efficace, exclusivement dédiée à une fin de menace. Cette défense ne saurait être exclusivement réactive; une défense efficace est une défense informée, renseignée, qui sait identifier les dangers. Pour autant, aucune défense ne saurait être « préventive » (pourquoi ne pas tirer sur le passant qui s'approche un peu trop près de ma maison?). Faut-il à cet égard rappeler à quel point nombre de lubies dictatoriales sont fondées sur ce concept de prévention? 
  
Pour un retrait des puissances 
  
          La guerre qui se prépare en Irak ne correspond pas à ce concept de défense. Elle est 1) une guerre d'agression (et plus grave: explicitement présentée comme telle par l'attitude invraisemblablement va-t-en guerre du gouvernement américain) dont 2) les visées hégémoniques sont claires, ce qui 3) ne fera qu'attiser les fanatismes religieux et nationalistes lesquels, dans la région, n'attendent que de pouvoir se défouler sur l'exutoire « made in USA » pour légitimer leurs positions et leur existence. La guerre éliminera, certes, un tyran(2). Ses conséquences à moyen terme sont incalculables et potentiellement très dangereuses. 
  
          Je veux insister sur l'aspect « guerre de l'information » qu'un tel conflit revêt inévitablement. Au point d'organisation sociale et de civilisation où nous en sommes, la conquête de la liberté ne peut pas faire l'économie des mots. Pour permettre à la règle de la loi de gouverner les hommes, de façon à rendre aux individus la définition et le règlement de leurs problèmes et de leurs aspirations, il est nécessaire que les États s'effacent, progressivement. Cela se fera-t-il par sécession progressive des individus, selon un processus d'évolution somme toute classique? Cela passera-t-il par le volontarisme de politiciens résolus (ou pressés de travailler à la libération des sociétés, par « leurs » populations), sur un mode beaucoup plus constructiviste(3)? La liberté restera-t-elle à jamais une utopie sans perspective de réalisation? 
  
          Puisqu'il n'est pas possible d'apporter une réponse à ces questions, il faut revenir sur l'importance des mots, dont nul projet politique – la liberté en est un, quoi qu'on en dise – ne peut se dispenser. Or, il y a de quoi être désespéré par les effets désastreux que le bellicisme américain, d'une part, le « traitement » de la question palestinienne par le gouvernement israélien, d'autre part, ont sur l'idée de liberté. Quoi qu'on pense de la politique actuelle de leur gouvernement, les États-Unis ou Israël ont une culture de la liberté qui, en l'état du monde, me semble plus développée qu'ailleurs. Et, en la matière, il y a plus à espérer, je crois, de la démocratie américaine ou israélienne que de l'offre de liberté émanant de la culture d'État irakienne ou palestinienne. Nul « peuple », en revanche, ne possède le monopole de la civilisation et de la liberté. C'est ce constat qui devrait inciter les États-Unis et Israël non seulement à changer de fusil d'épaule mais à le remettre à l'armurerie, sans toutefois oublier de vérifier qu'il ne s'enraye pas... 
  
     « Qu'imaginer de pire qu'un attentat-suicide au coeur de Tel Aviv et comment souhaiter soustraire les auteurs de ces abominations à la plus sévère des justices? Mais comment un individualiste pourrait-il justifier que des enfants palestiniens paient pour de tels crimes, fût-ce indirectement ou involontairement? »
  
          En effet, les prétextes brandis par l'administration Bush en sont bel et bien et il n'est pas la peine de revenir sur la pâleur de ses arguments (en premier lieu, le fait que si l'on doit attaquer préventivement les puissances militaires « agressives », il y a d'autres priorités que l'Irak; et qu'après la guerre en Irak, les États-Unis feront partie de la liste, ce qui est un constat affligeant, pour qui aime ce pays!). Le culte inculte dont jouit la notion artificielle de « démocratie » est pour beaucoup dans l'imposture qui sert de justification à ce « conflit » (écrasement serait le mot juste...): oui, il sera envisageable d'organiser des élections dans l'Irak post Saddam. Et après? Les Américains devraient lire Montesquieu: des élections formelles ne font pas un peuple libre et civilisé. L'histoire montre même que, plus un régime est abominable, plus ce qui lui succède brutalement est à la hauteur de ce qui l'a précédé. La civilisation ne se décrète pas, elle se mûrit patiemment... 
  
