Cet objectif n'a pas été perdu de vue au Moyen-Âge,
mais a surtout connu un forte accélération vers la fin du
XVe siècle (grandes découvertes, naissance et élargissement
du commerce transatlantique). C'est à cette époque, sans
doute, que la mondialisation a peut-être commencé – et non
après la chute de l'empire soviétique en 1989, comme on voudrait
parfois nous le faire croire(1)!
Elle n'a, par la suite, cessé de s'affirmer, du XVIIe siècle
à 1914 notamment et ce, on le sait, au travers d'une accélération
quasi permanente. Après une forte régression entre les deux
guerres mondiales, elle a naturellement repris une vigueur nouvelle, d'une
ampleur jusqu'alors inconnue, à partir de 1945(2)...
Quelques
observations simples
À voir les choses dans la longue période, il n'est pas sans
intérêt de faire quelques observations simples(3).
Considérons pour commencer les années 1870-1913. Les pays
aujourd'hui riches d'Europe(4)
ont vu, en moyenne, leurs exportations multipliées par 3,9 durant
cette période(5).
Pour le groupe des pays à la fois riches et « neufs
» constitué par l'Australie, les États-Unis
et le Canada, le coefficient de multiplication atteint 7,25. Pour six pays
(actuellement peu développés) d'Amérique Latine(6)
il s'établit à 4,2. Enfin pour dix pays d'Asie il peut être
fixé à 3,3(7).
Si l'on se penche par ailleurs sur les années 1950-1998, les constatations
sont les suivantes: pour le premier groupe (Europe) le coefficient de multiplication
est de 19,3; pour le second groupe (pays « neufs »)
il atteint 17,32; pour le troisième (Amérique Latine) il
est de 10,1; et pour le quatrième et dernier ensemble (pays d'Asie)
il se fixe à... 48,7! À ce stade on ne peut donc nier l'accélération
des échanges internationaux et l'on ne peut davantage dire que l'ouverture
des diverses régions du monde au commerce international soit un
phénomène mal partagé.
Une autre manière d'apprécier la vivacité de la dynamique
des échanges internationaux consiste à se pencher sur les
temps de doublement. Pour la longue période 1870-1998 la croissance
du commerce extérieur a été telle qu'il y a eu, dans
l'ensemble du monde, doublement des échanges internationaux de marchandises
et services tous les dix-neuf ans en moyenne, ce qui est considérable.
Ce rythme est par ailleurs très vif pour toutes les régions,
le doublement le plus bref étant le fait des pays neufs (ou d'immigration
européenne) et de l'Asie (16 ans), et le plus long s'appliquant
à l'Afrique (21 ans). En outre, les accroissements les plus rapides
concernent pratiquement partout les années 1950-73 (entièrement
enserrées dans la phase des « trente glorieuses
») pour lesquelles, en moyenne, la multiplication par deux
s'est faite tous les neuf ans seulement. Vient ensuite la sous-période
1990-98 (doublement tous les 11 ans), les années de croissance fortement
ralentie (1973-90) connaissant elles-mêmes un rythme de doublement
théorique de l'ordre de 16 ans, ce qui demeure fort appréciable.
Si l'on compare cette dernière performance à celle de la
période 1870-1913 (multiplication par deux tous les 21 ans) force
est de conclure que la moindre croissance n'a pas empêché
le développement du commerce international de se maintenir à
un rythme soutenu.
Reste la sous-période 1913-1950, marquée par une nette diminution
de la croissance des échanges, passée à moins de 1%
par an, par deux conflits mondiaux et par une chute drastique de l'activité
économique en 1929 elle-même suivie d'une stagnation quasi
totale jusqu'en 1939. En France, par exemple, le niveau de production de
1929 constitua un sommet qui ne fut retrouvé que vers 1953. C'est
le conflit de 1914-18 qui marque le tournant qui conduira par la suite
à une frilosité économique mondiale et généralisera
le protectionnisme. La période du conflit, marquée par une
réduction impressionnante des productions civiles au profit de l'économie
de guerre, par le démarrage d'une inflation se muant vite en hyper-inflation
et par un endettement massif et généralisé des pays
belligérants, débouchera inévitablement, la paix revenue,
sur une déstabilisation du système international des paiements
aboutissant à un abandon de la libre convertibilité en or
au début des années 1930.
