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Montréal, 15 juin 2004 / No 143 |
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par
Erwan Quéinnec
La révolution industrielle du XVIIIème siècle (et l’effervescence intellectuelle de cette époque), comme la croissance économique du XIXème siècle ne furent possibles que parce que, plutôt que de s’y opposer, les États laissèrent faire et/ou réformèrent leurs institutions (la fiscalité, notamment) en conséquence de ce bouleversement socio-économique. Là encore, non sans douleurs ni errances. Mais par-dessus tout, parce que les monarques tirèrent bénéfice de cette évolution. Grâce à l’impôt indirect, assis sur un commerce florissant mais aussi, de plus en plus, sur la production des manufactures, grâce au développement des marchés financiers et à la généralisation de la monnaie fiduciaire, les princes purent continuer à dépenser tant et plus (et de façon moins douloureusement ressentie), au point de réaliser ce rêve si opiniâtrement caressé par tant de monarques: l’institution de l’État-nation. |
De là l’idée, si brillamment théorisée par
Marx, entre autres, que l’Europe de la révolution industrielle est
une mosaïque d’États bourgeois. Ou, qu’en d’autres termes,
existe une collusion entre l’État et la «classe» des
bourgeois et des entrepreneurs: «en même temps que sur sa richesse,
le pouvoir de la bourgeoisie reposait sur la force de l’État – cet
État qui, par son régime juridique, par l’interdiction des
grèves et des syndicats, par les marchés publics, par la
concession des grandes ressources naturelles ou des moyens de transport,
par l’emploi de la diplomatie et de l’armée au profit des intérêts
financiers, lui procurait de larges bénéfices – ou les gaspillait
dans d’absurdes conflits» (Ardant(1),
p. 329).
1.
«L’État capitaliste» de la révolution industrielle,
un concept ambigu
Que l’État européen ait globalement respecté, voire
servi, les intérêts de la bourgeoisie industrielle et commerçante,
cela peut globalement être admis. Toutefois, la thèse de l’identité
de nature ou d’intérêts que l’on infère fréquemment
de ce «constat» (lequel est plutôt un concept, compte
tenu de son niveau de généralité et d’abstraction),
colporte quantité d’idées fausses, notamment celle consistant
à laisser croire que le libéralisme constituerait la doctrine
justificative de cette sorte d’État et qu’en conséquence,
il s’agirait là d’une idéologie de classe.
Or, d’un strict point de vue moral libertarien, les «privilèges»
financiers ou réglementaires dont jouissent les «bourgeois»
(c’est-à-dire les entrepreneurs qui ont réussi) ne sont pas
plus justifiables que ceux dont jouissent d’autres catégories de
personnes (morales ou physiques). Il est indéniable que les bourgeois
sont aussi friands de prébendes que le sont les autres individus:
goûtent-ils les restrictions à la concurrence, les barrières
douanières, les subventions publiques, les marchés publics
indéfiniment renouvelés? Assurément, oui. Les stratégies
relationnelles entretenues par les entreprises avec les pouvoirs publics,
font partie de l’arsenal de tout bon manager et l’on peut penser que celui
qui gagne la compétition économique à l’instant t
ne verra guère d’inconvénient à ce que cette même
compétition soit altérée à son avantage en
t+1. C’est pourquoi les politiques motivées par des considérations
nationales ou ploutocratiques n’ont rien de libéral. En revanche,
celles que guide le souci de continence fiscale le sont assurément.
S’abstenir d’empêcher les gens de vivre de leur travail est du libéralisme
et, bien entendu, pour tous ceux qui ne conçoivent pas que le monde
puisse fonctionner sans interventionnisme politique, il s’agit là
d’une politique bourgeoise! Or, en vérité, ce qui relève
d’une politique bourgeoise (ou conservatrice), c’est le fait d’intervenir
pour faire en sorte que les gens riches le demeurent, au moyen de quelque
rente fiscale, statutaire ou réglementaire hors le champ de la régulation
contractuelle.
Contrairement à ce que s’obstinent à penser ses détracteurs,
le libéralisme ne procède nullement d’une «éthique
de l’entreprise» ni d’une conviction selon laquelle les entrepreneurs
seraient le peuple élu (mais il n’interdit évidemment à
personne de fonder sa vocation entrepreneuriale sur ce type de conviction
morale). Il s’agit d’un système de pensée infiniment plus
puissant que celui qui entend fonder ses prescriptions sur l’éthique,
que celle-ci se nourrisse de la vertu ou de l’héroïsme présumés
des hommes(2).