          Quant à Israël, on ne voit pas très bien où mène sa politique de terreur militaire. Ni au « containment » de la « cause » palestinienne, ni au développement et à l'épanouissement de la population israélienne, en tout cas. La liberté et la paix amèneraient certainement Juifs et Arabes à se rapprocher, ne serait-ce que parce que les uns comme les autres ont en commun, une vraie culture du commerce. En attendant, les uns comme les autres auront à gérer leurs propres hypothèques politiques. L'agressivité du gouvernement israélien envers les civils palestiniens n'est évidemment pas de nature à favoriser une coexistence pacifique dont on se demande si elle entre, d'une quelconque manière, dans le dessein des parties en présence. Qu'imaginer de pire qu'un attentat-suicide au coeur de Tel Aviv et comment souhaiter soustraire les auteurs de ces abominations à la plus sévère des justices? Mais comment un individualiste pourrait-il justifier que des enfants palestiniens paient pour de tels crimes, fût-ce indirectement ou involontairement (dans le meilleur des cas...)? 
  
          Beaucoup d'individus palestiniens épousent la cause du terrorisme? La population civile ne se distinguerait plus des combattants? Curieuse et caricaturale façon d'envisager les choses, en vérité. Je doute, personnellement, qu'en dépit des images chocs, il n'y ait pas de nombreux Palestiniens pour aspirer à autre chose qu'à la guerre et à l'embrigadement fanatique et qui ne portent pas un regard sévère sur les agissements de leurs propres autorités. Quant à ceux qui s'engagent dans le combat, sans doute faudrait-il revenir à un tantinet de bon sens: il est facile d'enrôler des civils et de les abrutir de propagande lorsqu'en face, l'objet de la propagande en question se donne si agressivement à voir!  
  
          Les bellicismes américain et israélien ne sont pas seulement illégitimes en soi: ils participent à la légitimation de quelque chose de bien pire que le mal qu'ils représentent! Tant que des soldats israéliens tireront sur les civils palestiniens, s'introduiront dans leur maison et les considéreront comme des criminels en puissance, les « politiques » palestiniens en tireront un évident parti informationnel pour légitimer leur position.  
  
          S'il n'y avait l'exutoire israélien, si la Palestine était indépendante et le gouvernement israélien pacifique – sans oublier, comme nous l'avons dit, d'entretenir de la manière la plus diligente possible son appareil de défense et de renseignement – les Palestiniens se retrouveraient seuls face à leurs autorités: or, est-il un chef palestinien qui n'ait trempé dans le terrorisme? Est-il une « philosophie » de gouvernement palestinien qui envisage autre chose, pour son « peuple », que le joug d'une dictature socialiste, la folie d'un nationalisme éternellement guerrier ou les affres d'un islamisme abject? J'en doute. Tellement que je ne crois pas qu'un État palestinien indépendant serait de nature à régler les sources de conflit avec Israël (et que ce pays ne devra jamais cesser de travailler à sa défense...); une autorité palestinienne aura tôt fait d'imputer ses échecs et ses incapacités à un impérialisme israélien de facture quelconque, fût-il fantasmagorique (à partir du moment où le gouvernement israélien aurait choisi la voie du « retrait » et de la paix). Le marxisme-léninisme a théorisé que l'impérialisme constituait le stade ultime du capitalisme. En fait, la rhétorique de l'impérialisme constitue la seule voie de salut idéologique du socialisme et du national-étatisme, lesquels ne sont jamais responsables des maux qu'ils provoquent, toujours entravés dans leur quête de rayonnement, par les vils intérêts de puissance extérieures, quasi occultes... 
  
          Je fais le pari que, le temps passant, de moins en moins de Palestiniens seront dupes. Une fois le prétexte de l'impérialisme israélien éculé, les forces dictatoriales qui brandissent, pour l'instant, la bannière de la cause palestinienne épuiseront leur crédit auprès d'un toujours plus grand nombre d'individus. De là, de ce patient travail d'une liberté embryonnaire et d'une prise de conscience naissante, peuvent s'espérer la paix et la prospérité.  
  
