Montréal, 10 mai 2003  /  No 124  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Roland Granier est Professeur émérite et Doyen honoraire de la Faculté d'économie appliquée à l'Université d'Aix-Marseille.
 
OPINION
 
LA MONDIALISATION
N’EST PAS UN PHENOMENE NOUVEAU
 
par Roland Granier
  
  
          Si la « mondialisation » grandissante de l'économie mondiale est un processus incontestable, induit par l'ouverture croissante des diverses économies au commerce extérieur et marqué par l'affirmation toujours plus poussée des spécialisations et des interdépendances entre firmes et nations, il faut bien voir qu'il ne s'agit là que de l'aboutissement d'un mouvement aux origines immémoriales. L'objectif d'élargissement du commerce s'est manifesté dès l'Antiquité, tant il est vrai que l'échange (et donc le marché) a très vite révélé aux hommes les avantages de la spécialisation, de la production quantitativement élargie (réduction des coûts), de la réciprocité, voire de la solidarité due aux complémentarités établies entre échangistes.
 
          Cet objectif n'a pas été perdu de vue au Moyen-Âge, mais a surtout connu un forte accélération vers la fin du XVe siècle (grandes découvertes, naissance et élargissement du commerce transatlantique). C'est à cette époque, sans doute, que la mondialisation a peut-être commencé – et non après la chute de l'empire soviétique en 1989, comme on voudrait parfois nous le faire croire(1)! Elle n'a, par la suite, cessé de s'affirmer, du XVIIe siècle à 1914 notamment et ce, on le sait, au travers d'une accélération quasi permanente. Après une forte régression entre les deux guerres mondiales, elle a naturellement repris une vigueur nouvelle, d'une ampleur jusqu'alors inconnue, à partir de 1945(2)... 
  
Quelques observations simples 
  
          À voir les choses dans la longue période, il n'est pas sans intérêt de faire quelques observations simples(3). Considérons pour commencer les années 1870-1913. Les pays aujourd'hui riches d'Europe(4) ont vu, en moyenne, leurs exportations multipliées par 3,9 durant cette période(5). Pour le groupe des pays à la fois riches et « neufs » constitué par l'Australie, les États-Unis et le Canada, le coefficient de multiplication atteint 7,25. Pour six pays (actuellement peu développés) d'Amérique Latine(6) il s'établit à 4,2. Enfin pour dix pays d'Asie il peut être fixé à 3,3(7). Si l'on se penche par ailleurs sur les années 1950-1998, les constatations sont les suivantes: pour le premier groupe (Europe) le coefficient de multiplication est de 19,3; pour le second groupe (pays « neufs ») il atteint 17,32; pour le troisième (Amérique Latine) il est de 10,1; et pour le quatrième et dernier ensemble (pays d'Asie) il se fixe à... 48,7! À ce stade on ne peut donc nier l'accélération des échanges internationaux et l'on ne peut davantage dire que l'ouverture des diverses régions du monde au commerce international soit un phénomène mal partagé. 
  
          Une autre manière d'apprécier la vivacité de la dynamique des échanges internationaux consiste à se pencher sur les temps de doublement. Pour la longue période 1870-1998 la croissance du commerce extérieur a été telle qu'il y a eu, dans l'ensemble du monde, doublement des échanges internationaux de marchandises et services tous les dix-neuf ans en moyenne, ce qui est considérable. Ce rythme est par ailleurs très vif pour toutes les régions, le doublement le plus bref étant le fait des pays neufs (ou d'immigration européenne) et de l'Asie (16 ans), et le plus long s'appliquant à l'Afrique (21 ans). En outre, les accroissements les plus rapides concernent pratiquement partout les années 1950-73 (entièrement enserrées dans la phase des « trente glorieuses ») pour lesquelles, en moyenne, la multiplication par deux s'est faite tous les neuf ans seulement. Vient ensuite la sous-période 1990-98 (doublement tous les 11 ans), les années de croissance fortement ralentie (1973-90) connaissant elles-mêmes un rythme de doublement théorique de l'ordre de 16 ans, ce qui demeure fort appréciable. Si l'on compare cette dernière performance à celle de la période 1870-1913 (multiplication par deux tous les 21 ans) force est de conclure que la moindre croissance n'a pas empêché le développement du commerce international de se maintenir à un rythme soutenu. 
  
