|
|
Montréal, 6 mars 2004 / No 139 |
|
par
Roland Granier
Un Concours d’Agrégation (d’enseignement eupérieur) de Sciences Économiques se déroule actuellement en France, ce qui se produit tous les deux ans. La désignation de son président (en l’occurrence le professeur Pascal Salin), puis de son jury (choisi selon des règles strictes par le président, préalablement désigné par le gouvernement) et enfin la publication récente d’une liste de quarante admissibles(1) viennent de donner lieu à des remous aussi ridicules qu’inattendus. |
Un
texte délirant contre le «jury Salin»
On se trouve en effet confronté à la circulation d’un texte délirant(2) parmi les économistes universitaires dont il n’est pas inutile, me semble-t-il, de faire ici et pour commencer un commentaire argumenté, d’autant que Le Québécois Libre se trouve cité à deux reprises. «Si le choix du président, puis celui du jury, a pu hier susciter l’émotion de quelques-uns et donner lieu au vote d’une motion défavorable du Conseil National des Universités, les résultats de l’épreuve sur travaux suscitent aujourd’hui une désapprobation générale.» nous dit-on pour commencer. Autrement dit l’opinion de quelques-uns est allègrement confondue avec une désapprobation générale et collective, dès les premiers développements du document. Et, en somme, la désignation d’un collègue remplissant parfaitement les conditions requises est à même d’entraîner l’émotion de certains pour une simple raison de divergence d’opinion et, surtout, de provoquer une réaction immédiate, sous forme de vote d’une motion de censure, arrachée à une importante instance nationale qui semble actuellement être majoritairement «de gauche» (mais qui ne l’a pas toujours été). Cela en dit long sur la conception de la démocratie que peuvent avoir certains de nos collègues, «de gauche» précisément. Au cours des deux dernières décennies, dans les périodes de majorité socialiste, j’ai observé, comme tout un chacun parmi mes collègues, des désignations de présidents du jury notoirement de gauche. S’il m’est arrivé de regretter, en mon for intérieur, certaines de ces nominations, ma fibre naïvement démocratique m’a toujours conduit à les accepter sans faire le moindre bruit. Tout me porte en outre à croire que nombreux furent les collègues éprouvant un sentiment identique au mien. «Il ne s’agit pas de discuter les décisions d’un jury évidemment souverain et désigné dans les règles par le Ministère. Il ne s’agit pas non plus de mettre en question l’agrégation qui demeure la modalité de recrutement privilégiée des professeurs de sciences économiques en France», écrit-on ensuite. On semble donc tenir à ce sacré concours(3) et l’on admet que la désignation de l’actuel jury est parfaitement conforme à la loi. Mais alors, pourquoi toute cette «émotion» allant jusqu’au vote d’une motion de censure par le Conseil National des Universités si l’existence de ce jury se révèle juridiquement inattaquable, de l’aveu même de ceux qui la mettent en cause! La réponse, on l’aura bien compris, est fort simple: pour la plupart de nos collègues de gauche la conformité à la légalité n’est acceptable, comme à l’accoutumée, qu’à condition qu’elle serve leurs objectifs, leur Cause, pour ne pas dire leurs fantasmes... L’utilisation préméditée de positions ambiguës vise ici, une fois de plus, à déstabiliser déloyalement l’adversaire. D’ailleurs l’aveu en est clairement fait par les signataires du texte quand ils ont le culot ou l’indécence d’écrire: «Un Jury ouvert? Mêmes associations, mêmes revues, mêmes instituts, mêmes colloques... Une sélection ouverte? Quatre membres sur sept appartiennent à la société du Mont Pèlerin, fondée par F. Hayek, dont les membres trouvent ‘’dangereuse l’expansion des gouvernements, et pas seulement dans le domaine de la protection sociale’’.» Et encore: «Le président du Jury, Pascal Salin, a été également président de cette société ultra-libérale de 1994 à 1996. Gérard Bramoullé, Enrico, Colombatto et Bertrand Lemennicier en font eux aussi partie.» Que le lecteur sache que cette litanie ignominieuse se poursuit quasiment sur une page entière, les collègues ainsi diabolisés étant toujours nommément cités et leurs soi-disant chapelles référencées. Et, incidemment, sachez que Pascal Salin, entre autres récriminations, se voit reprocher sa collaboration avec le Québécois Libre! Du jamais vu en Europe, selon moi, depuis Vichy ou le stalinisme d’un Ceaucescu. Cette proximité méthodologique dans la froide utilisation du délit d’opinion me fait frissonner et, ce, de deux points de vue: par le fait de savoir que des professeurs d’université peuvent, en 2004, se laisser aller à une