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Montréal, 15 mars 2003 / No 121 |
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par
Erwan Quéinnec
La guerre qui se profile en Irak provoque, dans le camp des libéraux et libertariens, des remous idéologiques qui sont révélateurs d'une différence de conception politique de la liberté. Entre les partisans d'un évolutionnisme institutionnel, soucieux de la voir émerger d'un processus |
La guerre USA-Irak oppose donc une puissance étatique belliqueuse
– par définition honnie par les libertariens – à un petit
pays gouverné par un dictateur de la pire facture, dont tous les
principes libéraux font, à l'évidence, un criminel.
Policier des droits de l'homme pour les uns, puissance impérialiste
pour les autres, les États-Unis sont en outre, en France et en Europe,
la cible d'une haine tenace qui confond tout et son contraire, pour constituer
le plus petit dénominateur idéologique commun aux censeurs
de la liberté individuelle.
L'anti-américanisme viscéral qui a largement cours dans certains milieux intellectuels constituant une réalité sociologique indéniable, les bellicistes ont beau jeu de l'invoquer à tout bout de champ, dès lors que surgit un argument hostile à la guerre que prépare le gouvernement américain. Cette mise en demeure systématique de se positionner pour ou contre les États-Unis témoigne d'un grand désarroi intellectuel, tant il est évident que l'administration Bush met le monde devant le fait accompli d'une invasion militaire qui ne se laisse plus dissuader par rien. Ce n'est même plus un ultimatum, c'est une promesse. Que doit-on en penser? La question de la guerre ne peut pas être abordée sans un petit détour par ce qu'implique la foi en la liberté. Comment préserver la liberté sans l'hypothéquer? La question du Toutefois, dans la théorie évolutionniste de la liberté, un point demeure obscur: il semble bien, au vu de l'histoire des hommes, que de l'ordre spontané, jaillit aussi le pouvoir politique et que les sociétés faites de politique et de liberté sont viables (au sens de durables). Hayek a magistralement exposé le changement de nature des règles (substitution du droit public au droit privé) orchestré par les assemblées législatives; la théorisation du caractère endogène de cette évolution est moins claire... Il a certainement existé des sociétés libres, dans l'histoire des hommes; en est-elle une ayant résisté aux conquêtes des tyrans ou à l'expansion de l'État (c'est une question posée aux historiens, pas une certitude déguisée en questionnement)? On peut supposer que la liberté civilisée n'a pas résolu le problème que constitue la pérennité de son ordre spontané, en face de la barbarie militaire et de la dictature impérialiste. C'est pourquoi nos tyrannies démocratiques sont, jusqu'à nouvel ordre, ce qu'il y a de plus protecteur de notre petit stock de libertés. Ce n'est nullement une raison pour s'en satisfaire, ne pas trouver insupportables les contraintes auxquelles des assemblées élues soumettent les individus; et comment ne pas relever la dégénérescence collectiviste de nos sociétés occidentales, qu'un auteur comme Joseph Schumpeter avait d'ailleurs théorisée? Il s'agit simplement de noter que l'évolution vers la liberté se fait dans un cadre d'institutions dont, historiquement, l'État démocratique constitue un point de passage, sinon obligé (comment savoir?), du moins appréciable, lorsqu'on le compare aux menaces potentiellement apocalyptiques dont les fanatismes idéologiques et les dictatures de tous bords ont accouché. De mon point de vue, tant que ces menaces radicales seront perceptibles et compte tenu de la nature des armes potentiellement utilisables par les barbares et les tyrans, l'évolution des sociétés humaines vers la liberté individuelle intégrale, au gré d'un dégonflement progressif des bulles étatiques, ne pourra pas faire l'économie d'un service de sécurité internationale Toutefois, ce besoin de sécurité collective constitue la source d'un danger pour la liberté, si sa coordination doit, comme c'est probable, être dévolue à un État, même minimal. En effet, si les thèses évolutionnistes me semblent devoir prendre plus explicitement en compte le caractère endogène de la puissance politique (cette dernière émerge des sociétés humaines et non en dehors d'elles), aux fins de s'en prémunir, le Cela suppose que les hommes libres ne tiennent pas la liberté pour acquise (vigilance difficile à maintenir, si l'on en croit, notamment, Tocqueville) ou, plus exactement, qu'ils n'oublient jamais de la tenir pour menacée par la jalousie et la folie destructrice, sans en prendre prétexte pour l'anéantir sous de fallacieux prétextes préventifs... Se passer d'État au risque de se priver d'une puissance protectrice(1)? Se payer une puissance protectrice au risque de devoir subir les diktats d'un État qui, d'abord basé sur le principe de l'adhésion volontaire, étendrait sa puissance normative jusqu'à refuser aux individus le pouvoir de se soustraire à ses commandements? Tel est, je crois, le dilemme du libéral, dont la résolution passe par les arguments et, bien entendu, sans sacrifier à la violation d'une liberté individuelle tenue pour axiomatique. Je suis donc demandeur d'une armée efficace, exclusivement dédiée à une fin de menace. Cette défense ne saurait être exclusivement réactive; une défense efficace