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Montréal, 17 janvier 2004 / No 136 |
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par
Christian Michel
La popularité d'Ayn Rand dans certains cercles libéraux ne doit rien à sa philosophie de l'art. Celle-ci pourtant n'est pas dénuée d'intérêt. J'ai montré, par exemple, comment elle permet une relecture d'oeuvres magistrales produites sous les régimes socialistes et nationaux-socialistes du siècle dernier(1). Mais il est éclairant d'étendre à d'autres domaines que l'art ses fondements épistémologiques. |
La
Genèse de nos jugements de valeur
Pour Rand, au fur et à mesure que nous absorbons de l'information, nous l'intégrons et la classons selon des «jugements de valeur métaphysiques». Le phénomène perçu est qualifié de «bien», «mal», «juste», «injuste», «beau», «laid»... Cette intégration est nécessaire pour assurer à notre existence son unité et sa cohérence, son «leitmotiv» en quelque sorte. Mais chez la plupart des êtres humains, cette intégration n'est pas mûrement réfléchie. Dans bien des cas, nous procédons par généralisations fondées sur l'émotion (emotional generalizations). La satisfaction profonde que nous apportent nos oeuvres d'art favorites tient à cette intégration qu'elles opèrent entre notre philosophie consciente et nos émotions. Considérons ces séries contrastées d'expériences que nous propose la philosophe:
La contrebande des passions Cette analyse de la genèse de nos jugements, qu'Ayn Rand applique aux artistes, s'étend évidemment à ceux et celles qui ne le sont pas. Si elle a raison, on ne voit pas pourquoi les philosophes, par exemple, formeraient une humanité à part. Ils conçoivent eux aussi, dès l'enfance, un monde à partir de leurs émotions premières, et c'est ce monde, et pas un autre, qu'ils passeront le reste de leur vie à expliquer. Il existe un socle de «jugements de valeur métaphysiques», que le philosophe ne peut modifier sans menacer son identité même. Lorsque le réel contredit ses jugements, il préfère quitter le domaine de la raison pour celui de la rationalisation. Sans trop de risque, car il sera suivi et conforté par ceux qui partagent ses «généralisations fondées sur l'émotion». La philosophie même d'Ayn Rand est d'ailleurs un excellent exemple de ce passage en contrebande sur le territoire de la raison des préférences et des sympathies de son auteur. En ce sens, Bachelard n'a pas tort de dire que toute théorie est une confidence sur nous-mêmes. Nous avons souvent rencontré chez autrui, et nous lui avons opposé, des convictions qu'aucune logique ne pouvait déraciner. Pour s'en tenir au petit univers des libéraux, on voit que pour certains la possession d'armes à feu, l'attachement à Israël, les convictions religieuses, l'anti ou le pro-islamisme, et, bien sûr, la défense des libertés elle-même, ne sont pas des conclusions rationnelles. Elles peuvent l'être pour d'autres, déduites d'une longue méditation philosophique, mais pour beaucoup, elles sont des passions. Ils les ont habillées d'arguments pour les rendre présentables, mais si l'on démontait ces arguments imparablement, leur opinion ne changerait pas pour autant, puisque ces arguments ne la fondaient pas. Tant mieux. Les passions sont le sel de la terre. Je revendique les miennes. Le monde serait fade, laid, froid, si comme le souhaitait Platon, il était gouverné par des logiciens sans intérêts ni attachements (et c'est bien parce que le rêve de Platon de régler tous les conflits par la raison est irréalisable que la liberté est nécessaire, afin que les êtres humains puissent mener des projets totalement irréconciliables en s'ignorant).
