Montréal, 8 novembre 2003  /  No 132  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LES « DIFFUSEURS » DE LA RELÈVE
REVENDIQUENT LA RECONNAI$$ANCE
 
par Gilles Guénette
 
  
          La coopérative du Café Chaos – un bar-salle de spectacles aux allures punk et marginales à Montréal – est aux prises avec de sérieuses difficultés financières. Depuis six mois, la majorité des employés de la coopérative du quartier latin réinvestissent leurs salaires dans l'aventure, qui dure depuis huit ans. Projet périlleux, mais « ô combien estimable », le Café Chaos annonce par voie de communiqué qu'il démarre « une grande campagne de promotion de sa mission culturelle et de ses services à la relève des arts de la scène. » (Le Devoir, 23 octobre 2003) Détectez-vous comme moi une odeur de revendications ici?
 
L'underground veut votre fric 
  
          L'heure est grave pour la coopérative qui défend les cultures marginales! Ugo Cloutier, le coordonnateur du secteur socioculturel (!) du Café, expliquait dans un récent article de La Presse que le projet de relocalisation des activités de la boîte dans un immeuble plus grand et mieux équipé « ne semble pas avoir eu l'impact voulu auprès de notre clientèle. Conséquence: l'avenir du projet est menacé et, du même fait, sa mission de support de la relève et de la scène locale. » Le Chaos est récemment déménagé dans une salle de concerts pouvant contenir 150 personnes.  
  
          Au coeur du problème, le fait que les « principaux alliés » de l'endroit – les coopérants? – n'aient pas répondu à l'appel. « Je pense ici à certains musiciens et producteurs qui ne semblent pas avoir réalisé que la coopérative s'est ajustée à leur demande et non pas à des intérêts pécuniaires, de dire M. Cloutier. Il est triste de constater que la plupart des groupes qui ont débuté au Café Chaos n'y ont plus remis les pieds depuis belle lurette. Le Café Chaos se questionne donc sur la situation globale de la scène. Y a-t-il un désintéressement pour le mouvement d'entraide et pour la solidarité de la scène locale? » 
  
          Le Café Chaos se questionne. Et comme tous les questionnements en matière de culture vont toujours dans le même sens ici-bas, au Canada en tout cas, le Café Chaos se positionne: le manque de reconnaissance de l'État en ce qui a trait au rôle que jouent les petits lieux de spectacles dans le développement de la culture était à l'agenda d'une réunion extraordinaire organisée par Sébastien Croteau, membre du conseil administratif de la Guilde des musiciens et directeur artistique de L'Alizé, le mois passé à Montréal. 
  
          Ainsi, le 23 octobre dernier, des représentants de petites salles se réunissaient pour tenter de raviver l'idée de collaborer entre eux (Le Devoir, 30 octobre). Le but de l'exercice: sensibiliser le milieu, le public et les divers paliers de gouvernement à la nécessité de soutenir ces petits intervenants de la culture. Présents étaient les gens du Café Chaos, du Va-et-Vient, de L'Escogriffe, des Foufounes électriques, du Swimming, du Café Campus, de L'Hémisphère Gauche et du Kola Note, pour ne nommer que ceux-là. 
  
          Dans la logique des « coopérants », plusieurs artistes passent par les petites salles pour ensuite plonger dans l'industrie. Or, plusieurs de ces petites salles, qui jouent un rôle de tremplin pour la relève, éprouvent des difficultés financières. 1 + 1 = « On n'est pourtant pas reconnus pour ce rôle, dixit M. Croteau. Cette reconnaissance doit passer par un soutien financier. Sinon, dans quelques années, on va se retrouver uniquement aux prises avec une culture de masse. » 
  
     « Le Café Chaos se questionne. Et comme tous les questionnements en matière de culture vont toujours dans le même sens ici-bas, au Canada en tout cas, le Café Chaos se positionne: le manque de reconnaissance de l'État en ce qui a trait au rôle que jouent les petits lieux... et bla bla bla. »
 
          N'importe qui l'aurait vu venir. Lorsqu'il est question de culture et d'argent, vous pouvez être certain qu'une demande d'aide gouvernementale n'est pas loin. « Cette reconnaissance doit passer par un soutien financier. Sinon, on va se retrouver uniquement aux prises avec une culture de masse. » L'ultime épouvantail culturel ici: si on ne fait rien, on va disparaître. On va se faire bouffer par l'Oncle Sam. L'uniformité va nous gagner. La relève ne pourra plus se relever. 
  
Nothing Lasts Forever 
  
          J'ignore comment les gens du Chaos gèrent leurs affaires, mais quand je lis « coopérative » et « difficultés financières » dans une même phrase, je ne m'étonne pas. Surtout, comme je le mentionnais plus haut, lorsque c'est dans un contexte culturel. Alors dans ce cas-ci, on s'en rend compte, les sorties médiatiques des petits « diffuseurs culturels » depuis quelques temps n'avaient rien d'anodin.  
  
          Le coordonnateur du secteur socioculturel (!!) du Café devrait savoir qu'en affaire, on ne peut se fier à la « solidarité » du milieu. Comme on ne doit pas tenir pour acquis l'appui financier ou la fidélité de nos clients – aussi « alliés » soient-ils. En revanche, on peut présumer que quiconque offre un produit qui répond réellement à une demande récoltera tôt ou tard les recettes. Je sais que ce sont là des considérations bassement pécuniaires, mais c'est comme ça. 
  
          Or, y a-t-il une réelle demande dans le secteur des spectacles de musique marginale? Est-elle suffisamment grande? Se peut-il qu'il y ait trop de bar-spectacles consacrés à ce genre musical à Montréal? Une clientèle de punks et de marginaux peut-elle générer suffisamment de retombées économiques (pour employer un concept à la mode) pour faire vivre tout ce milieu underground? 
  
          Prenons un exemple. Disons qu'il y a 1000 amateurs de culture émergente dans la grande région métropolitaine et que dix établissements se disputent leurs oreilles – et leur porte-monnaie – au centre-ville seulement. Chaque établissement se retrouve avec un pool de clients potentiels beaucoup trop exigu pour pouvoir aisément boucler son budget. Seuls les plus gros s'en tirent bien. C'est le principe de la tarte. Plus il y a de monde autour d'une table, plus les portions sont petites. Vient un temps, où tout le monde reste sur sa faim... 
  
          Si la reconnaissance financière de l'État ne crée pas de nouveaux publics, elle permet à tout le moins à ses « bénéficiaires » de faire fi des réalités du marché, temporairement et au frais de la « collectivité », jusqu'à ce que ces mêmes réalités les rattrapent et que la fermeture soit la seule avenue envisageable. Si le Chaos n'arrive plus à remplir ses salles et si ses employés doivent réinvestir leurs salaires dans l'aventure – mais de quoi vivent-ils ces gens-là? –, il est peut-être temps, malheureusement, de penser à mettre la clef sous la porte. Ou à changer de vocation. 
  
          Des centaines de propriétaires de restaurants, de bistros, de galeries, éprouvent sans doute des difficultés. Ces établissements aussi contribuent, à leur façon, à garder la culture vivante ici. Ils ne demandent pas de traitement de faveur. Les bars-spectacles sont-ils plus essentiels qu'eux? Non. L'État doit se garder de « reconnaître » tout ce qui ne fonctionne pas, ne serait-ce que pour nous éviter de passer de notre statut de « plus taxés en Amérique du Nord » à celui de « plus taxés au monde! » 
 
 
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