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Montréal, 15 avril 2004 / No 141 |
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par
Pascal Salin
La réflexion sur la cohésion sociale n'est pas seulement un thème de discussion théorique ou un sujet de philosophie pour les candidats au baccalauréat. Elle a une portée pratique considérable, comme en témoigne d'ailleurs la référence fréquente à ce terme dans les débats de politique intérieure ou le fait qu'un ministre ait même été explicitement chargé de la cohésion sociale. Ce terme est particulièrement utilisé pour définir la place de l'État dans la société française et pour tenter de régler l'éternel débat entre les libéraux et les interventionnistes. Mais il n'est pas sans ambiguïté et il vaut donc la peine de rechercher sa véritable signification. |
Qu'une société humaine ne puisse pas fonctionner ni même
survivre sans un minimum de cohésion, cela est évident. Que
l'être humain soit un être social et qu'il ne puisse pas vivre
sans relations avec autrui est aussi une évidence. Mais la vraie
difficulté apparaît lorsqu'on se demande comment ces liens
sociaux doivent s'établir, comment ils doivent évoluer. Pour
les critiques d'une société libérale, hélas
si étrangement nombreux sur le territoire de l'exception française,
la cause est claire: dans une société libérale, la
liberté laissée aux individus conduirait à l'anarchie,
au désordre, à la destruction de la société.
Ce faisant, on oublie que l'individualisme libéral assure la convergence des intérêts, fait naître et évoluer les liens sociaux. Or comment la social-démocratie peut-elle agir? Nécessairement et toujours en ignorant les droits individuels. Que sont en effet la fiscalité et la réglementation, sinon des atteintes aux droits légitimes des personnes? Elles consistent à prendre des ressources légitimement créées par certains pour les donner à d'autres, à interdire aux uns d'agir dans la limite de leurs droits et de permettre à d'autres d'empiéter sur les droits d'autrui. Ainsi, l'État transforme des droits individuels en prétendus droits collectifs: on définit arbitrairement des catégories sociales ou économiques dans lesquelles on place ceux qui ne sont plus des individus, mais des citoyens, et on réalise des transferts visibles ou invisibles entre ces entités abstraites. Tout argent prélevé par l'État, parce qu'il n'a plus de légitime propriétaire, mais qu'il est censé être un «bien collectif», devient l'objet d'un conflit pour son appropriation. Et c'est pourquoi la social-démocratie est nécessairement conflictuelle. Loin de réaliser la cohésion sociale, elle la détruit. On risque alors d'entrer dans un tragique cercle infernal, celui-là même dans lequel la France – plus que la plupart des grands pays – se trouve aujourd'hui piégée. Parce qu'il ne peut y avoir de cohérence dans la social-démocratie, parce qu'elle est destructrice des véritables liens sociaux concrets et qu'elle les remplace par des oppositions arbitraires entre classes et catégories sociales, elle fait naître une demande de «cohésion sociale» à la hauteur de la cohésion qu'elle détruit. Elle suscite nécessairement la déception de tous ceux qui sont avides de subventions ou de privilèges et qui ne peuvent évidemment jamais être pleinement satisfaits. Elle ne peut donc être que la source de conflits croissants. Ce processus est exactement celui que nous voyons se dérouler sous nos yeux. Ce qui frappe le plus dans la France d'aujourd'hui, ce n'est sans doute pas seulement la mauvaise qualité des indicateurs économiques – faible croissance, chômage élevé, dette publique importante –, mais c'est plutôt le climat d'insatisfaction générale, de tensions, de conflits, la lassitude des uns, l'agressivité des autres, le manque d'espérance. C'est donc faire une erreur d'interprétation majeure que de vouloir renforcer une prétendue «cohésion sociale» en utilisant les instruments mêmes qui la détruisent, c'est-à-dire toujours plus de transferts, d'impôts, de contrôles. Cela peut paraître paradoxal, mais la recherche constante de la cohésion sociale par l'interventionnisme étatique a conduit à l'éclosion de l'individualisme anarchique. Chacun sait en effet que son sort dépend peut-être davantage de ce qu'il peut soutirer aux autres grâce à la main de l'État et de ses satellites – collectivités locales, organismes «sociaux» – que de ses propres efforts. Après des années d'interventionnisme, l'État a réussi ce prodige: faire régner l'individualisme anarchique, c'est-à-dire la généralisation des conflits de chacun contre tous, au nom de la cohésion sociale et de l'intérêt général. Alors, devant ce que l'on appelle la «montée de l'individualisme», les moralistes à courte vue se lamentent, ils demandent à leurs concitoyens de faire preuve d'altruisme, de se sacrifier pour «l'intérêt général». Mais ces voeux pieux ont peu de chances d'aboutir dans le climat de lutte généralisée qui s'est installé et, au demeurant, ils seraient incapables de résoudre le problème si jamais ils étaient exaucés. Et puisque les citoyens ne veulent pas se plier d'eux-mêmes à cette morale de bazar, on va les contraindre en mettant en place des politiques de «cohésion sociale». En réalité ce qui manque à notre pays c'est l'épanouissement d'un véritable individualisme, l'individualisme libéral. Car lui seul peut pacifier la société, lui seul peut réaliser la cohésion sociale. * Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro, le 02 avril 2004.
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