          Il en va de même de la guerre USA-Irak. Les motifs américains sont peut-être empreints d'un idéalisme sincère (débarrasser le monde d'une crapule notoire) tant leur politique semble souvent habitée d'un certain messianisme. Il ne fait pas de doute, toutefois, que leurs visées géopolitiques suivent un plan, qui, comme tous les plans de cette envergure et à moins que George W. Bush ne soit le génie omniscient dont les théories de l'économie planifiée ont toujours rêvé, se heurtera à de cruelles déconvenues. En outre, si l'objectif était simplement de se débarrasser de Saddam Hussein, pourquoi, au lieu de présenter les choses sous l'angle désastreux d'une guerre internationale, les USA ne se sont-ils pas appuyés sur l'ONU pour émettre un mandat d'arrêt international contre lui, en raison des crimes commis au Kurdistan, en 1988 et 1991? On peut discuter de l'opportunité d'une telle option. Elle est toutefois préférable à celle d'une guerre. Viser un boucher que le monde entier considère comme tel est tout de même plus subtil que de faire unilatéralement la guerre à un État souverain!!! 
  
          L'interventionnisme américain ne peut donc être perçu et interprété que comme une manifestation d'impérialisme (même si les motifs économiques souvent invoqués ne tiennent pas la route). En termes historiques, alors que ces dernières années, les USA avaient toujours réussi à parer leurs interventions de la caution onusienne, l'intervention en Irak (quand bien même obtiendrait-elle l'aval du Conseil de sécurité, le mal « informationnel » étant définitivement fait) plonge le monde dans un état de régulation internationale datant de la guerre de 1914-1918. C'est le retour à un ordre gouverné par les puissances militaires prédatrices. À ce propos d'ailleurs, l'histoire propose parfois des paradoxes savoureux: il y a 11 ans (1992), George Bush père avait prononcé un discours, devant le Congrès américain, prophétisant le règne à venir des Nations Unies, après 45 ans de guerre froide. Sans insister sur le sens caché possible d'une telle prophétie (Nations Unies = États-Unis?), il est symbolique de voir que George Bush fils s'apprête à porter un coup plus que sérieux à cette institution, dont les perversions sont réelles mais dont, à tout prendre, les principes valent mieux que ceux de l'unilatéralisme américain. 
  
Libéralisme versus nationalisme 
  
          La surpondération de l'actualité, dans le traitement intellectuel des problèmes de société et de politique internationale, attribue à l'« administration Bush » la responsabilité de tous les maux. Or, le gouvernement Bush ne fait que prolonger une tendance lourde de l'histoire américaine: l'étatisation de sa société, allant de pair avec l'exacerbation de son nationalisme. Le vingtième siècle a transformé les USA en puissance politique, à la faveur du spectaculaire déclin de l'Europe mais aussi, sans doute, parce que l'efficacité économique de ses entreprises et le dynamisme de ses citoyens ont permis à l'État fédéral de se payer une grasse puissance. 
  
          De là naît une fréquente et gigantesque confusion: l'« idéologie française » assimile les USA à l'empire du mal capitaliste, le symbole des dégâts du libéralisme et du « marché ». Prenez un militant du Front national et un autre de Lutte ouvrière: interrogez-les à propos des États-Unis. Il y a peu de chances que vous trouviez une virgule de nuance entre les deux discours incendiaires qui vous seront proposés. Cet anti-américanisme primaire aboutit d'ailleurs à des absurdités risibles: sur une chaîne de télévision, un politicien français de gauche a ainsi pu déclarer que la guerre appartenait à la logique même du capitalisme. Tandis que tous les observateurs sont d'accord pour dire que, s'il existe un mince espoir de voir le gouvernement américain faire machine arrière (avec des conséquences d'ailleurs redoutables, au point d'avancement où nous en sommes), c'est à Wall Street que la paix le devra... 
  