          Reste la sous-période 1913-1950, marquée par une nette diminution de la croissance des échanges, passée à moins de 1% par an, par deux conflits mondiaux et par une chute drastique de l'activité économique en 1929 elle-même suivie d'une stagnation quasi totale jusqu'en 1939. En France, par exemple, le niveau de production de 1929 constitua un sommet qui ne fut retrouvé que vers 1953. C'est le conflit de 1914-18 qui marque le tournant qui conduira par la suite à une frilosité économique mondiale et généralisera le protectionnisme. La période du conflit, marquée par une réduction impressionnante des productions civiles au profit de l'économie de guerre, par le démarrage d'une inflation se muant vite en hyper-inflation et par un endettement massif et généralisé des pays belligérants, débouchera inévitablement, la paix revenue, sur une déstabilisation du système international des paiements aboutissant à un abandon de la libre convertibilité en or au début des années 1930.  
  
          Les cartes du jeu économique et politique mondial se redistribuent en conséquence. Les pays industriels d'Europe occidentale et orientale sortent exsangues du conflit, à la fois surendettés (ce qui ampute largement leur niveau de vie) et dotés d'un appareil de production grandement détruit et vieillissant, ainsi que d'une population qui se remet très mal des amputations subies pendant la guerre et qui connaît une accélération inquiétante de son vieillissement. La rupture, due à la guerre, entre métropoles et colonies ou anciennes colonies, a conduit ces dernières, notamment en Asie et en Amérique Latine, à davantage auto-centrer leur activité économique et parfois à amorcer leur industrialisation. Il en résulte une modification radicale des courants d'échange, nombre de vieilles complémentarités s'étant muées en nouvelles concurrence.  
  
          Du côté des Balkans l'ancienne unité, jusque-là imposée ou contrôlée par l'archaïque empire austro-hongrois, se transforme en une parcellisation stérile et souvent belliqueuse, compromettant les complémentarités régionales d'antan. Pour leur part, les montées du nazisme et du fascisme en Allemagne et en Italie aboutissent aussi à l'installation de systèmes économiques très autarciques. Quant à la Russie, elle fonde l'URSS grâce à une nouvelle forme de colonialisme qui ne peut avouer son nom et en s'appuyant sur une idéologie nouvelle la conduisant à une totale fermeture aux relations économiques extérieures. Seuls les États-Unis tirent fort logiquement leur épingle du jeu: ils deviennent inévitablement et de facto la première puissance mondiale, économique notamment, ce qui aurait pu leur permettre, dès cette époque, de relayer dans l'ordre politique le vieux leadership britannique. Mais ils n'en reviennent pas moins, surtout à partir de 1929, à leur tradition isolationniste: la crise le leur impose peut-être mais leur esprit d'entreprise, leur dynamisme intérieur, l'importance de leurs ressources naturelles et la croissance de leur population le leur permettent, en outre, aisément. 
  
          On voit alors se dessiner un monde nouveau, que rien n'aurait permis d'envisager vingt ou vingt-cinq ans plus tôt: le protectionnisme domine, le marché mondial se cloisonne tout en se rétrécissant dangereusement. Et l'on ne peut, dès lors, qu'adhérer à l'opinion de Jean-François Revel quand il écrit, à propos de cette même période: « Donc, sur toute la planète, la vie économique se sclérose et se met à ressembler, en somme, à ce que souhaitent pour l'humanité les adversaires actuels de la mondialisation. »(8)  
  
          Cette sombre période sera d'ailleurs également marquée par l'émergence de signes annonciateurs de questions qui agiteront fortement le monde pendant et surtout après le second Conflit mondial. Au travers d'une propagande aussi mensongère que séductrice et savamment conduite, bénéficiant du relais prémédité et du dévouement aveugle des partis communistes occidentaux, l'URSS commence, dès les années 1920 et 1930, à exercer sur l'ensemble de la gauche occidentale et sur les élites intellectuelles une influence qui ne cessera de s'affirmer par la suite. Les premiers signes de la future décolonisation commencent par ailleurs à se manifester. Quant à la peur du lendemain, liée à la stagnation économique et aux menaces de plus en plus pressantes d'un nouveau conflit mondial, elle conduit, notamment en Europe et au cours des années 1930, à un déclin démographique (en termes de fécondité) comme jamais l'Occident n'en avait connu... Dans le même temps l'Allemagne nazie relance sa natalité tout en s'armant puissamment tandis que les colonies, bénéficiant de progrès médicaux et sanitaires massifs et soudains, amorcent la fameuse explosion démographique qui caractérisera plus tard l'ensemble du Tiers-Monde. Enfin les attitudes franchement anti-américaines font leurs premières apparitions en Europe. Ainsi se profile progressivement un monde radicalement nouveau qui posera tous les problèmes que l'on sait durant la seconde partie du XX° siècle. 
  