Les cartes du jeu économique et politique mondial se redistribuent
en conséquence. Les pays industriels d'Europe occidentale et orientale
sortent exsangues du conflit, à la fois surendettés (ce qui
ampute largement leur niveau de vie) et dotés d'un appareil de production
grandement détruit et vieillissant, ainsi que d'une population qui
se remet très mal des amputations subies pendant la guerre et qui
connaît une accélération inquiétante de son
vieillissement. La rupture, due à la guerre, entre métropoles
et colonies ou anciennes colonies, a conduit ces dernières, notamment
en Asie et en Amérique Latine, à davantage auto-centrer leur
activité économique et parfois à amorcer leur industrialisation.
Il en résulte une modification radicale des courants d'échange,
nombre de vieilles complémentarités s'étant muées
en nouvelles concurrence.
Du côté des Balkans l'ancienne unité, jusque-là
imposée ou contrôlée par l'archaïque empire austro-hongrois,
se transforme en une parcellisation stérile et souvent belliqueuse,
compromettant les complémentarités régionales d'antan.
Pour leur part, les montées du nazisme et du fascisme en Allemagne
et en Italie aboutissent aussi à l'installation de systèmes
économiques très autarciques. Quant à la Russie, elle
fonde l'URSS grâce à une nouvelle forme de colonialisme qui
ne peut avouer son nom et en s'appuyant sur une idéologie nouvelle
la conduisant à une totale fermeture aux relations économiques
extérieures. Seuls les États-Unis tirent fort logiquement
leur épingle du jeu: ils deviennent inévitablement et de
facto la première puissance mondiale, économique notamment,
ce qui aurait pu leur permettre, dès cette époque, de relayer
dans l'ordre politique le vieux leadership britannique. Mais ils n'en reviennent
pas moins, surtout à partir de 1929, à leur tradition isolationniste:
la crise le leur impose peut-être mais leur esprit d'entreprise,
leur dynamisme intérieur, l'importance de leurs ressources naturelles
et la croissance de leur population le leur permettent, en outre, aisément.
On voit alors se dessiner un monde nouveau, que rien n'aurait permis d'envisager
vingt ou vingt-cinq ans plus tôt: le protectionnisme domine, le marché
mondial se cloisonne tout en se rétrécissant dangereusement.
Et l'on ne peut, dès lors, qu'adhérer à l'opinion
de Jean-François Revel quand il écrit, à propos de
cette même période: « Donc, sur toute la
planète, la vie économique se sclérose et se met à
ressembler, en somme, à ce que souhaitent pour l'humanité
les adversaires actuels de la mondialisation. »(8)
Cette sombre période sera d'ailleurs également marquée
par l'émergence de signes annonciateurs de questions qui agiteront
fortement le monde pendant et surtout après le second Conflit mondial.
Au travers d'une propagande aussi mensongère que séductrice
et savamment conduite, bénéficiant du relais prémédité
et du dévouement aveugle des partis communistes occidentaux, l'URSS
commence, dès les années 1920 et 1930, à exercer sur
l'ensemble de la gauche occidentale et sur les élites intellectuelles
une influence qui ne cessera de s'affirmer par la suite. Les premiers signes
de la future décolonisation commencent par ailleurs à se
manifester. Quant à la peur du lendemain, liée à la
stagnation économique et aux menaces de plus en plus pressantes
d'un nouveau conflit mondial, elle conduit, notamment en Europe et au cours
des années 1930, à un déclin démographique
(en termes de fécondité) comme jamais l'Occident n'en avait
connu... Dans le même temps l'Allemagne nazie relance sa natalité
tout en s'armant puissamment tandis que les colonies, bénéficiant
de progrès médicaux et sanitaires massifs et soudains, amorcent
la fameuse explosion démographique qui caractérisera plus
tard l'ensemble du Tiers-Monde. Enfin les attitudes franchement anti-américaines
font leurs premières apparitions en Europe. Ainsi se profile progressivement
un monde radicalement nouveau qui posera tous les problèmes que
l'on sait durant la seconde partie du XX° siècle.