     « Les libertariens me semblent être les seuls à opérer une distinction entre le libéralisme américain et le national-étatisme américain. Cela explique la virulence de leurs critiques mais ne suffit pas à les qualifier de "gauchistes" même si, incidemment et sur l'Irak, en effet, les positions des uns et des autres se rejoignent. »
  
          Cette dernière remarque agit d'ailleurs comme un symbole: le vingtième siècle n'est pas celui du libéralisme américain mais celui du nationalisme américain, celui au cours duquel l'État fédéral n'a cessé de se développer, d'investir le champ de l'économie et de la protection sociale, socialisant à l'intérieur, intervenant à l'extérieur, développant sa bureaucratie et se convertissant (plus que largement) aux obsessions keynésiennes de la politique économique (même les présidents bardés de principes libéraux, tels Ronald Reagan, ont creusé les déficits publics, souvent au bénéfice du lobby militaire, d'ailleurs). 
  
          Les libertariens me semblent être les seuls à opérer une distinction entre le libéralisme américain et le national-étatisme américain. Cela explique la virulence de leurs critiques mais ne suffit pas à les qualifier de « gauchistes » même si, incidemment et sur l'Irak, en effet, les positions des uns et des autres se rejoignent. Je ne connais pas de «gauchistes» qui fassent l'apologie du capitalisme, du marché ou de l'auto-défense... 
  
          Liquider Saddam est un dessein légitime: c'est un criminel et, en tant que tel, il mérite d'être jugé et châtié (comment et par qui, c'est une autre histoire...). En donnant des signes ostensibles de désarmement et en étant attaqué comme chef d'État, plutôt que comme criminel, Saddam Hussein est pourtant en train de gagner sa guerre des apparences et de l'information contre les USA. Stupéfiant paradoxe qui, bientôt, nous le fera apparaître comme un martyr! Paradoxe nourri d'une venimeuse rhétorique du droit des peuples et de la souveraineté nationale mais réalité incontournable, qui donnera du grain à moudre à tous les fanatiques dont le meurtre et l'extermination constituent le projet existentiel. Peut-on imaginer l'effet que les images de civils tués par les bombes américaines auront sur l'« opinion publique » internationale? 
  
          Alors, rêvons un peu et revenons au 11 septembre 2001, puisqu'il est de coutume de faire de cette date, une transition historique. Imaginons G.W. Bush saisi d'une illumination libérale et prêtons lui, en substance, les intentions suivantes. 
  
          Le gouvernement Bush interprète subtilement le 11 septembre comme le résultat d'une rancoeur (voire d'une haine) générale des « pays du sud » contre les USA. Loin d'exhorter à la vengeance, le président en tire la conclusion suivante: le 11 septembre annonce la fin du vingtième siècle américain, la nécessité du retour à l'isolationnisme politique. Il fait un discours dans lequel il déclare que les peuples du monde doivent pouvoir trouver les voies de leur propre développement, sans que les USA interviennent dans leurs affaires politiques. Le président déclare en substance: « nous ne pouvons pas bâtir un monde sur la haine et le meurtre mais devons le bâtir sur la paix, le commerce et l'industrie. Nous achèterons ce que vous voudrez nous vendre, nous vous vendrons ce que vous voudrez nous acheter, nous viendrons vous voir, si vous le désirez, nous vous accueillerons, si vous venez en paix. Mais l'Amérique ne jouera plus aux apprentis sorciers ni aux soldats de plomb. C'est à vous de venir à la liberté, pas à nous de vous imposer notre façon de l'exercer. » 
  
          Le monde, passablement stupéfait, ne comprend d'abord pas très bien ce qu'implique une telle position. Elle annonce pourtant une révolution, orchestrée par un homme politique de rupture (rappelons qu'il s'agit ici de fiction...): dans les mois qui suivent, le gouvernement américain met fin à toutes les aides et subventions gouvernementales, ferme le robinet de son aide au développement ainsi que celui de sa contribution au budget des agences onusiennes. Les entreprises américaines sont invitées à conquérir les marchés et se développer par leurs propres moyens, sans participation aucune de l'administration fédérale à leurs projets d'investissement direct. Dans le même temps et parce qu'il n'est pas souhaitable de laisser des criminels impunis, des « mercenaires » ou « commandos » américains sont dépêchés pour s'occuper du cas des terroristes-assassins. 
  