Croissance économique et commerce 
  
          Toutes les informations statistiques actuellement disponibles indiquent qu'au cours des treize décennies qui constituent la période 1870-1998, la croissance économique et celle du commerce extérieur ont été indissolublement liées. Au niveau mondial l'existence d'un étroit parallélisme entre vivacité de la croissance économique et rapidité de la progression du commerce extérieur saute aux yeux, et traduit bien l'existence d'un lien extrêmement serré entre les deux phénomènes. Les données suivantes l'indiquent clairement: 
  
 
1870-1913
1913-50
1950-73
1973-98
1870-1998
Produit Intérieur Brut
2,11
1,85
4,91
4,46
2,71
Echanges Internationaux
3,40
0,90
7,88
5,07
3,78
  
          Le rôle positif du développement du commerce extérieur sur la croissance économique semble donc indiscutable, pour des raisons(9) qu'il est aisé de rappeler. Il suffit pour cela de faire appel à quelques certitudes élémentaires de l'analyse économique et aussi à quelques vérités historiques flagrantes. 
  
          On voit bien que l'élargissement des marchés, c'est-à-dire l'augmentation sensible du nombre des échangistes qu'ils rassemblent constitue, pour les entreprises, une raison essentielle d'accroître leur production. Il en résulte une foule d'avantages, concernant autant les offreurs que les demandeurs, qui peuvent se résumer en deux formules: gains considérables de productivité et diminution des coûts de production pour les premiers, offre plus importante, plus diversifiée aussi, ainsi que baisse des prix pour les seconds. Ce mécanisme, au demeurant très simple, a déjà parfaitement fonctionné lors de la constitution ou de l'unification politique et économique des grands États européens, et s'est trouvé rapidement renforcé dans des pays comme la France et le Royaume-Uni, par exemple, lors de la première révolution industrielle puis, un peu plus tard, en Allemagne et en Italie après leurs unifications respectives. La meilleure articulation économique des activités nationales, l'élargissement des marchés induisant à son tour une division (géographique, sociale et technique) du travail plus poussée, l'amélioration, tout à fait fondamentale, des voies et réseaux de communication permettant d'intégrer nombre de régions jusque-là enclavées et plus ou moins autarciques, ont abouti à l'émergence de véritables productions de masse aux avantages technico-économiques indiscutables(10) 
  
          Dès lors le processus de croissance économique s'installait dans le long terme et, hormis quelques fluctuations toujours transitoires, ne se démentait plus(11). Et l'on ne voit pas pourquoi l'hypothèse d'effets analogues se révélerait contestable dans le cadre des échanges internationaux, passés ou actuels. De nombreuses expériences, dans le passé, prouvent d'ailleurs le contraire exactement: ainsi les petits pays (démographiquement et/ou géographiquement parlant) aujourd'hui riches se sont tous très fortement « extravertis » depuis la révolution industrielle, car c'était là le seul moyen pour eux d'améliorer leur productivité, les revenus et donc les niveaux de vie de leurs populations, à défaut de marchés intérieurs suffisants(12); a contrario certaines nations, vastes par leur territoire et leur population et bien dotées en termes de ressources naturelles (les États-Unis et l'ex-URSS par exemple), ont pu longtemps se satisfaire d'une moindre ouverture sur l'extérieur: leurs marchés intérieurs se révélaient suffisants pour qu'ils puissent amorcer leur développement et ensuite assurer la pérennité de leur croissance. Les économistes du passé, ceux déjà de l'École mercantiliste, mais aussi et plus encore les plus grands de l'École classique(13) ont immédiatement perçu les avantages de l'échange international et s'en sont d'ailleurs faits les premiers grands théoriciens... 
  
          Un second point, aussi, mérite attention. Depuis quelques décennies, semble-t-on nous dire, la croissance des échanges internationaux se serait mue en une « mondialisation » telle que l'on peut l'observer aujourd'hui (aux yeux des partisans de ce point de vue), c'est-à-dire en un instrument diabolique d'exploitation et d'appauvrissement des pays du Tiers-Monde, mis au point et savamment manipulé par les pays capitalistes développés et riches via, notamment, leurs multinationales(14). Parmi ces derniers pays, évidemment, l'hyperpuissance américaine tiendrait un rôle clé(15). On croit rêver... 
  