Croissance
économique et commerce
Toutes les informations statistiques actuellement disponibles indiquent
qu'au cours des treize décennies qui constituent la période
1870-1998, la croissance économique et celle du commerce extérieur
ont été indissolublement liées. Au niveau mondial
l'existence d'un étroit parallélisme entre vivacité
de la croissance économique et rapidité de la progression
du commerce extérieur saute aux yeux, et traduit bien l'existence
d'un lien extrêmement serré entre les deux phénomènes.
Les données suivantes l'indiquent clairement:
|
1870-1913
|
1913-50
|
1950-73
|
1973-98
|
1870-1998
|
Produit
Intérieur Brut |
2,11
|
1,85
|
4,91
|
4,46
|
2,71
|
Echanges
Internationaux |
3,40
|
0,90
|
7,88
|
5,07
|
3,78
|
Le rôle positif du développement du commerce extérieur
sur la croissance économique semble donc indiscutable, pour des
raisons(9)
qu'il est aisé de rappeler. Il suffit pour cela de faire appel à
quelques certitudes élémentaires de l'analyse économique
et aussi à quelques vérités historiques flagrantes.
On voit bien que l'élargissement des marchés, c'est-à-dire
l'augmentation sensible du nombre des échangistes qu'ils rassemblent
constitue, pour les entreprises, une raison essentielle d'accroître
leur production. Il en résulte une foule d'avantages,
concernant autant les offreurs que les demandeurs, qui peuvent se résumer
en deux formules: gains considérables de productivité et
diminution des coûts de production pour les premiers, offre plus
importante, plus diversifiée aussi, ainsi que baisse des prix pour
les seconds. Ce mécanisme, au demeurant très simple, a déjà
parfaitement fonctionné lors de la constitution ou de l'unification
politique et économique des grands États européens,
et s'est trouvé rapidement renforcé dans des pays comme la
France et le Royaume-Uni, par exemple, lors de la première révolution
industrielle puis, un peu plus tard, en Allemagne et en Italie après
leurs unifications respectives. La meilleure articulation économique
des activités nationales, l'élargissement des marchés
induisant à son tour une division (géographique, sociale
et technique) du travail plus poussée, l'amélioration, tout
à fait fondamentale, des voies et réseaux de communication
permettant d'intégrer nombre de régions jusque-là
enclavées et plus ou moins autarciques, ont abouti à l'émergence
de véritables productions de masse aux avantages technico-économiques
indiscutables(10).
Dès lors le processus de croissance économique s'installait
dans le long terme et, hormis quelques fluctuations toujours transitoires,
ne se démentait plus(11).
Et l'on ne voit pas pourquoi l'hypothèse d'effets analogues se révélerait
contestable dans le cadre des échanges internationaux, passés
ou actuels. De nombreuses expériences, dans le passé, prouvent
d'ailleurs le contraire exactement: ainsi les petits pays (démographiquement
et/ou géographiquement parlant) aujourd'hui riches se sont tous
très fortement « extravertis » depuis la
révolution industrielle, car c'était là le seul moyen
pour eux d'améliorer leur productivité, les revenus et donc
les niveaux de vie de leurs populations, à défaut de marchés
intérieurs suffisants(12);
a contrario certaines nations, vastes par leur territoire et leur
population et bien dotées en termes de ressources naturelles (les
États-Unis et l'ex-URSS par exemple), ont pu longtemps se satisfaire
d'une moindre ouverture sur l'extérieur: leurs marchés intérieurs
se révélaient suffisants pour qu'ils puissent amorcer leur
développement et ensuite assurer la pérennité de leur
croissance. Les économistes du passé, ceux déjà
de l'École mercantiliste, mais aussi et plus encore les plus grands
de l'École classique(13)
ont immédiatement perçu les avantages de l'échange
international et s'en sont d'ailleurs faits les premiers grands théoriciens...
Un second point, aussi, mérite attention. Depuis quelques décennies,
semble-t-on nous dire, la croissance des échanges internationaux
se serait mue en une « mondialisation » telle
que l'on peut l'observer aujourd'hui (aux yeux des partisans de ce point
de vue), c'est-à-dire en un instrument diabolique d'exploitation
et d'appauvrissement des pays du Tiers-Monde, mis au point et savamment
manipulé par les pays capitalistes développés et riches
via, notamment, leurs multinationales(14).