          De même, les États-Unis comprennent qu'ils ne peuvent pas diriger le jeu des Nations Unies. Ils limitent leur financement à celui de l'Assemblée générale et proposent de limiter l'ONU à ce seul organe, envisagé comme gardien en dernier recours de la paix internationale. Les Nations Unies sont ainsi vues et conçues comme une sorte de mutuelle internationale de la paix, s'autorisant à n'intervenir militairement qu'en cas d'agression caractérisée d'un pays sur un autre ou de massacres de populations civiles par un gouvernement (les décisions étant prises par l'assemblée générale ou par un conseil d'administration sans voix prépondérante). En revanche, les USA se retirent de tous les programmes et institutions de développement onusiens. Ils démissionnent du conseil de sécurité. Le message est clair et ils le martèlent: les USA n'ont tout simplement plus d'activité politique internationale, ils consacreront leurs efforts à leur propre défense, au développement de leur économie, à l'extension des libertés individuelles et à une participation à la « mutuelle onusienne de la paix », de façon à bien signaler qu'ils entendent participer à la répression internationale des terroristes et des dictateurs sanguinaires (cet interventionnisme étant congruent avec les valeurs libérales). 
  
          La grève américaine de l'interventionnisme économique déstabilise un grand nombre de gouvernements, comme l'avait fait l'arrêt brutal des subventions soviétiques. Sinon que les États-Unis ont des produits à acheter, des investissements à faire, des technologies à vendre et que les entreprises des pays du Sud le savent (il existe de tout temps un commerce libre nord-sud). Voici donc que se développe, à côté de sources de violences explosives (dictateurs aux abois, économies de trafics, réseaux terroristes), une économie internationale libre, axant le développement non plus sur le crédit ou la subvention, mais sur l'échange et la production.  
  
          De cet ordre expurgé de l'interventionnisme politique américain, naissent ou se renforcent progressivement des communautés de producteurs autonomes, des cités marchandes, des ordres stables et prospères qui, côtoyant la précarité et la barbarie sur leurs territoires de référence, s'en défendent d'une main (car leur efficacité économique leur permet, seule, d'acquérir des armes, dont l'utilisation demeure parcimonieuse; les individus prospères sont en général moins incités que les autres à se consumer dans la barbarie...) et peut-on l'espérer, diffusent leurs valeurs et leurs pratiques de l'autre. Les ressources d'un développement autonome (il n'en est d'ailleurs pas d'autre...) existent « au sud »; il ne leur manque qu'un cadre de règles stables et inviolables pour s'épanouir durablement. Que deviendront les terroristes lorsque les sirènes du seul développement durable qui vaille, celui de la liberté d'entreprendre, auront détourné les esprits de la voie du fanatisme suicidaire et que la rhétorique de l'impérialisme n'aura pas plus de consistance qu'une baudruche crevée? En arrêtant de leur donner du grain rhétorique à moudre et de subventionner les dictatures, en cessant de servir d'exutoire aux rancoeurs des « peuples du sud » et en confrontant, en conséquence, ces derniers à leurs propres systèmes de gouvernement, les États-Unis feraient oeuvre bien plus utile qu'en s'attaquant de front à l'Irak. Il n'est jamais trop tard pour l'espérer. Ni pour l'écrire. 
  
  
1. Je parle d'une menace militaire de dernier recours opposable à la barbarie supérieurement armée. La privatisation des fonctions de justice et de police intérieure ne pose pas de problème doctrinal majeur, pour un libéral soucieux d'efficacité, de justice et d'institutionnalisation de la liberté. En revanche, je ne pense pas que l'armement civil ni la foi en une rationalité absolue, née de la pratique de la liberté, exemptent l'humanité du risque de destruction.  >>
2. Au mieux, le gouvernement fédéral se laisse sans doute griser par le succès afghan mais la peau de l'ours reste à prendre; les Américains ont connu suffisamment d'enlisements et de couacs, tout au long de l'après deuxième guerre mondiale, pour que, sur le strict plan des opérations militaires, il soit interdit d'émettre un doute. Tout indique toutefois, que la puissance irakienne étant un leurre, l'armée US a toutes les chances d'arriver à ses fins.  >>
3. Car il est « constructiviste », d'une certaine façon, de promouvoir la liberté, dans un cadre d'institutions qui s'accommodent toujours plus de son altération, comme tel est le cas des tyrannies démocratiques.  >>
 
 
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