          De telles accusations ne correspondent ni à la réalité historique, ni à l'observation des faits au cours des dernières décennies. Qui se soucie, par exemple, parmi les militants antimondialisation, de ce fait évident que le volume des produits manufacturés exportés par les pays du Tiers-Monde a été multiplié par cinq au cours des années 1970, au point de compter aujourd'hui pour plus de 50% dans leurs exportations? Ou encore, qui invoque le fait que les pays en développement sont, depuis quelques années, acquéreurs de moins de 20% des exportations des nations riches? Voilà des aspects, aisément vérifiables, d'une réalité que l'on se refuse trop souvent de constater. En revanche, face au discours antimondialisation, une contre-argumentation reposant sur cette même observation des réalités et des faits peut être aisément développée. 
  
          Dans le domaine des réalités historiques il convient de savoir, ou de bien vouloir admettre, que l'apparition et le développement des firmes multinationales est un phénomène déjà assez ancien. Sans aller jusqu'à rappeler qu'une société géante comme la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, induite par l'amorce de l'universalisation des échanges, est apparue dès le XVIIe siècle, on peut faire valoir l'observation, souvent opérée par d'éminents spécialistes des relations économiques internationales, que les multinationales actuelles trouvent indiscutablement leur origine dans les dernières années du XIXe siècle. « À cette époque les facilités de communication et de transport rendirent possible, pour la première fois, l'extension du contrôle managérial sur une longue distance. Les câbles et les bateaux à vapeur, associés au télégraphe et au chemin de fer, créèrent le monde économique moderne et en même temps les bases de la multinationale moderne » écrit par exemple Jean-Louis Mucchielli(16). Et l'auteur, s'appuyant sur des travaux très solides, de préciser que dès 1908 Ford s'installe en Angleterre et en devient le premier producteur d'automobiles en 1913.  
  
     « La mauvaise foi délibérée, si souvent attachée à la critique de la mondialisation, consiste à occulter soigneusement, chez divers leaders antimondialisation comme dans nombre de médias, bien des réalités qui seraient plutôt de nature à favoriser l'argumentaire promondialisation. »
 
          En 1914 les États-Unis possèdent au moins 41 multinationales dans les secteurs des machines et de l'industrie alimentaire(17). Pour leur part les pays européens ne sont pas en reste et possèdent eux aussi une quarantaine de firmes à l'étranger avant le premier conflit mondial(18), Michelin ayant, pour sa part, établi sa première firme aux États-Unis dès 1907. Que l'on sache, nul ne s'est indigné de la chose à l'époque et les pays d'où ces firmes étaient dirigées n'ont jamais donné prise à la moindre suspicion de racket ou de surexploitation capitaliste au détriment des populations des pays d'accueil(19)... On peut aller plus loin et noter que l'analyse des multinationales elle-même n'est pas née avec le mouvement antimondialisation, et qu'à ses origines elle ne revêtait aucune connotation dévalorisante. Ainsi, en France, au cours des années 1950, on peut déjà trouver dans la littérature économique des études relativement exhaustives et très pénétrantes de ces entreprises, de leurs structures, de leurs modes de fonctionnement, de leurs vocations et de leurs comportements(20). 
  
          Par ailleurs la mise en cause générale du commerce extérieur en tant qu'entrave à la croissance des nations moins développées n'est, elle aussi, pas particulièrement nouvelle: depuis des siècles libre-échangistes et protectionnistes s'affrontent sur ce thème. De surcroît, à quelque moment que cette mise en cause ait été pratiquée, elle n'a jamais revêtu une allure très convaincante. 
  