Parmi ces derniers pays, évidemment, l'hyperpuissance américaine
tiendrait un rôle clé(15).
On croit rêver...
De telles accusations ne correspondent ni à la réalité
historique, ni à l'observation des faits au cours des dernières
décennies. Qui se soucie, par exemple, parmi les militants antimondialisation,
de ce fait évident que le volume des produits manufacturés
exportés par les pays du Tiers-Monde a été multiplié
par cinq au cours des années 1970, au point de compter aujourd'hui
pour plus de 50% dans leurs exportations? Ou encore, qui invoque le fait
que les pays en développement sont, depuis quelques années,
acquéreurs de moins de 20% des exportations des nations riches?
Voilà des aspects, aisément vérifiables, d'une réalité
que l'on se refuse trop souvent de constater. En revanche, face au discours
antimondialisation, une contre-argumentation reposant sur cette même
observation des réalités et des faits peut être aisément
développée.
Dans le domaine des réalités historiques il convient de savoir,
ou de bien vouloir admettre, que l'apparition et le développement
des firmes multinationales est un phénomène déjà
assez ancien. Sans aller jusqu'à rappeler qu'une société
géante comme la Compagnie néerlandaise des Indes orientales,
induite par l'amorce de l'universalisation des échanges, est apparue
dès le XVIIe siècle, on peut faire valoir l'observation,
souvent opérée par d'éminents spécialistes
des relations économiques internationales, que les multinationales
actuelles trouvent indiscutablement leur origine dans les dernières
années du XIXe siècle. « À cette
époque les facilités de communication et de transport rendirent
possible, pour la première fois, l'extension du contrôle managérial
sur une longue distance. Les câbles et les bateaux à vapeur,
associés au télégraphe et au chemin de fer, créèrent
le monde économique moderne et en même temps les bases de
la multinationale moderne » écrit par exemple
Jean-Louis Mucchielli(16).
Et l'auteur, s'appuyant sur des travaux très solides, de préciser
que dès 1908 Ford s'installe en Angleterre et en devient le premier
producteur d'automobiles en 1913.
« La mauvaise foi délibérée, si souvent attachée
à la critique de la mondialisation, consiste à occulter soigneusement,
chez divers leaders antimondialisation comme dans nombre de médias,
bien des réalités qui seraient plutôt de nature à
favoriser l'argumentaire promondialisation. » |
|
En 1914 les États-Unis possèdent au moins 41 multinationales
dans les secteurs des machines et de l'industrie alimentaire(17).
Pour leur part les pays européens ne sont pas en reste et possèdent
eux aussi une quarantaine de firmes à l'étranger avant le
premier conflit mondial(18),
Michelin ayant, pour sa part, établi sa première firme aux
États-Unis dès 1907. Que l'on sache, nul ne s'est indigné
de la chose à l'époque et les pays d'où ces firmes
étaient dirigées n'ont jamais donné prise à
la moindre suspicion de racket ou de surexploitation capitaliste au détriment
des populations des pays d'accueil(19)...
On peut aller plus loin et noter que l'analyse des multinationales elle-même
n'est pas née avec le mouvement antimondialisation, et qu'à
ses origines elle ne revêtait aucune connotation dévalorisante.
Ainsi, en France, au cours des années 1950, on peut déjà
trouver dans la littérature économique des études
relativement exhaustives et très pénétrantes de ces
entreprises, de leurs structures, de leurs modes de fonctionnement, de
leurs vocations et de leurs comportements(20).
Par ailleurs la mise en cause générale du commerce extérieur
en tant qu'entrave à la croissance des nations moins développées
n'est, elle aussi, pas particulièrement nouvelle: depuis des siècles
libre-échangistes et protectionnistes s'affrontent sur ce thème.
De surcroît, à quelque moment que cette mise en cause ait
été pratiquée, elle n'a jamais revêtu une allure
très convaincante.