action ou réaction de si triste niveau; par les lendemains, ensuite, que peuvent laisser prévoir, si nous n’y prenons tous garde, de telles atteintes à la liberté d’opinion et d’expression. Il est hélas bien vrai que les militants marxistes et/ou apparentés sont depuis longtemps passés tragiquement maîtres en matière de «re-conception» des libertés privées et publiques. Dénonciations scandaleuses Mais nos très chers camarades ne s’arrêtent pas là, loin s’en faut. Le jury «Salin» vient en effet de faire 40 admissibles sur 107 candidats, le nombre de postes à pourvoir étant de 15. Et l’on nous déclare tranquillement: «Parmi les candidats élus, au moins 6 ont un profil très proche de celui du courant majoritaire du jury et un dossier scientifique moins étoffé que certains candidats exclus.» Diable! Je crois rêver! Ayant plus ou moins appris, moi aussi, à lire et à compter, il me semble que cela peut vouloir également dire qu’une large majorité de candidats «élus» (peut-être 34 sur 40…) n’ont sans doute pas un profil proche du courant majoritaire du jury(4). En outre la notion même de souveraineté d’un jury implique que celui-ci soit seul juge et responsable du tri qu’il fait entre admissibles et non-admissibles! Nier cette réalité c’est nier la pertinence de l’institution «concours» dont on se déclare par ailleurs ne pas être l’adversaire! Et si le résultat publié (par un jury déclaré «souverain» et «désigné dans les règles») n’est pas conforme à celui que produirait un «tribunal démocratique et populaire» je n’y vois personnellement que des raisons de m’en réjouir et, avec bien d’autres à l’évidence, de proclamer publiquement et hautement ma totale satisfaction. Enfin, et là nous atteignons le comble de l’inacceptable dans l’arbitraire, l’impudence et l’agressivité gratuite, on ne se prive pas, dans ce texte aussi pernicieux qu’étonnant et grotesque, de désigner nommément les six candidats admissibles (et minoritaires) suspectés d’avoir bénéficié d’on ne sait trop quel favoritisme idéologique. Le lecteur non informé doit savoir que les Agrégations d’Enseignement Supérieur sont parmi les concours les plus difficiles, les plus longs aussi et donc les plus usants d’un point de vue psychologique. Est-il dès lors normal et acceptable de voir quelques clabaudeurs en mal de majorité tenter une déstabilisation de candidats respectables (ils le sont tous à mes yeux), qui n’ont en rien démérité, et qui se sentent, en l’affaire, l’objet d’une vindicte aussi arbitraire que soudaine et inattendue? Les éminents collègues promoteurs et/ou signataires de ce texte moralement écoeurant ont-ils la moindre conscience des dégâts qu’ils commettent? Dans l’affirmative faudrait-il en déduire qu’ils prennent intentionnellement, au seul prétexte d’une divergence d’opinion ou d’approche scientifique, le risque de détruire des carrières, voire des équilibres humains? Entrevoient-ils que les dénonciations(5) à la fois scandaleuses et fallacieuses auxquelles ils procèdent relèvent (qu’il s’agisse de membres du jury ou de candidats) d’une diffamation pure et simple? Comble du ridicule(6) une certaine «école aixoise» est attaquée à diverses reprises dans ce texte, au prétexte qu’elle enseigne et diffuse «des discussions centrées sur l’école autrichienne». J’avoue mal voir en quoi cette dernière serait moins recommandable que bien des gloses interminables centrées sur Le Capital ou sur La Production de Marchandises par des Marchandises. Quant à la tendance aixoise il convient de savoir qu’elle se ramène à l’existence d’un groupe d’enseignants qui ont fondé un excellent DEA(7) (régulièrement reconduit depuis plus de 20 ans au terme de procédures d’habilitation toujours longues et tatillonnes) dans lequel interviennent divers collègues («maison» et «invités») parmi lesquels des professeurs, des maîtres de conférences (généralement agrégatifs) et quelques étudiants «avancés» (doctoratifs, docteurs, agrégatifs). Il se trouve que tous ces gens se rencontrent périodiquement à l’occasion de séminaires liés au DEA ou de soutenances de mémoires et de thèses. Ils ne sont, entre eux, ni parents, ni alliés. Au nom de quoi estime-t-on choquant qu’à l’occasion ils se rencontrent aussi des deux côtés de la barrière d’un concours prestigieux? Voudrait-on nous faire croire que pareille situation ne s’est jamais présentée à l’occasion d’une présidence «de gauche» du jury? Ou, hypothèse plus cocasse encore, que jamais un «président de gauche», à la vertu drapée de rouge ou de rose soutenu, n’aurait supporté ou ne supporterait aujourd’hui pareille compromission(8)? Vraiment, sous quelque aspect qu’on la prenne, la farce est tristement sinistre.
