|
|
Montréal, 15 juin 2004 / No 143 |
|
par
Jacques de Guenin
Dans notre pays, la pensée libérale est ancienne et profonde. Elle a été illustrée par une pléiade d'écrivains prestigieux, parmi lesquels on peut citer: La Boétie, Montaigne, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Turgot, Condorcet, Benjamin Constant, Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat, Victor Hugo, Alexis de Tocqueville, Gustave de Molinari, Jacques Rueff, Bertrand de Jouvenel, Raymond Aron, Jean-François Revel. À vrai dire, la pensée libérale est si prestigieuse qu'elle fait de l'ombre aux hommes de pouvoir. Aussi la dénigrent-ils sous des vocables variés, et se gardent-ils bien de l'enseigner dans leur système d'éducation. Si bien que les idées les plus fausses courent à son sujet. Mon ambition est de rétablir la vérité en définissant avec précision ce qu'est le libéralisme, et en montrant l'implacable logique qui lie ses différents concepts. |
Mais si vous avez des convictions libérales, et si vous voulez défendre
efficacement vos idées, la logique ne suffit pas. La plupart des
gens ne sont pas disposés à se battre pour des raisonnements,
si même ils veulent bien les écouter. En revanche ils sont
prêts à se battre, voire à mourir si nécessaire,
pour des principes moraux. Je vais donc m'efforcer de montrer que le libéralisme
est non seulement le système le plus efficace sur le plan économique,
mais encore le seul système social moralement cohérent.
Le libéralisme c'est d'abord une morale individuelle, ensuite une philosophie de la vie en société dérivée de cette morale, enfin seulement, une doctrine économique qui se déduit logiquement de cette morale et de cette philosophie. Cette morale repose sur deux concepts-clés:
L'homme a un cerveau développé qui lui permet:
Voyons maintenant quelles conséquences on peut tirer de ces deux principes. 1) Pour assurer sa vie, l'homme doit produire des biens qu'il pourra consommer, stocker, ou échanger, et des services qu'il pourra échanger contre d'autres biens ou services. Celui qui n'a pas droit au produit de ses efforts n'a pas la certitude de pouvoir entretenir sa vie de la façon qu'il le désire. L'homme qui produit alors que d'autres disposent de ce qu'il produit est un esclave. La propriété acquise par l'effort et la raison est donc une condition impérative de l'exercice de la liberté. Celui qui produit et échange gagne ce qu'il a. Il ne donne ni ne prend ce qui n'est pas mérité. Il ne s'attend pas à être payé sur sa bonne mine, ou sur ses plaintes, ou sur l'expression passive de ses besoins, mais sur ses réalisations, sur ce qu'il a accompli. Réciproquement, la propriété acquise par la force, le vol, ou la tromperie, est en contradiction formelle avec la morale libérale. La règle peut-être la plus forte du libéralisme, est qu'on ne doit rien obtenir des autres par la coercition, mais seulement avec leur consentement. 2) L'homme produit au prix d'un effort, en utilisant sa raison. Il obtiendra des résultats d'autant meilleurs qu'il fera plus d'efforts et utilisera mieux sa raison. C'est la seule source d'inégalité cohérente avec la morale libérale. Le corollaire est que la morale libérale ne tolère pas l'inégalité devant la loi, quelles qu'en soient ses formes: l'esclavage, les castes, les titres nobiliaires, les privilèges. Pour satisfaire des objectifs qui dépassent ses seules capacités, l'individu s'associe librement à d'autres individus pour constituer des entreprises ou des associations bénévoles. Les premières cherchent à faire un profit qui est partagé entre les associés. Les secondes vivent de cotisations et de dons, et leurs membres ne sont pas censés tirer un profit personnel de leur adhésion. L'existence de la société améliore considérablement l'efficacité de l'individu dans sa recherche du bonheur par l'effort et la raison. Réciproquement, la recherche individuelle du bonheur par l'effort et la raison engendre des conséquences extrêmement positives pour la société. D'abord, la comparaison de ses résultats avec ceux des autres permet de progresser – à condition que le jugement ne soit pas altéré par l'envie. Ainsi la recherche de l'efficacité fait progresser la morale. Ensuite, s'il jouit de la liberté, l'homme peut créer, inventer de nouvelles voies. Ce faisant, il enrichira aussi les autres. L'homme qui fournit seulement un travail physique consomme à peu de choses près l'équivalent de la valeur qu'il produit. L'homme qui produit une idée, une invention, ne reçoit qu'une infime partie de la valeur qu'il a ajoutée au patrimoine de l'humanité, et dont un nombre illimité de personnes bénéficiera. Enfin, l'individu peut obtenir les biens ou les services qu'il ne peut ou ne veut produire lui-même, grâce à l'échange, sanctionné par un contrat si l'échange s'accomplit dans la durée. Lorsque l'échange est libre, les deux parties y trouvent leur satisfaction et aucun tiers n'est lésé. Les échanges favorisent les rapports pacifiques entre les hommes et contribuent à la moralisation de ces rapports. Pour que les échanges soient efficaces, ils doivent exclure le mensonge. Les échanges au sein de sociétés un peu complexes exigent donc la confiance.