est une défense informée, renseignée, qui sait identifier les dangers. Pour autant, aucune défense ne saurait être Pour un retrait des puissances La guerre qui se prépare en Irak ne correspond pas à ce concept de défense. Elle est 1) une guerre d'agression (et plus grave: explicitement présentée comme telle par l'attitude invraisemblablement va-t-en guerre du gouvernement américain) dont 2) les visées hégémoniques sont claires, ce qui 3) ne fera qu'attiser les fanatismes religieux et nationalistes lesquels, dans la région, n'attendent que de pouvoir se défouler sur l'exutoire Je veux insister sur l'aspect « guerre de l'information » qu'un tel conflit revêt inévitablement. Au point d'organisation sociale et de civilisation où nous en sommes, la conquête de la liberté ne peut pas faire l'économie des mots. Pour permettre à la règle de la loi de gouverner les hommes, de façon à rendre aux individus la définition et le règlement de leurs problèmes et de leurs aspirations, il est nécessaire que les États s'effacent, progressivement. Cela se fera-t-il par sécession progressive des individus, selon un processus d'évolution somme toute classique? Cela passera-t-il par le volontarisme de politiciens résolus (ou pressés de travailler à la libération des sociétés, par Puisqu'il n'est pas possible d'apporter une réponse à ces questions, il faut revenir sur l'importance des mots, dont nul projet politique – la liberté en est un, quoi qu'on en dise – ne peut se dispenser. Or, il y a de quoi être désespéré par les effets désastreux que le bellicisme américain, d'une part, le
En effet, les prétextes brandis par l'administration Bush en sont bel et bien et il n'est pas la peine de revenir sur la pâleur de ses arguments (en premier lieu, le fait que si l'on doit attaquer préventivement les puissances militaires Quant à Israël, on ne voit pas très bien où mène sa politique de terreur militaire. Ni au Beaucoup d'individus palestiniens épousent la cause du terrorisme? La population civile ne se distinguerait plus des combattants? Curieuse et caricaturale façon d'envisager les choses, en vérité. Je doute, personnellement, qu'en dépit des images chocs, il n'y ait pas de nombreux Palestiniens pour aspirer à autre chose qu'à la guerre et à l'embrigadement fanatique et qui ne portent pas un regard sévère sur les agissements de leurs propres autorités. Quant à ceux qui s'engagent dans le combat, sans doute faudrait-il revenir à un tantinet de bon sens: il est facile d'enrôler des civils et de les abrutir de propagande lorsqu'en face, l'objet de la propagande en question se donne si agressivement à voir! Les bellicismes américain et israélien ne sont pas seulement illégitimes en soi: ils participent à la légitimation de quelque chose de bien pire que le mal qu'ils représentent! Tant que des soldats israéliens tireront sur les civils palestiniens, s'introduiront dans leur maison et les considéreront comme des criminels en puissance, les S'il n'y avait l'exutoire israélien, si la Palestine était indépendante et le gouvernement israélien pacifique – sans oublier, comme nous l'avons dit, d'entretenir de la manière la plus diligente possible son appareil de défense et de renseignement – les Palestiniens se retrouveraient seuls face à leurs autorités: or, est-il un chef palestinien qui n'ait trempé dans le terrorisme? Est-il une Je fais le pari que, le temps passant, de moins en moins de Palestiniens seront dupes. Une fois le prétexte de l'impérialisme israélien éculé, les forces dictatoriales qui brandissent, pour l'instant, la bannière de la cause palestinienne épuiseront leur crédit auprès d'un toujours plus grand nombre d'individus. De là, de ce patient travail d'une liberté embryonnaire et d'une prise de conscience naissante, peuvent s'espérer la paix et la prospérité. Il en va de même de la guerre USA-Irak. Les motifs américains sont peut-être empreints d'un idéalisme sincère (débarrasser le monde d'une crapule notoire) tant leur politique semble souvent habitée d'un certain messianisme. Il ne fait pas de doute, toutefois, que leurs visées géopolitiques suivent un plan, qui, comme tous les plans de cette envergure et à moins que George W. Bush ne soit le génie omniscient dont les théories de l'économie planifiée ont toujours rêvé, se heurtera à de cruelles déconvenues. En outre, si l'objectif était simplement de se débarrasser de Saddam Hussein, pourquoi, au lieu de présenter les choses sous l'angle désastreux d'une guerre internationale, les USA ne se sont-ils pas appuyés sur l'ONU pour émettre un mandat d'arrêt international contre lui, en raison des crimes commis au Kurdistan, en 1988 et 1991? On peut discuter de l'opportunité d'une telle option. Elle est toutefois préférable à celle d'une guerre. Viser un boucher que le monde entier considère comme tel est tout de même plus subtil que de faire unilatéralement la guerre à un État souverain!!! L'interventionnisme américain ne peut donc être perçu et interprété que comme une manifestation d'impérialisme (même si les motifs économiques souvent invoqués ne tiennent pas la route). En termes historiques, alors que ces dernières années, les USA avaient toujours réussi à parer leurs interventions de la caution onusienne, l'intervention en Irak (quand bien même obtiendrait-elle l'aval du Conseil de sécurité, le mal Libéralisme versus nationalisme La surpondération de l'actualité, dans le traitement intellectuel des problèmes de société et de politique internationale, attribue à De là naît une fréquente et gigantesque confusion:
Cette dernière remarque agit d'ailleurs comme un symbole: le vingtième siècle n'est pas celui du libéralisme américain mais celui du nationalisme américain, celui au cours duquel l'État fédéral n'a cessé de se développer, d'investir le champ de l'économie et de la protection sociale, socialisant à l'intérieur, intervenant à l'extérieur, développant sa bureaucratie et se convertissant (plus que largement) aux obsessions keynésiennes de la politique économique (même les présidents bardés de principes libéraux, tels Ronald Reagan, ont creusé les déficits publics, souvent au bénéfice du lobby militaire, d'ailleurs). Les libertariens me semblent être les seuls à opérer une distinction entre le libéralisme américain et le national-étatisme américain. Cela explique la virulence de leurs critiques mais ne suffit pas à les qualifier de Liquider Saddam est un dessein légitime: c'est un criminel et, en tant que tel, il mérite d'être jugé et châtié (comment et par qui, c'est une autre histoire...). En donnant des signes ostensibles de désarmement et en étant attaqué comme chef d'État, plutôt que comme criminel, Saddam Hussein est pourtant en train de gagner sa guerre des apparences et de l'information contre les USA. Stupéfiant paradoxe qui, bientôt, nous le fera apparaître comme un martyr! Paradoxe nourri d'une venimeuse rhétorique du droit des peuples et de la souveraineté nationale mais réalité incontournable, qui donnera du grain à moudre à tous les fanatiques dont le meurtre et l'extermination constituent le projet existentiel. Peut-on imaginer l'effet que les images de civils tués par les bombes américaines auront sur Alors, rêvons un peu et revenons au 11 septembre 2001, puisqu'il est de coutume de faire de cette date, une transition historique. Imaginons G.W. Bush saisi d'une illumination libérale et prêtons lui, en substance, les intentions suivantes. Le gouvernement Bush interprète subtilement le 11 septembre comme le résultat d'une rancoeur (voire d'une haine) générale des Le monde, passablement stupéfait, ne comprend d'abord pas très bien ce qu'implique une telle position. Elle annonce pourtant une révolution, orchestrée par un homme politique de rupture (rappelons qu'il s'agit ici de fiction...): dans les mois qui suivent, le gouvernement américain met fin à toutes les aides et subventions gouvernementales, ferme le robinet de son aide au développement ainsi que celui de sa contribution au budget des agences onusiennes. Les entreprises américaines sont invitées à conquérir les marchés et se développer par leurs propres moyens, sans participation aucune de l'administration fédérale à leurs projets d'investissement direct. Dans le même temps et parce qu'il n'est pas souhaitable de laisser des criminels impunis, des De même, les États-Unis comprennent qu'ils ne peuvent pas diriger le jeu des Nations Unies. Ils limitent leur financement à celui de l'Assemblée générale et proposent de limiter l'ONU à ce seul organe, envisagé comme gardien en dernier recours de la paix internationale. Les Nations Unies sont ainsi vues et conçues comme une sorte de mutuelle internationale de la paix, s'autorisant à n'intervenir militairement qu'en cas d'agression caractérisée d'un pays sur un autre ou de massacres de populations civiles par un gouvernement (les décisions étant prises par l'assemblée générale ou par un conseil d'administration sans voix prépondérante). En revanche, les USA se retirent de tous les programmes et institutions de développement onusiens. Ils démissionnent du conseil de sécurité. Le message est clair et ils le martèlent: les USA n'ont tout simplement plus d'activité politique internationale, ils consacreront leurs efforts à leur propre défense, au développement de leur économie, à l'extension des libertés individuelles et à une participation à la La grève américaine de l'interventionnisme économique déstabilise un grand nombre de gouvernements, comme l'avait fait l'arrêt brutal des subventions soviétiques. Sinon que les États-Unis ont des produits à acheter, des investissements à faire, des technologies à vendre et que les entreprises des pays du Sud le savent (il existe de tout temps un commerce libre nord-sud). Voici donc que se développe, à côté de sources de violences explosives (dictateurs aux abois, économies de trafics, réseaux terroristes), une économie internationale libre, axant le développement non plus sur le crédit ou la subvention, mais sur l'échange et la production. De cet ordre expurgé de l'interventionnisme politique américain, naissent ou se renforcent progressivement des communautés de producteurs autonomes, des cités marchandes, des ordres stables et prospères qui, côtoyant la précarité et la barbarie sur leurs territoires de référence, s'en défendent d'une main (car leur efficacité économique leur permet, seule, d'acquérir des armes, dont l'utilisation demeure parcimonieuse; les individus prospères sont en général moins incités que les autres à se consumer dans la barbarie...) et peut-on l'espérer, diffusent leurs valeurs et leurs pratiques de l'autre. Les ressources d'un développement autonome (il n'en est d'ailleurs pas d'autre...) existent
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