Reste l’accusation de collaboration avec le QL. Quand j’ai moi-même proposé mes services à cette cyber-revue je n’ai vraiment pas eu le sentiment de me compromettre avec le diable. Ayant préalablement lu bien des articles qui s’y trouvent publiés je n’ai jamais eu l’impression de me trouver incité à la haine raciale ou à une quelconque intolérance méthodologique ou idéologique. J’y ai simplement trouvé un lieu d’exposés, de discussions (y compris avec les lecteurs) et de combat (certes!) en faveur de la liberté économique et sociale. Les articles de Pascal Salin, toujours pénétrants, intelligents et sereins contribuent à ces discussions, débats et combats et, aussi, à conforter le niveau intellectuel déjà respectable de cette revue. Et, du côté des candidats au Concours, j’en pense autant des interventions (également stigmatisées dans ce texte) de Jean-Louis Caccomo. À son propos, d’ailleurs, je tiens à souligner qu’il est originellement un étudiant aixois (un de plus!) en Économie... mais pas de l’université où fleurit l’École autrichienne. De l’autre, au contraire. De celle où la «droite» se trouve très largement minoritaire!!! J’aurais aimé que les rédacteurs de la motion se plaisent aussi à le signaler, voire à le souligner. À vrai dire nos «camarades» signataires de ce texte on perdu un somptueuse occasion de se taire. Car observant, depuis plus de 30 ans, la démultiplication des voies d’accès à la fonction professorale ainsi que les «alternances» des présidents du Concours d’Agrégation (assez largement liées, c’est vrai, aux alternances politiques) qui demeure indiscutablement la «voie royale», je me suis forgé la conviction qu’au fil du temps chaque candidat méritant vraiment de devenir professeur finit nécessairement par trouver la voie et l’opportunité qui répond le mieux à son tempérament et à son profil. Si bien que, dans le long terme, les recrutements se complètent et se compensent, donnant ainsi satisfaction à tous ceux qui le méritent. Sans qu’il soit besoin de se lancer dans des attitudes irresponsables et d’ameuter outrancièrement les populations chaque fois qu’un Jury est suspecté de modifier la couleur politique du Concours d’Agrégation. Centralisme et monopole étatiques Mais une autre affaire nous amène évidemment à nous demander comment l’enseignement supérieur français(9) a pu en arriver à une telle situation. Si l’on part des facteurs les plus larges pour s’acheminer ensuite vers les causes les plus immédiates on rencontre pour commencer le centralisme français dont on retrouvera, selon les uns ou les autres, les sources dans le colbertisme(10), le jacobinisme, l’ère napoléonienne et qui se trouva renforcé, au 20e siècle, par le noyautage marxiste d’une bonne partie de notre Administration (Front Populaire, puis participation du Parti Communiste au premier gouvernement de la France Libre et, enfin, participations des communistes aux divers gouvernements socialistes que nous avons connus à partir de 1981, sans oublier les diverses pénétrations réalisées par l’extrême et l’ultra gauche depuis 1968(11)…). En bref l’amour des Français pour le centralisme et le parapluie étatique leur paraît la chose la plus naturelle du monde, car c’est le fruit d’une maturation séculaire profondément enracinée dans les structures mentales de nos concitoyens, dans leur culture si l’on préfère. Et c’est bien là, à mon sens, le plus inquiétant, car c’est une véritable révolution culturelle qu’il faudrait provoquer pour sortir de l’ornière du centralisme et de l’envahissement étatique. À quoi l’on peut naturellement ajouter, sans grand risque d’erreur, les méfaits de la social-démocratie et notamment le développement de l’esprit d’assistance qui s’est exacerbé avec la crise économique, surtout avec l’explosion et l’indemnisation du chômage dès 1974-75. Il est à mon sens particulièrement clair que le septennat de Valéry Giscard-D’Estaing n’a pas arrangé les choses en pratiquant une indemnisation du chômage à la générosité démentielle(12) et une progression des prélèvements obligatoires digne des démocraties populaires, ou presque. Le tout s’étant assorti d’une extraordinaire ambiguïté en ce sens que ce mandat se présentait très officiellement sous l’étendard d’un libéralisme qui n’était en fait que façade, attitude politique à la limite du comportement dolosif. Mais on ne peut, hélas, refaire l’Histoire. Dans une perspective plus proche des problèmes universitaires, l’installation progressive, mais néanmoins ferme et certaine, du contexte que nous venons de décrire a constitué un terreau de premier ordre pour l’enracinement des conséquences les plus pernicieuses de la «révolution» soixante-huitarde! Planification et démocratisation Le centralisme des institutions et des choix de politique d’éducation, légué par Jules Ferry, n’a pas eu de conséquences très graves sur les cycles supérieurs tant que la croissance économique et la progression des niveaux de vie n’avaient pas débouché sur ce phénomène qu’on a qualifié, au cours des trente glorieuses, de «démocratisation» des études universitaires ou encore d’émergence, dans l’ensemble du pays, d’un «enseignement supérieur de masse». Mais l’accès – par ailleurs hautement positif – du «plus grand nombre» de citoyens au second cycle des lycées puis aux études universitaires a rapidement provoqué(13), dès le milieu des années 1950, un encombrement (mesurable en termes d’insuffisance de moyens financiers, de locaux et d’enseignants compétents) difficilement acceptable et qui, pourtant, ne cessa de s’aggraver jusqu’à la fin des années 1970. Et l’on voit bien, ici, les insuffisances d’une centralisation abusive doublée de toute la prétentieuse insuffisance d’un constructivisme forcené. Pour ne prendre qu’un exemple fort simple, notre planification indicative(14), alors à son zénith de popularité, fut incapable d’imaginer l’induction, par une croissance économique soutenue, d’une participation sans cesse élargie de la population aux ordres les plus élevés d’enseignement, pas plus qu’elle ne fut capable de prendre la mesure des effets (tout à fait prévisibles) d’un «baby boom» alors triomphant sur la population scolaire à moyen et long termes(15). Et, pour le sourire, rappelons que du côté des économistes l’enseignement systématique de l’interventionnisme keynésien, considéré comme inimitable dans ses vertus régulatrices, était alors pourtant à son apogée tandis que, au service du pouvoir, la modélisation macroéconomique battait son plein. Peut-être conviendrait-il d’admettre, une fois pour toutes, que ce n’est pas par hasard que la révolte de 1968 fut d’abord estudiantine… Quoi qu’il en soit cette révolte déboucha sur quelques décisions totalement désastreuses, dont les deux plus importantes me semblent bien être d’une part l’introduction d’une forte dose de démocratie représentative dans nos universités(16) et, d’autre part, le refus du pouvoir de conférer aux universités une autonomie véritable et digne de ce nom. Et, en ce domaine, la chose s’est insidieusement faite à l’encontre du discours officiel et en contradiction avec certaines expressions consacrées par les textes les plus officiels eux-mêmes, qui se plaisaient à souligner l’autonomie enfin concédée aux universités. Sur le premier point, qu’il s’agisse de la représentation des enseignants ou des étudiants dans les diverses instances de décision des facultés et des universités(17), un véritable marché politique a ainsi surgi, exacerbant bien évidemment les ambitions individuelles, les positions conflictuelles, les intérêts partisans, les jeux d’alliance et, bien entendu, les rivalités les plus stériles(18). Que de temps perdu et soustrait aux activités de recherche du côté des enseignants, et que de temps dérobé à leur devoir d’apprendre, pour les étudiants! Les universités n’ont pas d’autonomie réelle Sur le second point, l’autonomie consentie se limite en dernière analyse aux élections des diverses instances (élections théoriquement libres, mais en fait soumises aux agissements de multiples groupes de pression), y compris des directeurs et doyens des facultés et des présidents d’université, ces derniers exerçant un pouvoir d’autant plus restreint qu’il est délimité par les contraintes suivantes:
J'ajouterais à la réaction du professeur Roland Granier trois points. Premier point: un bref historique Après que, malgré l'absence de toute base légale, certains membres du Conseil National des Universités, l'organisme suprême de gestion des carrières des enseignants de l'université, aient tenté de faire se prononcer le Conseil contre ce jury, sitôt celui-ci constitué – «information» relayée alors par Le Monde, mi-2003 –, il faut constater qu'ils reviennent à la charge avec la présente démarche qui a été répercutée, à ma connaissance, par:
Les journalistes de Libération prétendent dans leur article que: «C'est d'abord la personnalité de Pascal Salin qui est contestée. Proche d'Alain Madelin, prof à l'Université Paris-Dauphine, il est connu pour son libéralisme revendiqué. Ses pairs sont divisés sur ses compétences scientifiques. "À Dauphine, il est très isolé, selon un maître de conférences de l'université. Tout est fait pour qu'il soit le moins possible en contact avec les étudiants."» Ce paragraphe est le moins admissible de tous et Libération ne saurait dégager sa responsabilité dans le colportage de telles infamies. Néanmoins, de deux choses l'une: ou bien les journalistes écrivent la vérité et, dans ce cas, c'est l'Université Paris IX Dauphine qu'il faut poursuivre devant les tribunaux; ou bien les journalistes mentent effrontément et, dans ce cas, l'Université Paris IX Dauphine doit porter plainte contre le journal Libération. Troisième point: la question de morale Tout cela ne doit pas faire esquiver la question générale fondamentale: dans quel univers moral se situe-t-on pour avoir l'idée d'écrire un tel propos si diamétralement opposé à la réalité? Ma réponse: dans une pourriture que, peut-être, même l'URSS n'était pas parvenue à atteindre, avant de disparaître!
|
<< retour au sommaire |
|