          Ainsi en va-t-il notamment de la fameuse théorie dite des « termes de l'échange » qui a agité les économistes du développement tout au long des décennies 1950 et 1960. Cette analyse qui, en fait, a commencé à émerger dans la littérature économique dès les XVIIIe et XIXe siècle, se rattache à la question générale (tout à fait pertinente, en soi) des raisons et des mécanismes par lesquels les partenaires commerciaux peuvent mutuellement avoir avantage à l'échange international. Or, à partir du dernier après-guerre puis, principalement, tout au long des années 1950, divers économistes ont cru pouvoir établir que la nature et la structure des échanges économiques liant pays riches et pays pauvres ne pouvaient que les rendre défavorables pour ces derniers(21) 
  
          Le principe général (nous évitons volontairement tout exposé trop technique) consiste à vouloir établir que les pays en développement, principalement exportateurs de produits de base et importateurs de produits manufacturés (ce qui était encore largement vrai à cette époque, mais l'est nettement moins de nos jours), réaliseraient des progrès de productivité se traduisant surtout par des baisses de prix, alors que les pays industrialisés, exportateurs de biens industriels à forte valeur ajoutée, connaîtraient au contraire des gains de productivité affectés beaucoup plus à l'augmentation des revenus réels de leurs salariés et titulaires de profits qu'aux diminutions des prix. Ainsi les pays pauvres verraient le « pouvoir d'achat » de leurs exportations condamné à un rétrécissement permanent. Or les nombreuses tentatives de vérification empirique de cette thèse se sont en général soldées par un constat d'échec: aucune conclusion définitive ne peut être rendue, car les résultats des mesures effectuées se révèlent à la fois très peu robustes et fort divergents, quand ce n'est totalement contradictoires, en fonction des pays (ou échantillons de pays) comparés, en fonction aussi des périodes retenues, en fonction également du choix des années qui « bornent » ces périodes... 
  
          Au total on est largement en présence d'une approche dont la contrepartie empirique est pour le moins très floue et en tout état de cause bien incapable de valider ce que d'aucuns aimeraient tant lui faire dire… 
  
Un échange inégal? 
  
          Une autre manière, enfin, d'aborder ces questions a été proposée par les partisans de l'« échange inégal »(22). L'inspiration est ici ouvertement marxiste et le raisonnement conduit à affirmer que l'exploitation capitaliste aboutirait à un transfert permanent, voire croissant, de « plus-value » de la périphérie (c'est-à-dire des pays en voie de développement) vers le centre (en l'occurrence les pays industrialisés). Et il en résulterait que la spécialisation des nations pauvres dans l'exportation de produits de base, agricoles et/ou extractifs, et dans l'importation de produits manufacturés les condamnerait à une baisse perpétuelle de leurs termes de l'échange… dont on vient de voir qu'elle est quasiment indémontrable! 
  
          Le moins que l'on puisse dire est bien que ces constructions, qui ont agité tant d'esprits, fait couler tant d'encre et, ce qui est plus grave, inspiré tant de politiques économiques erronées, ne démontrent vraiment pas grand-chose. Et l'on peut assurément se demander si les pays en développement n'ont pas bien davantage souffert, depuis 1950, des errements idéologiques ou de la perversité intellectuelle de ceux (comprenant nombre d'experts et autres éminents « consultants ») qui prétendent pourtant leur accorder leur « compassion », que du comportement effectif du monde développé. 
  
          Il ne faut surtout pas se cacher que la mauvaise foi délibérée, si souvent attachée à la critique de la mondialisation, consiste à occulter soigneusement, chez divers leaders antimondialisation comme dans nombre de médias, bien des réalités qui seraient plutôt de nature à favoriser l'argumentaire promondialisation. Considérons par exemple deux pays immenses par leur territoire, gigantesques par leur population et à croissance désormais affirmée (la Chine et l'Inde); considérons en outre deux des quatre « dragons » (Corée du Sud et Taiwan), deux des trois « tigres » (Thaïlande et Indonésie) et, en Amérique latine, le Brésil et le Mexique qui s'érigent de plus en plus, depuis deux décennies, en véritables puissances économiques (au point d'avoir intégré l'OCDE); soit au total huit pays(23) assurément en voie d'émergence certaine et soutenue. 
  
          Ces pays présentent, en effet, des taux de croissance très soutenus de leur PIB (Inde, Chine, depuis 1973), parfois impressionnants (Corée du Sud, Taïwan, Indonésie, Thaïlande, depuis 1950), toujours substantiels (Brésil, Mexique), compris en moyenne annuelle entre 4,3 et 8,2% par an sur l'ensemble de la période1950-1998, selon le pays considéré(24). Il n'est pas moins clair que la croissance des exportations a, dans cet échantillon, toujours accompagné la croissance économique globale, et ce tout particulièrement pour les années 1973-98. Pour cette période, en effet, la croissance du rapport « exportations/PIB » est spectaculaire: il passe en moyenne de 4,30% (1973) à 14,06% (1998)(25). C'est sans doute là une belle expression, parmi tant d'autres, d'une mondialisation en marche que l'on ne se sent vraiment pas incité à charger de tous les maux de la création d'autant que ces huit pays, qui faisaient totalement partie du monde très sous-développé au début des années 1950, rassemblaient à eux seuls, en 1998, près de 48% de la population mondiale… 
  