De même qu'Ayn Rand oppose chez les artistes les deux visions rappelées plus haut, je crois qu'on peut en discerner deux aussi chez les libéraux. Il existe ceux qui accordent la primauté à la relation, et ceux qui ne connaissent que le Droit. Je souligne «primauté», car toute société, par définition, repose sur une production de règles, et la légitimité de ces règles est leur conformité au Droit; elles ne s'y réduisent pas cependant. Si le Droit est une toile de fond, il nous faut l'oublier pour suivre le mouvement des acteurs sur la scène. Ce sont eux et le jeu de leurs relations qui comptent. Lorsque nous sommes chez des amis, nous consommons leur propriété (leur attention, les repas préparés...), et il n'est pas besoin de faire appel au Droit pour prendre conscience du moment de partir. S'il est prudent de formaliser certaines relations (matrimoniales, commerciales...), on ne se réfèrera au contrat que si, précisément, elles échouent. Tant qu'elles sont vivantes, elles se nourrissent de dialogues, d'arrangements, de pratiques, souvent totalement contraires au contrat. L'agent exclusif travaille pour un concurrent; Madame a pris un amant; mais l'autre partie s'en accommode, et voilà. Au nom de la relation contre le juridisme. Au nom de l'esprit contre la lettre. Parce que, comme disait l'autre, la loi est faite pour l'homme, et non pas l'homme pour la loi. Fonctionnaires du Droit Il faut du courage à ceux qui privilégient la relation. Ils renoncent à avoir raison, ce qui est le plus pénible des sacrifices. Ils s'exposent. Ne s'appuyer que sur son désir et chercher la conciliation avec celui d'autrui met à nu et à risque notre propre identité. La tentation hypocrite est de camoufler le désir derrière une autorité: «Je n'y peux rien, c'est le règlement.» (il tombe à point, celui-là!) «Les "vrais" experts ont dit...». Ainsi, ce n'est plus la soif de pouvoir, de gain, de haine ou d'envie, qui motive les actions des militants, mais le «souci de la Loi», la «défense de la Nation» et des «valeurs de l'Occident», la «justice sociale», la volonté d'Allah, et, pour nombre de libéraux, la «Raison» (entendue comme celle qui donne raison à mes préférences) et «l'application du Droit». Eh oui, il existe des fonctionnaires du Droit. Peu sûrs de leur identité, ils ont besoin d'appuyer chaque prise de position sur un étai extérieur. Il ne s'agit plus pour eux de négocier une solution propre à dépasser un conflit, mais de le figer pour toujours, en décidant qui est dans «son» droit et qui a tort. Le Droit n'est plus un bien commun à gérer ensemble, mais une arme. Et, sans doute, le Droit est là. Invisible, comme notre ange gardien. Mais tout ce qui illumine notre vie et l'enrichit n'est pas de Droit: le service rendu, l'amitié, l'amour, le don, le pardon, le sourire, le partage, la création… Penser la société seulement en termes de Droit, c'est faire fi de tout ce qui nous gratifie et nous fait grandir. Comme il ne lit pas le français, je peux citer l'histoire sans qu'il se reconnaisse: un libertarien anglais interdisait à son fils de regarder la télévision, parce que, me déclarait-il, «elle est à moi». Certes, expliquer à un ado la nécessité des devoirs scolaires ou d'un long sommeil sera contesté. Le père devra argumenter. Il prendrait aussi des risques s'il mettait en jeu sa propre autorité: «Parce que je te l'ordonne». Mais, faisant appel au Droit, le père est couvert. Le Droit dédouane et il est sans réplique. Il est là pour ça, d'ailleurs, pour stopper tout dialogue. Le Droit s'impose. Mais quelle relation s'établira entre ce père et ce fils? Quelles relations se noueront dans une société qui ne connaît que le Droit? Nous n'avons pas besoin de la littérature, de Racine à Balzac à Bazin, pour le rappeler: il suffit de regarder autour de soi, les quérulents et les plaideurs sont gens de triste compagnie. Les Limites du Droit et de la raison Quelle application pratique à cette longue rumination? D'abord prendre acte que le Droit est muet sur nombre de questions qui agitent nos sociétés. Entre deux États, exorbitants du Droit par définition, le Droit ne peut trancher. Si Paul m'arrache la montre que j'ai moi-même volée, nous sommes autant voleurs l'un que l'autre. Invoquer le «droit» d'un gouvernement contre un autre gouvernement est un non-sens. Muet également, le Droit l'est sur les mesures à prendre lorsqu'il est violé. Nous pouvons établir par identification de la première appropriation et par examen des protocoles de transmission la légitimité de la propriété d'un bien, mais si cette propriété n'est pas respectée, quelle action prendre contre l'agresseur? La diversité des réponses montre assez l'ignorance où nous laisse le Droit: châtiment corporel? mutilation? travaux forcés? prison? amende? restitution ou compensation à la victime? Les fonctionnaires du Droit tiennent toute prête leur réponse simplette: cambrioler le cambrioleur, poignarder le poignardeur, violer le violeur... (ils s'étonneront après ça d'être traités d'extrême-droite, et que ce ne soit pas flatteur). Concevoir le Droit comme une sèche et désincarnée arithmétique, «oeil pour oeil», c'est voler à la victime la propriété du conflit. C'est se comporter en zélé bureaucrate du Gosplan, qui décidait à quelles conditions devaient s'effectuer les transactions entre ses administrés. Car, dans le domaine pénal aussi, seule la relation entre l'agresseur et sa victime (ou les ayants-droit) peut établir dans la négociation un nouveau contrat qui dira le Droit entre eux, qui établira entre ces individus, dans les circonstances uniques qui sont les leurs, quelles actions de l'agresseur satisferont son besoin de justice et celui de sa victime. Reconnaître que la construction du Droit n'est pas achevée et que la Raison ne dictera jamais toutes nos actions, revendiquer nos préférences plutôt que de les prétendre extérieures à nous-mêmes et les rationaliser, n'est-ce pas simplement affirmer notre liberté? 1. Voir «Unexpected Illustrations Of Ayn Rand's Philosophy Of Aesthetics», www.liberalia.com. >>
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