Ainsi, si aucune autorité n'intervient pour lui dicter ses choix, l'homme peut choisir le travail qu'il préfère, se spécialiser dans ce travail, et aller aussi loin dans la voie du succès que sa volonté et son talent le permettent, sous la réserve importante que ce travail ait un intérêt pour d'autres. Lorsque les hommes sont libres de leurs échanges, c'est le meilleur produit et le meilleur jugement qui l'emportent dans tous les domaines de l'action humaine, qui élèvent continûment les niveaux de vie et de pensée de tous ceux qui y participent. Contrairement aux anciens rois et seigneurs féodaux, aux dictateurs modernes, et même aux représentants de nos gouvernements, le chef d'entreprise n'obtient rien par la force: il sert autrui. Il doit satisfaire ses clients, et il perd tout pouvoir dès qu'il n'est plus en mesure d'assurer de meilleurs services que ses concurrents. La plus grosse entreprise perd sa puissance et son influence dès qu'elle perd ses clients. Le profit va seulement à celui qui a compris ce que veulent les autres. Il n'en est pas de même pour les activités de l'État, qui ne connaissent aucune sanction. Ceci a été parfaitement exprimé par la grande philosophe et romancière américaine Ayn Rand, dans son roman fameux, mais malheureusement non traduit en français, Atlas Shrugged. Dans ce roman, un système totalitaire s'insinue peu à peu dans l'État américain. Le Héros, Hank Rearden, un self-made man, subit un procès parce qu'il ne se plie pas volontairement aux demandes du pouvoir. Comme dans tous les procès totalitaires à leurs débuts, le pouvoir espère que Hank Rearden s'accusera publiquement en échange de sa liberté. Mais Hank Rearden est d'une autre trempe. Voici ce qu'il dit à ses juges:
L'homme libre et responsable, nous l'avons vu, cherche à s'associer à d'autres personnes pour satisfaire des objectifs qui dépassent ses seules capacités. Il fait ainsi partie de groupes, comme sa paroisse, son quartier, ou sa commune. Ces groupements peuvent à leur tour s'associer pour accomplir des objectifs encore plus ambitieux. Mais les groupes d'ordre supérieur ne doivent pas retirer aux groupes d'ordre inférieur (dont le plus petit est l'individu), ce que ces derniers peuvent accomplir eux-mêmes: c'est le fameux principe de subsidiarité. Pour le libéral, l'État lui-même devrait être une association d'ordre supérieur à laquelle les associations d'ordre inférieur, telles que les communes, délégueraient certains pouvoirs et certains moyens, selon le principe de subsidiarité. Mais nous vivons depuis toujours dans un schéma strictement inverse où l'État dispose de tous les pouvoirs et ne consent à déléguer quelques petits espaces de liberté aux citoyens que lorsque ceux-ci le lui arrachent. L'État est le plus grand danger potentiel pour l'individu, car il détient le monopole de l'usage de la force contre des victimes isolées et désarmées, et ce pouvoir attire comme des mouches les hommes ambitieux. Année après année, les rapports d'Amnesty International sont remplis des horreurs perpétrées par les États: les guerres, les massacres, les déplacements de population, les camps de concentration, les destructions, les enlèvements, les détentions arbitraires, les tortures, les famines, les persécutions, les confiscations. À défaut de pouvoir reconstruire les institutions selon le principe de subsidiarité, les libéraux s'efforcent de limiter le pouvoir des États. Ce sont eux qui ont inventé le principe de séparation des pouvoirs, si difficile à mettre en oeuvre, même dans notre vieille démocratie. Ce sont eux qui ont inventé la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 pour protéger les individus contre l'État. Mais le libéral est conscient que si l'homme peut acquérir des biens par l'effort et la raison, il peut aussi les acquérir aux dépens des autres. Il accepte donc comme un moindre mal une autorité dont la seule vocation serait précisément de faire respecter les droits individuels. En pratique cela veut dire un État limité aux seules fonctions dites «régaliennes»: la Justice, la Police, et la Défense Nationale, ce qui implique une Diplomatie. Toutes les autres fonctions sont mieux accomplies par la libre association d'individus selon le principe de subsidiarité. Il est bon de rappeler que cette vision d'un État minimum était celle des fondateurs de la démocratie américaine:
|