Ainsi en va-t-il notamment de la fameuse théorie dite des «
termes de l'échange » qui a agité
les économistes du développement tout au long des décennies
1950 et 1960. Cette analyse qui, en fait, a commencé à émerger
dans la littérature économique dès les XVIIIe et XIXe
siècle, se rattache à la question générale
(tout à fait pertinente, en soi) des raisons et des mécanismes
par lesquels les partenaires commerciaux peuvent mutuellement avoir avantage
à l'échange international. Or, à partir du dernier
après-guerre puis, principalement, tout au long des années
1950, divers économistes ont cru pouvoir établir que la nature
et la structure des échanges économiques liant pays riches
et pays pauvres ne pouvaient que les rendre défavorables pour ces
derniers(21).
Le principe général (nous évitons volontairement tout
exposé trop technique) consiste à vouloir établir
que les pays en développement, principalement exportateurs de produits
de base et importateurs de produits manufacturés (ce qui était
encore largement vrai à cette époque, mais l'est nettement
moins de nos jours), réaliseraient des progrès de productivité
se traduisant surtout par des baisses de prix, alors que les pays industrialisés,
exportateurs de biens industriels à forte valeur ajoutée,
connaîtraient au contraire des gains de productivité affectés
beaucoup plus à l'augmentation des revenus réels de leurs
salariés et titulaires de profits qu'aux diminutions des prix. Ainsi
les pays pauvres verraient le « pouvoir d'achat
» de leurs exportations condamné à un rétrécissement
permanent. Or les nombreuses tentatives de vérification empirique
de cette thèse se sont en général soldées par
un constat d'échec: aucune conclusion définitive ne peut
être rendue, car les résultats des mesures effectuées
se révèlent à la fois très peu robustes et
fort divergents, quand ce n'est totalement contradictoires, en fonction
des pays (ou échantillons de pays) comparés, en fonction
aussi des périodes retenues, en fonction également du choix
des années qui « bornent » ces périodes...
Au total on est largement en présence d'une approche dont la contrepartie
empirique est pour le moins très floue et en tout état de
cause bien incapable de valider ce que d'aucuns aimeraient tant lui faire
dire…
Un
échange inégal?
Une autre manière, enfin, d'aborder ces questions a été
proposée par les partisans de l'« échange
inégal »(22).
L'inspiration est ici ouvertement marxiste et le raisonnement conduit à
affirmer que l'exploitation capitaliste aboutirait à un transfert
permanent, voire croissant, de « plus-value »
de la périphérie (c'est-à-dire des pays en voie de
développement) vers le centre (en l'occurrence les pays industrialisés).
Et il en résulterait que la spécialisation des nations pauvres
dans l'exportation de produits de base, agricoles et/ou extractifs, et
dans l'importation de produits manufacturés les condamnerait à
une baisse perpétuelle de leurs termes de l'échange… dont
on vient de voir qu'elle est quasiment indémontrable!
Le moins que l'on puisse dire est bien que ces constructions, qui ont agité
tant d'esprits, fait couler tant d'encre et, ce qui est plus grave, inspiré
tant de politiques économiques erronées, ne démontrent
vraiment pas grand-chose. Et l'on peut assurément se demander si
les pays en développement n'ont pas bien davantage souffert, depuis
1950, des errements idéologiques ou de la perversité intellectuelle
de ceux (comprenant nombre d'experts et autres éminents «
consultants ») qui prétendent pourtant leur accorder
leur « compassion », que du comportement effectif
du monde développé.
Il ne faut surtout pas se cacher que la mauvaise foi délibérée,
si souvent attachée à la critique de la mondialisation, consiste
à occulter soigneusement, chez divers leaders antimondialisation
comme dans nombre de médias, bien des réalités qui
seraient plutôt de nature à favoriser l'argumentaire promondialisation.
Considérons par exemple deux pays immenses par leur territoire,
gigantesques par leur population et à croissance désormais
affirmée (la Chine et l'Inde); considérons en outre deux
des quatre « dragons » (Corée du Sud et
Taiwan), deux des trois « tigres » (Thaïlande
et Indonésie) et, en Amérique latine, le Brésil et
le Mexique qui s'érigent de plus en plus, depuis deux décennies,
en véritables puissances économiques (au point d'avoir intégré
l'OCDE); soit au total huit pays(23)
assurément en voie d'émergence certaine et soutenue.