          En vérité rien n'est plus naturel que l'imperturbable poursuite du processus séculaire de mondialisation. Celui-ci n'a vraiment rien d'un phénomène récent qui se serait trouvé artificiellement et soudainement créé au terme d'on ne sait trop quelle machination d'ordre économique ou politique. Il s'agit plutôt d'un processus parfaitement spontané qui manifeste la vitalité irrépressible du véritable esprit d'entreprise, celui qui n'a d'autre vocation que d'élargir sans cesse le champ d'expression et d'action des société libres. 
 
 
1. Cf. Régis Bénichi, « La mondialisation aussi a une histoire », L'Histoire, n° 254, mai 2001. Ajoutons une remarque pertinemment faite par Jean-Louis Caccomo: « Comment se fait-il que le thème de la mondialisation soit devenu à la mode depuis l'effondrement de l'URSS.? Est-ce véritablement une coïncidence? Ce débat autour de la "mondialisation" n'est-il pas justement une "parade" destinée à masquer l'événement essentiel du XXe siècle: les pays qui vont voulu construire une société de toute pièce, à partir d'un plan central qui impliquait de contrôler et diriger non seulement toute l'économie, mais aussi tous les aspects de la vie sociale et privée, ces pays se sont effondrés de l'intérieur. Ce fut donc l'échec de la mise en application d'une idéologie constructiviste, qui consiste à vouloir «réguler» la société comme si cette dernière n'était qu'une machine et les individus de simples composants! » (in R. Granier et M. Robert (sous la direction de), Culture et Structures Economiques - Vers une économie de la diversité?, Economica, Paris, 2002, chapitre XII, p. 283 et sq.)  >>
2. Cf. J. Batou et T. David, « Les deux mondialisations du XXe siècle: de 1900 à l'an 2000 », Economie Appliquée, Tome LV, n° 2, 2002, p. 7-37.  >>
3. Toutes ces estimations s'appuient sur l'important et récent ouvrage (référence incontestable s'il en est!) d'Angus Maddison, L'Économie mondiale - une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001. Voir notamment les tableaux de l'Annexe F, p. 377-381.  >>
4. Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni.  >>
5. À prix constants, très précisément en $ américains de 1990.  >>
6. Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou.  >>
7. Bangladesh, Birmanie, Chine, Inde, Indonésie, Japon, Pakistan, Philippines, Corée du Sud, Thaïlande.  >>
8. Jean-François Revel, L'obsession anti-américaine - son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences, Plon, Paris, 2002, p. 80. C'est nous qui soulignons.  >>
9. Repérées depuis fort longtemps. Voir par exemple sur ces questions Raymond Barre, « Les échanges internationaux comme dynamisme de la croissance », Revue Économique, Juin 1965, et aussi André Philip, « La Conférence de Genève, amorce d'un mouvement mondial irréversible », Développement et Civilisations, n° 19, Septembre 1964.  >>
10. On trouvera sur ces questions des développements fort riches in Angus Maddison, Les phases du développement capitaliste, Economica, Paris, 1981 (traduction de l'anglais par R. Granier).  >>
11. Seule la crise de 1929 et les difficultés des années 1930 offrent les caractéristiques d'une régression d'assez longue durée. Car la « croissance ralentie » que nous connaissons depuis 1973-74 demeure bien une période de croissance se produisant, en outre, selon un taux annuel moyen qui aurait fait le bonheur des pays les plus avancés au XIX° siècle.  >>
12. Voir notamment, sur ce point, S. Kuznets: « La croissance économique des petites nations », Économie Appliquée, Paris, 1959.  >>
13. Smith, Ricardo, Stuart-Mill…  >>
14. Peut-on citer d'autres pays qui ont été capables de s'enrichir et de se développer, hormis ceux qui ont eu l'intelligence d'adhérer au système capitaliste?  >>
15. Plus encore, certains (pas toujours les mêmes, à vrai dire) vont jusqu'à suspecter le satanique « Oncle Sam » de vouloir procéder à un assujettissement politique et économique de l'Europe elle-même qui, à terme, pourrait aller jusqu'à la dépouiller de ses spécificités culturelles, « exceptionnelles » ou pas, les plus attachantes.  >>
16. J.-L. Mucchielli, Multinationales et mondialisation, Seuil (Points), Paris, 1998. Voir p. 17.  >>
17. Ibid., p. 18. Notamment Singer Sewing Machine, Westinghouse, International Harvester, General Electric, Ford.  >>
18. Notamment l'Allemagne. On peut par exemple citer ici Siemens, AEG, Hoechst, Bayer, BASF, Agfa.  >>
19. Cela dit, il est bien clair et indiscutable que la CNUCED recensait en 2001 environ 60 000 entreprises multinationales, possédant quelque 800 000 filiales, et que plus de 80% d'entre elles étaient originaires des pays riches. Il nous paraît intéressant de noter que, pour les 20% restant, elles pouvaient pour la plupart être rattachées aux nouveaux pays industrialisés (Corée, Hong-Kong, Singapour, Taiwan, Mexique, Brésil).  >>
20. À cette époque l'expression de firme multinationale n'était pas connue. Voir par exemple les travaux de Maurice Byé: « La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles de son plan », Revue d'Économie Politique, mai-juin 1959, p. 269-312, et aussi du même auteur: « La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles de ses plans », Cahiers de l'ISEA, n° 2, 1956.  >>
21. Voir notamment, de H. W. Singer, « Economic progress in underdevelopped countries », Social Research, mars 1949, p. 2 et sq. et, aussi et surtout, « The distribution of gains between investing and borrowing countries », American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1950, p. 473-485. Consulter également l'article fameux de R. Prebish, « Commercial policy in underdevelopped countries », American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1959.  >>
22. A. Emmanuel, L'Echange inégal, Maspero, Paris, 1969; S. Amin, Le développement inégal, Éd. de Minuit, Paris, 1973.  >>
23. Ce choix n'a rien d'arbitraire mais se trouve contraint par les statistiques disponibles en longue période.  >>
24. Rappelons qu'au taux annuel de croissance géométrique de 1% une variable double tous les 70 ans. Les taux de croissance économique ici évoqués correspondent à des temps de doublement du PIB global qui oscillent entre 7 (Taiwan) et 20 ans (Inde) pour les années 1950-73 et entre 10 (Corée du Sud) et 20 ans (Brésil) pour la période 1973-98.  >>
25. Source: A. Maddison, op. cit. Nos raisonnements s'appuient sur les contenus des annexes A2-b (p. 206), A3-b (p. 228) et F2 (p. 379).  >>
  
