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Montréal, 20 décembre 2003 / No 135 |
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par
Jasmin Guénette
Pour plusieurs historiens, l'Islande médiévale (930-1262) représente le modèle d'une société libertarienne qui, pendant environ 300 ans, fut une terre de liberté et de prospérité alors que dans le reste de l'Europe les gens s'entretuaient. D'autres historiens sont d'avis que l'Islande médiévale était peut-être une société libertarienne, mais que ses habitants étaient plus pauvres que le reste de l'Europe et que la famine tuait plus de gens en Islande que dans le reste de l'Europe occidentale. |
L'Islande médiévale n'est pas le seul exemple d'une société
très décentralisée à laquelle on réfère
dans la littérature libertarienne pour tenter de démontrer
les avantages sociaux et économiques du marché, tout comme
pour illustrer que les lois et les habitudes sociales ne sont pas nécessairement
le résultat de lois votées par un parlement, mais qu'elles
sont d'abord issues de l'interaction libre des individus, antérieure
même aux textes législatifs. À ce titre, l'Irlande
celtique(1)
et le début de la colonisation de l'Ouest américain(2)
sont des exemples de systèmes très décentralisés.
Dans un texte intitulé Pour appuyer leurs positions et analyses, les historiens et commentateurs qui défendent ce point de vue s'appuient sur les sagas, des récits écrits par les gens de l'époque et qui décrivent leurs conditions de vie. Ces histoires donnent de bonnes indications sur les coutumes de l'époque. La saga de Njal présente l'histoire non pas d'un guerrier mais bien d'un avocat. Ce qui laisse croire que la société de cette époque préférait que les conflits soient réglés par l'arbitrage plutôt que par les armes. Cette abondante documentation est, selon David Friedman, comparable aux legs qu'ont laissés les philosophes athéniens. L'Islande est une île au nord de l'Europe qui s'étend sur Les premiers occupants arrivent donc vers 930. L'occupation du territoire qui va suivre sera nettement différente du développement que connaissent la plupart des pays européens de l'époque. Pour David Friedman l'Islande Les institutions de l'Islande n'étaient pas fondées sur une conception territoriale des rapports sociaux entre ceux qui étaient représentants et ceux qui étaient représentés. Il n'y avait pas de roi en Islande, mais plutôt des chefs de clan qui vendaient, aux fermiers et aux commerçants, des services de police et de protection en retour d'argent ou d'échange de droits. Certains facteurs peuvent expliquer cela, notamment le fait que les habitants de l'Islande étaient libres de ne se procurer des services de protection et de police que s'ils jugeaient utiles de le faire. Ceux qui n'échangeaient ni de l'argent, ni des droits, se protégeaient eux-mêmes. Aussi, plusieurs chefs de clan offraient des services selon certaines conditions propres à leur Le titre et les prérogatives du chef de clan n'étaient pas publics mais privés. Ils appartenaient aux chefs et non pas aux clients. Aussi, si quelqu'un voulait acheter le poste d'un chef de clan et que celui-ci trouvait la transaction intéressante, il pouvait vendre. Les mêmes conditions que celles qui prévalaient auparavant s'appliquaient pour le nouveau chef de clan vis-à-vis les fermiers et les commerçants: les accords étaient volontaires. Il est important de noter que le simple fait d'être chef de clan ne voulait rien dire si personne n'était prêt à payer pour ses services. Pour établir les lois et les règles de droit les chefs de clan se basaient sur la récitation du héraut(8) suivant l'assemblée annuelle des chefs de clan qui durait deux semaines par année et durant lesquelles les lois étaient votées, soit par les chefs de clan eux-mêmes ou par leurs représentants. Le héraut était le seul membre permanent de l'assemblée. La troisième institution politique de l'Islande médiévale était les tribunaux. Les juges et jurys étaient convoqués seulement suivant la commission d'un crime et ils étaient choisit parmi la population de l'île.
Les trois institutions mentionnées ci-haut, soit le chef de clan, le héraut et les tribunaux, étaient les principales institutions de l'Islande médiévale. Bien sûr, les relations pouvaient être bien plus complexes qu'elles ne le sont décrites dans ces pages. Mais il est possible de dire, somme toute, que les institutions politiques de cette époque ressemblaient fortement à ce que propose aujourd'hui la philosophie libertarienne: des institutions volontaires, non coercitives et marchandes. Quels sont les avantages d'une telle société? Les Vikings n'auraient-ils pas mieux fait de suivre le mode de gestion féodal en vogue à l'époque? Aussi, les conditions de vie étaient-elles réellement supérieures par rapport au reste de l'Europe de l'époque? Il est très difficile de répondre à ces questions puisque l'histoire est toujours influencée par ceux qui la racontent. Mais les sagas, ces récits islandais de l'époque, nous montrent que les institutions de l'Islande étaient différentes de celles du reste de l'Europe et que la vision des habitants sur la société n'était pas la même qu'ailleurs. Tout de même, essayons de répondre à la première question: quels sont les avantages d'une telle société? Ils peuvent être nombreux du point de vue libertarien. Tout d'abord, les services que les gens recevaient correspondaient aux coûts de production. Quand un fermier ou un marchand optait pour un chef de clan plutôt que pour un autre, c'est parce qu'il y avait, entres autres, des incitatifs monétaires pour faire ce choix. Pour que ces incitatifs se transforment en Ensuite, les informations issues de l'interaction des chefs de clan, des commerçants et des fermiers sur le marché de la sécurité et des tribunaux étaient adéquates puisque les gens qui fournissaient les services de police participaient au processus de perte et profit issu de l'activité marchande. Si, par exemple, un chef de clan décidait de vendre un procédé plutôt qu'un autre et que les consommateurs étaient satisfaits. Le résultat sera, en principe, une hausse de la satisfaction des acheteurs et peut-être aussi une hausse des ventes. Si, au contraire, un chef de clan décide d'imposer une manière de faire et que ses clients y voient des contraintes, ils quitteront dès que possible leur chef de clan. Cela pourrait aussi faire en sorte que les nouveaux clients soient moins nombreux à frapper à la porte du chef de clan pour acheter des services de protection. Le processus de perte et profit envoie une information vitale aux producteurs et aux consommateurs. Le prix sert également d'indicateur pour le consommateur et le producteur sur une très grande variété de sujets. Dans une gestion monopolisée ce genre d'information n'existe pas. S'il n'y a qu'un seul chef de clan et que celui-ci décide de mettre en place un système Y, nul ne peut alors s'y soustraire. Dans ce cas, le producteur a Enfin, les libertés individuelles sont protégées dans un tel système puisque nul n'est dans l'obligation d'interagir avec un chef de clan contre son gré. Bien sur, de nombreux avantages sont associés à l'achat d'un service de sécurité, mais si un individu juge qu'il est plus utile de ne pas s'associer à aucun chef de clan, libre à lui de le faire. Également, puisque les lois n'étaient pas toutes les mêmes, les acheteurs pouvaient tenter de trouver un producteur qui offrait des services qui répondaient à leurs principes philosophiques. Cette situation n'est pas unique, ni étrange. Par exemple, aux États-Unis, certains États appliquent encore la peine de mort alors que d'autres ne l'appliquent plus. Un individu peut dans ce cas choisir de s'établir dans un État qui ne préconise pas la peine de mort plutôt que dans un autre où la peine de mort est toujours en vigueur s'il juge, par exemple, que les coûts relatifs à un déménagement sont minimes comparés au risque d'être trouver coupable d'un délit menant à la peine de mort. L'effondrement du système libertarien Quelles sont les raisons qui peuvent maintenant expliquer l'effondrement du modèle politique et économique de l'Islande médiévale? Deux raisons complémentaires apparaissent les plus plausibles selon certains historiens. La première est la centralisation et le quasi monopole de la sécurité à partir du 13e siècle. La deuxième est l'établissement d'une taxe qui a permis le transfert du pouvoir progressivement des fermiers et des commerçants vers les familles riches qui tentaient de centraliser et de prendre le contrôle des activités de protection et de police. La monopolisation progressive du système explique en partie l'effondrement du modèle de l'Islande médiévale tel que présenté ici. Au tournant du 12e siècle, seulement cinq familles contrôlaient quatre-vingt pour cent de la fourniture de services de sécurité sur l'île. Ce qui amena des problèmes jusque-là évités en Islande. Ces cinq familles, en raison de leur position de force vis-à-vis les fermiers et les commerçants, initièrent des guerres pour contrôler les territoires qui appartenaient aux autres familles ou aux autres petits chefs de clan restés indépendants. « Originally, soon after settlement, Iceland had about 4,500 independent farms, but by the thirteenth century 80 percent of Iceland's farmland was owned by five families, and all the other formerly independent farmers had become tenants. »(12) Ces guerres ont fini par exaspérer les membres des familles et ceux qui se battaient en leurs noms, ce qui amena les gens à faire appel au roi de Norvège vers 1264. Dès que le roi prit contrôle de la situation le système changea, « During the years 1220-1262, the resulting struggle for hegemony among these mini-states broke out into open conflict, a crisis that was finally resolved only when the Icelanders, exhausted by civil war, invited King Haakon of Norway to govern them, thus bringing the Free State period to a close. »(13) On peut donc dire que ce n'est pas parce qu'il y avait une trop grande libéralisation de la production de la sécurité que le système s'est effondré, mais bien, selon les travaux de Roderick T. Long et certains autres historiens, parce qu'il n'y avait plus assez de pluralisme décentralisé et que les familles qui exerçaient le monopole sur une partie du territoire voulaient étendre leur position de force à l'ensemble du territoire. La deuxième raison qui constitue en fait l'explication de la première et qui pourrait expliquer la fin du régime est l'établissement d'une taxe territoriale vers 1096. Cette taxe devait servir à l'entretient des églises sur tout le territoire de l'île. Sauf que, comme les églises étaient souvent construites sur des terres qui appartenaient aux chefs de clan, ceux-ci prenaient l'argent destiné aux églises et le conservait et l'utilisait à leur avantage. Comme les chefs de clan ne payaient pas cette taxe, ils ont pu accumuler une fortune disproportionnée par rapport à la population en général sans pour autant que cette fortune soit le résultat d'actions sur le marché. Comme l'explique Roderick T. Long, avant cette taxe les chefs de clan se devaient de garder les coûts de service le plus bas possible pour conserver leurs clients et ils n'avaient pas de budget suffisant pour tenter d'écraser les autres chefs de clan.
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