Ces pays présentent, en effet, des taux de croissance très
soutenus de leur PIB (Inde, Chine, depuis 1973), parfois impressionnants
(Corée du Sud, Taïwan, Indonésie, Thaïlande, depuis
1950), toujours substantiels (Brésil, Mexique), compris en moyenne
annuelle entre 4,3 et 8,2% par an sur l'ensemble de la période1950-1998,
selon le pays considéré(24).
Il n'est pas moins clair que la croissance des exportations a, dans cet
échantillon, toujours accompagné la croissance économique
globale, et ce tout particulièrement pour les années 1973-98.
Pour cette période, en effet, la croissance du rapport «
exportations/PIB » est spectaculaire: il passe en moyenne
de 4,30% (1973) à 14,06% (1998)(25).
C'est sans doute là une belle expression, parmi tant d'autres, d'une
mondialisation en marche que l'on ne se sent vraiment pas incité
à charger de tous les maux de la création d'autant que ces
huit pays, qui faisaient totalement partie du monde très sous-développé
au début des années 1950, rassemblaient à eux seuls,
en 1998, près de 48% de la population mondiale…
En vérité rien n'est plus naturel que l'imperturbable poursuite
du processus séculaire de mondialisation. Celui-ci n'a vraiment
rien d'un phénomène récent qui se serait trouvé
artificiellement et soudainement créé au terme d'on ne sait
trop quelle machination d'ordre économique ou politique. Il s'agit
plutôt d'un processus parfaitement spontané qui manifeste
la vitalité irrépressible du véritable esprit d'entreprise,
celui qui n'a d'autre vocation que d'élargir sans cesse le champ
d'expression et d'action des société libres.
1.
Cf. Régis Bénichi, « La mondialisation aussi a une
histoire », L'Histoire, n° 254, mai 2001. Ajoutons une
remarque pertinemment faite par Jean-Louis Caccomo: « Comment se
fait-il que le thème de la mondialisation soit devenu à la
mode depuis l'effondrement de l'URSS.? Est-ce véritablement une
coïncidence? Ce débat autour de la "mondialisation" n'est-il
pas justement une "parade" destinée à masquer l'événement
essentiel du XXe siècle: les pays qui vont voulu construire une
société de toute pièce, à partir d'un plan
central qui impliquait de contrôler et diriger non seulement toute
l'économie, mais aussi tous les aspects de la vie sociale et privée,
ces pays se sont effondrés de l'intérieur. Ce fut donc l'échec
de la mise en application d'une idéologie constructiviste, qui consiste
à vouloir «réguler» la société
comme si cette dernière n'était qu'une machine et les individus
de simples composants! » (in R. Granier et M. Robert
(sous la direction de), Culture et Structures Economiques - Vers une
économie de la diversité?, Economica, Paris, 2002, chapitre
XII, p. 283 et sq.) >> |
2.
Cf. J. Batou et T. David, « Les deux mondialisations du XXe siècle:
de 1900 à l'an 2000 », Economie Appliquée,
Tome LV, n° 2, 2002, p. 7-37. >> |
3.
Toutes ces estimations s'appuient sur l'important et récent ouvrage
(référence incontestable s'il en est!) d'Angus Maddison,
L'Économie mondiale - une perspective millénaire,
OCDE, Paris, 2001. Voir notamment les tableaux de l'Annexe F, p. 377-381.
>> |
4.
Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas,
Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni. >> |
5.
À prix constants, très précisément en $ américains
de 1990. >> |
6.
Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou.
>> |
7.
Bangladesh, Birmanie, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Pakistan, Philippines,
Corée du Sud, Thaïlande. >> |
8.
Jean-François Revel, L'obsession anti-américaine - son
fonctionnement, ses causes, ses inconséquences, Plon, Paris,
2002, p. 80. C'est nous qui soulignons. >> |
9.
Repérées depuis fort longtemps. Voir par exemple sur ces
questions Raymond Barre, « Les échanges internationaux comme
dynamisme de la croissance », Revue Économique,
Juin 1965, et aussi André Philip, « La Conférence
de Genève, amorce d'un mouvement mondial irréversible
», Développement et Civilisations, n° 19,
Septembre 1964. >> |
10.
On trouvera sur ces questions des développements fort riches in
Angus Maddison, Les phases du développement capitaliste,
Economica, Paris, 1981 (traduction de l'anglais par R. Granier).
>> |
11.
Seule la crise de 1929 et les difficultés des années 1930
offrent les caractéristiques d'une régression d'assez longue
durée. Car la « croissance ralentie »
que nous connaissons depuis 1973-74 demeure bien une période de
croissance se produisant, en outre, selon un taux annuel moyen qui aurait
fait le bonheur des pays les plus avancés au XIX° siècle.
>> |
12.
Voir notamment, sur ce point, S. Kuznets: « La croissance économique
des petites nations », Économie Appliquée,
Paris, 1959. >> |
13.
Smith, Ricardo, Stuart-Mill… >> |
14.
Peut-on citer d'autres pays qui ont été capables de s'enrichir
et de se développer, hormis ceux qui ont eu l'intelligence d'adhérer
au système capitaliste? >> |
15.
Plus encore, certains (pas toujours les mêmes, à vrai dire)
vont jusqu'à suspecter le satanique « Oncle Sam »
de vouloir procéder à un assujettissement politique et économique
de l'Europe elle-même qui, à terme, pourrait aller jusqu'à
la dépouiller de ses spécificités culturelles, «
exceptionnelles » ou pas, les plus attachantes. >> |
16.
J.-L. Mucchielli, Multinationales et mondialisation, Seuil (Points),
Paris, 1998. Voir p. 17. >> |
17.
Ibid., p. 18. Notamment Singer Sewing Machine, Westinghouse,
International Harvester, General Electric, Ford. >> |
18.
Notamment l'Allemagne. On peut par exemple citer ici Siemens, AEG, Hoechst,
Bayer, BASF, Agfa. >> |
19.
Cela dit, il est bien clair et indiscutable que la CNUCED recensait en
2001 environ 60 000 entreprises multinationales, possédant
quelque 800 000 filiales, et que plus de 80% d'entre elles
étaient originaires des pays riches. Il nous paraît intéressant
de noter que, pour les 20% restant, elles pouvaient pour la plupart être
rattachées aux nouveaux pays industrialisés (Corée,
Hong-Kong, Singapour, Taiwan, Mexique, Brésil). >> |
20.
À cette époque l'expression de firme multinationale n'était
pas connue. Voir par exemple les travaux de Maurice Byé: «
La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles
de son plan », Revue d'Économie Politique,
mai-juin 1959, p. 269-312, et aussi du même auteur: «
La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles
de ses plans », Cahiers de l'ISEA, n° 2,
1956. >> |
21.
Voir notamment, de H. W. Singer, « Economic progress in underdevelopped
countries », Social Research, mars 1949, p. 2
et sq. et, aussi et surtout, « The distribution of gains between
investing and borrowing countries », American Economic
Review, Papers and Proceedings, mai 1950, p. 473-485. Consulter également
l'article fameux de R. Prebish, « Commercial policy
in underdevelopped countries », American Economic
Review, Papers and Proceedings, mai 1959. >> |
22.
A. Emmanuel, L'Echange inégal, Maspero, Paris, 1969; S. Amin,
Le développement inégal, Éd. de Minuit, Paris,
1973. >> |
23.
Ce choix n'a rien d'arbitraire mais se trouve contraint par les statistiques
disponibles en longue période. >> |
24.
Rappelons qu'au taux annuel de croissance géométrique de
1% une variable double tous les 70 ans. Les taux de croissance économique
ici évoqués correspondent à des temps de doublement
du PIB global qui oscillent entre 7 (Taiwan) et 20 ans (Inde) pour les
années 1950-73 et entre 10 (Corée du Sud) et 20 ans (Brésil)
pour la période 1973-98. >> |
25.
Source: A. Maddison, op. cit. Nos raisonnements s'appuient sur les
contenus des annexes A2-b (p. 206), A3-b (p. 228) et F2 (p. 379).
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