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
 
Amin, S., Le développement inégal, Éd. de Minuit, Paris, 1973.
Barre, R., « Les échanges internationaux comme dynamisme de la croissance », Revue Économique, Juin 1965.
Batou J. et David, T., « Les deux mondialisations du XXe siècle: de 1900 à l'an 2000 », Économie Appliquée, Tome LV, n° 2, 2002, p. 7-37.
Bénichi, R., « La mondialisation aussi a une histoire », L'Histoire, n° 254, mai 2001.
Byé, M.,: « La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles de son plan », Revue d'Économie Politique, mai-juin 1959.
Byé, M.,: « La grande unité inter-territoriale et les dimensions temporelles de ses plans », Cahiers de l'ISEA, n° 2, 1956.
Emmanuel, A., L'Échange inégal, Maspero, Paris, 1969.
Granier R. et M. Robert, M. (sous la direction de), Culture et Structures Économiques - Vers une économie de la diversité?, Economica, Paris, 2002.
Kuznets, S., « La croissance économique des petites nations », Économie Appliquée, Paris, 1959.
Maddison, A., L'Économie mondiale - une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001.
Maddison, A., Les phases du développement capitaliste, Economica, Paris, 1981 (traduction de l'anglais par R. Granier).
Mucchielli, J.-L., Multinationales et mondialisation, Seuil (Points), Paris, 1998.
Philip,A., « La Conférence de Genève, amorce d'un mouvement mondial irréversible », Développement et Civilisations, n° 19, septembre 1964.
Prebish, R., « Commercial policy in underdevelopped countries », American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1959.
Revel, J.-F., L'obsession anti-américaine - son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences, Plon, Paris, 2002.
Singer, H.-W.: « Economic progress in underdevelopped countries », Social Research, mars 1949, p. 2 et sq. et, aussi et surtout, « The distribution of gains between investing and borrowing countries », American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1950.
 
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO