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Montréal, 15 juin 2004 / No 143 |
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par
Gilles Guénette
Vous croyez que le droit d’auteur est une noble chose? Qu’il protège les artistes? Qu’il permet une plus grande diversité culturelle? Free Culture – How Big Media Uses Technology and the Law to Lock Down Culture and Control Creativity vous fera voir les choses… différemment. Son auteur, Lawrence Lessig, n’est pas contre le concept du droit d’auteur, il est contre ce qu’il est devenu au fil des ans – et des amendements législatifs. Parce qu’il a évolué le concept, mais pas dans le bons sens. Les
RCA de ce monde
Quatre brevets ont été délivrés à Edwin
Howard Armstrong en 1933 pour une invention qui allait révolutionner
le monde de la radio: le FM. Cette nouvelle technologie permettrait des
transmissions d’une qualité sonore inégalée tout en
mettant fin au problème de friture sur les ondes. Le FM, et son
inventeur, étaient voués à un brillant avenir.
Sauf qu’à l’époque, Armstrong était à l’emploi de RCA. Et RCA était l’un des principaux joueurs dans le marché de la radio AM. En 1935, il y avait environ 1000 stations de radio AM à travers les États-Unis, et celles qui étaient situées dans les grandes villes étaient toutes propriété d’une petite poignée de réseaux. |
Heureux d’apprendre qu’un de ses employés, et ami, avait enfin trouvé
une façon d’améliorer la transmission radio, le président
de RCA, David Sarnoff, a vite déchanté lorsque Armstrong
lui en a fait la démonstration: « J'ai pensé qu’Armstrong
inventerait une sorte de filtre qui éliminerait la friture de la
AM. Je ne pensais pas qu’il allait déclencher une véritable
révolution – en lançant une nouvelle industrie pour concurrencer
la RCA.»
Comme l'invention de Armstrong menaçait son empire, Sarnoff l'a gardée bien à l’abri, insistant sur la nécessité de la soumettre à de plus amples tests. Après deux années d'«essais», et devant l’impatience grandissante d’Armstrong, Sarnoff a commencé à utiliser ses contacts au Congrès pour empêcher le déploiement du FM. Pour s’en assurer, il a embauché l'ancien dirigeant de la Federal Communications Commission (le pendant américain de notre CRTC qui fêtait son second anniversaire). Le FM connaîtra son heure de gloire, mais seulement plusieurs années après sa création. Voilà une des anecdotes qu’utilise Lawrence Lessig pour démontrer comment de grandes entreprises (hier RCA, aujourd’hui Disney, Fox, etc.) utilisent le bras de l’État pour protéger leurs produits de la concurrence et la loi pour s’assurer que ceux-ci ne tombent dans le domaine public (là où elles n’ont plus aucun pouvoir sur eux, là où vous et moi pouvons les utiliser comme bon nous semble sans craindre les représailles). Comment expliquer qu’une idée à l’origine simple et correcte – créer un droit de «propriété» pour protéger le fruit du travail des auteurs et, à quelques rares occasions, la santé financière de leur famille – ait pu être modifiée à ce point? L’histoire du copyright est une longue succession d’amendements et d’interventionnisme étatique. D’hier
à aujourd’hui
En 1790, le Congrès américain a décrété
la première loi sur les droits d’auteur. Le terme initial était
d’une durée de 14 ans et renouvelable pour une période additionnelle
de 14 ans – si l'auteur était toujours en vie à la fin du
terme. Si celui-ci ne le renouvelait pas, pour quelque raison que ce soit,
son oeuvre passait dans le domaine public.
Le renouvellement du copyright était une partie cruciale du système américain. Il assurait que des protections maximales étaient accordées uniquement aux auteurs qui en faisaient la demande. Jusqu'au début du 20e siècle, seule une petite minorité d'auteurs renouvelaient leur copyright après la période initiale de 14 ans; les autres permettaient à leurs oeuvres de passer dans le domaine public.
Entre la naissance du copyright et aujourd’hui, le Congrès a prolongé les termes de protection près d’une quinzaine de fois. En 1976, le Congrès a même abandonné le concept de renouvellement du droit d’auteur. Ce qui veut dire que maintenant tous les produits culturels sont automatiquement protégés pour une période maximale de 95 années. En deux siècles, la durée de vie des droits d’auteur est passée de 14 à 95 ans. Il n’y aurait pas de problème là s’il ne s’agissait que de quelques Mickey Mouse ou Donald Duck qui ne terminent pas leur vie dans le domaine public. Mais en prolongeant toujours plus la période de protection des droits d’auteurs, on garde «verrouillées» plein d’oeuvres qui pourraient être réutilisées. On empêche une culture qui pourrait être combien plus vivante et diversifiée. Le copyright limite la création par les restrictions qu’il impose sur l’utilisation par une tierce personne d’éléments protégés. En résulte une culture de permissions. La
traçabilité, pas juste pour les bovins!
À chaque fois qu’un «créateur» veut faire référence
à quoi que ce soit, il doit d’abord en obtenir les droits. Comme
le démontre Lessig, l'exercice peut parfois s'avérer coûteux
et fastidieux – les auteurs des droits ne sont pas toujours facilement
identifiables. Pour obtenir les droits de The Simpsons, la chose
est simple, on communique avec le créateur, le producteur et le
diffuseur. Trois coups de téléphone et on sait si oui ou
non on a le Ok. Mais ce n'est pas toujours aussi simple.
Lessig suggère la mise en place d’un registre du copyright. Après tout, si on enregistre nos maisons, nos voitures, nos commerces, pourquoi les auteurs n’enregistreraient-ils pas leurs produits culturels? Il s’agit de «propriété intellectuelle», non? Pour ceux qui seraient tentés de voir là une mission impossible – il y a après tout des millions de produits culturels de par le monde –, l’auteur renvoie au registre des noms de domaine sur internet. Comme on le sait, il s’agit du registre international dans lequel sont répertoriés tous les noms de domaine du net (ex.: www.quebecoislibre.org) ainsi que les coordonnées de leurs propriétaires. Les prix d’enregistrement varient, mais demeurent accessibles. La structure est plutôt simple, son mode de fonctionnement aussi. (Intéressant de voir que Lessig se garde bien de proposer un registre public. Il dit que les fonctionnaires n'ont pas assez un esprit d'entrepreneuship pour que ça fonctionne…) Tous ceux qui créent quelque chose devraient enregistrer leurs produits de la même façon que nous enregistrons nos noms de domaine. Chaque année (ou à tous les 3, 4 ou 5 ans, c’est selon), nous les renouvelons. En plus de permettre de retracer rapidement le propriétaire d’un droit d’auteur, l’avantage d’un tel registre est de permettre aux auteurs de ne pas renouveler leurs droits – pour toutes sortes de raisons – et ainsi laisser aller leurs produits dans le domaine public où d’autres pourraient les prendre, les modifier, s’en inspirer, les relancer... sans craindre la poursuite judiciaire. Pourquoi un auteur déciderait-il de ne pas renouveler ses droits? Parce qu’il n’a plus d’intérêt à le faire. Parce qu’il souhaite que son produit soit accessible au plus grand nombre. Parce qu’il n’en est pas fier. Il y a autant de raisons qu’il y a d’individus. Le QL ne poursuivra jamais quelqu’un pour infraction à la loi sur le copyright. Nous voulons que nos idées circulent… Aussi parce que la grande majorité des produits culturels ont une durée de vie très courte. Très peu de livres se rendent en seconde impression. La plupart des films disparaissent du marché après quelques années seulement. Même chose pour les émissions de télé, les magazines, les pièces de théâtre, les recueils de poésie, etc.; 95 ans de protection pour tous ces produits potentiels, c'est trop. S'ils étaient libérés, la culture ne pourrait que s'en trouvée avantagée. Il ne pourrait y avoir que plus de produits sur le marché et dans le domaine public. Le
retour du gros bon sens
Pour Lessig, il faut retourner à ce que les pères du copyright
avaient imaginé. Il faut 1) ramener le nombre d’années de
protection à ce qu’il était au début; 2) ramener le
concept de fair use; 3) faire en sorte que les auteurs soient tenus
de renouveler leurs droits; 4) bâtir un registre de produits culturels
protégées; et 5) se débarrasser au passage de quelques
avocats.
Tout ceux qui réclament toujours plus de protections et de lois pour les «créateurs» et tous ceux qui produisent de la culture, ou qui s’y intéressent de près ou de loin, devraient lire Free Culture. Comme la culture occupe une très grande place dans nos vies, les droits d’auteur nous affectent qu’on le veuille ou non. Tous les arguments en faveur d’une plus grande libéralisation de la culture et d’Internet y sont présents. Gauchiste avoué, Lessig se garde bien de tomber dans le jeu des alter-machins qui dénoncent tout ce qui n’est pas «à but non lucratif» ou «équitable». Il est convaincu du pouvoir de la concurrence et de l’entreprise privée et en démontre extrêmement bien les forces. Concentration des médias, téléchargement de la musique sur Internet, «piratage»… Lessig traite de tout de façon éclairée. Pour ceux qui voudraient un aperçu de Free Culture, ou qui n’auraient pas les moyens de se le procurer, le livre est disponible intégralement et gratuitement sur le site de l’auteur. Pour ceux qui ne lisent pas l’anglais, une traduction française (en cours de réalisation) est aussi disponible. En voilà un qui va au bout de ses convictions! |