Et c’est parce qu’il s’abstient de mettre la morale au service de tel ou
tel intérêt catégoriel que le libéralisme est
par essence la philosophie hostile à toute espèce
de privilège; c’est pourquoi les pays qui en respectent le plus
(ou en bafouent le moins) les principes sont aussi ceux dans lesquels les
personnes de généalogie modeste sont – de loin – les mieux
traitées. En cela, les pays dits «capitalistes» sont
beaucoup moins «bourgeois» qu’ils ne sont «embourgeoisants»
(on le leur reproche parfois, d’ailleurs). Il convient, à cet égard,
de méditer la lumineuse réflexion de J. Schumpeter: «dans
l’ensemble [...], les achèvements capitalistes n’auraient guère
pu procurer de satisfactions supplémentaires important réellement
à une personne disposant d’un budget aussi considérable que
celui du roi Soleil. [...] L’éclairage électrique n’améliore
pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un
nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques
pour les moucher. [...] La reine Elizabeth possédait des bas de
soie. L’achèvement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement
à procurer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre
à la portée des ouvrières d’usine, en échange
de quantités de travail constamment décroissantes(3)».
Ce constat historique ne sied guère à l’anti-libéralisme
militant et l’idée selon laquelle le capitalisme est un régime
monopoliste de scélérats et d’exploiteurs, propageant colonisation
et esclavagisme, est bien plus répandue. Toutes proportions gardées,
on la trouve, en filigrane, dans l’oeuvre de F. Braudel(4).
Cet historien français, incontournable pour ce qui est du sujet
ici abordé, adopte, certes, une posture «scientifique»
qui lui impose nuance et retenue. Sa rigueur d’historien est indéniable
et cette spécialité lui permet d’apporter au débat
cette réflexion de longue période qui manque si souvent au
sociologue ou à l’économiste purs (le propos de Braudel est
d’ailleurs clairement évolutionniste et, de ce point de vue, parfaitement
recevable par le libéral). Il reste que, de son oeuvre, suinte une
sorte d’antipathie désabusée à l’endroit du capitalisme
(voire de la modernité), antipathie procédant d’une approche
de l’histoire des hommes qui, parfois, donne l’impression de se faire sans
eux…
En gros, le capitalisme selon Braudel procède d’une logique de domination
oligarchique, bien que cette dernière suppose «la complicité
active de la société» (de sorte que les dominés
du système sont, avant tout, les sociétés non capitalistes);
quant à l’individu capitaliste, il n’est pas un entrepreneur mais
un profiteur ou un exploiteur de rentes (ce qui est faux sauf, bien entendu,
à nier la pertinence même du concept d’entrepreneur)… De même,
ce système est «monopoliste», ce qui, là encore,
constitue un diagnostic oscillant entre l’erreur et le simplisme(5).
L’erreur de ce type de raisonnement est facile à isoler: Braudel
fait du «capitalisme» un phénomène politique,
alors qu’aucun capitaliste n’a jamais forcé son «marché»
à l’enrichir. On remarquera d’ailleurs combien est ambiguë
cette expression de «société» ou «pays»
capitalistes, qui semble confondre les pays dans lesquels le capitalisme
libéral éclot et prospère et le fait qu’un État
serait capitaliste comme d’autres seraient «communistes», «fascistes»,
«théocratiques» ou tout ce qu’on veut, dans cette veine
qualificative. Confondre en une seule entité les idéologies
qui sont faites pour l’État même – parce que leur mise en
oeuvre ne peut pas s’appuyer sur autre chose que sur l’asservissement des
individus – et les concepts qui qualifient une pratique ou une évolution
sociales, c’est implicitement considérer que le politique a vocation
à construire la société des hommes, partout et tout
le temps. C’est précisément ce que le libéralisme
conteste et c’est pourquoi ses ennemis le détestent de la même
manière qu’ils adorent les idéologies constructivistes, parce
que leur confort intellectuel exige que tout, dans le social, soit pensé
en termes de préférences personnelles, transposées
dans l’ordre politique.
À ne voir qu’une face du capitalisme – oui, en effet, son sang vigoureux
nourrit la puissance de l’État-vampire – Braudel en livre une analyse
sinon tronquée, du moins partiale. Et de ce point de vue, son souci
de rigueur n’est pas sans lui imposer un certain embarras: ainsi, ce qu’il
baptise pudiquement de «complicité de la société»,
à l’endroit du capitalisme, est en fait une participation active
des individus, que l’historien semble vouloir se cacher. Nombreux sont
ces intellectuels savants – Braudel n’échappe pas à ce travers
– qui raisonnent de manière a-individualiste c’est-à-dire
comme si les hommes étaient des atomes sociaux déterminés
par des superstructures aussi mystérieuses qu’abstraites, que l’on
dote toutefois de comportements, voire de volontés. Or, la société
des hommes n’est pas complice du capitalisme, elle en est la matrice. Ce
sont les hommes libres qui, par leur consentement à ce qu’il crée
et propose, donnent au capitalisme, son efficacité. D’où
l’inanité de ces «thèses» relativistes faisant
comme si ce «régime» qui n’en est pas un, était
comparable à d’autres types de sociétés ou régimes
politiques, assis sur une puissance le plaçant au centre de «l’économie-monde».
Qu’en revanche, l’on fasse grief de tout un tas de choses aux États
qui se sont enrichis et consolidés grâce à lui, c’est
une autre affaire. Il est peu contestable que tout civilisé qu’il
est, l’État démocratique à l’occidentale reste l’État
tel qu’en lui-même, affecté de toutes sortes de travers, entre
autres, impérialistes. Et que cet État qui, avant le capitalisme,
demeure en gestation, ait dûment pris en considération les
doléances de quelque groupe de pression «bourgeois»,
cela ne fait guère de doute. Puisque les monarques d’Occident n’auraient
jamais pu assouvir leurs rêves de conquête (à l’extérieur)
et de stabilité (à l’intérieur) – ces mêmes
desseins que poursuivent tous les princes, depuis la nuit des temps – dans
les proportions que l’économie capitaliste a permises, comment douter
de leurs faveurs à l’endroit de nombre de commerçants, industriels,
financiers et autres acteurs-clés de l’économie? Point de
libéralisme dans tout cela, simplement un pragmatisme politique
qu’il serait d’ailleurs niais de condamner tant, à tout prendre,
la société dont il permet l’épanouissement s’avère
relativement compétitive, en terme de bonheur individuel.
Car bien que très largement fondée sur un ordre de nature
politique, l’histoire de l’Europe est quand même celle d’un continent
où les deniers circulent, où les fortunes changent de main,
où les nobles deviennent eux-mêmes bourgeois (ou prolétaires…)
et où l’individu peut, bon an, mal an, jouir d’une liberté
de possession acceptable. Confondre monarques et capitalistes au motif
de leur convergence d’intérêts, circonscrite en temps comme
en intensité, voilà une considérable erreur d’analyse,
et suggérer, comme le font certains auteurs, que la politique était
«bourgeoise» parce qu’elle favorisait fiscalement ou juridiquement
les possédants est absurde. Cette posture, fréquente, qui
consiste à interpréter l’histoire en fonction de préjugés
moraux très actuels, oublie évidemment de considérer
que les conceptions du «progrès» que cultivent tant
d’intellectuels naïfs ou opportunistes ne sont recevables que parce
que le capitalisme «non entravé» a marqué l’histoire
de l’Europe – Marx, le premier, n’a jamais envisagé qu’il pût
y avoir de communisme sans un capitalisme «bourgeois» préalable.
À ceux qui soutiennent, par exemple, que la fiscalité indirecte
est «bourgeoise» (parce qu’elle frappe riches et pauvres, dans
les mêmes proportions), je me permets d’opposer une vision absolument
inverse: en fournissant aux monarques contemporains de la révolution
industrielle une substance imposable plus grosse et plus commode que leurs
prédécesseurs n’en avaient jamais rêvée – rappelons
que les empereurs romains, déjà, cherchaient à contrôler
les routes commerciales – le capitalisme a permis de «contenir»
le poids, de prendre à sa charge (impôts sur les sociétés)
ou de raffiner le calcul de l’impôt direct, celui, qui, de tout temps,
a écrasé les petites gens et déclenché d’innombrables
révoltes et jacqueries. L’impact positif du capitalisme sur le niveau
de vie des populations occidentales est aussi de nature fiscale et c’est
un fait que devraient méditer tous ces partis politiques qui trouvent
que le «capital» n’est pas assez taxé, par rapport au
travail (ce qui est une ineptie de plus: le «capital», en effet,
est et n’est que le fruit d’un travail antérieur ayant, en conséquence,
été imposé en tant que tel. Or, en effet et tant mieux,
existe, dans les droits fiscaux européens, un principe de non cumul
d’impositions, qui n’est d’ailleurs jamais respecté).
En gros, même si le libéral peut formuler quelque prévention
à l’égard d’un État qui serait effectivement et activement
«bourgeois» – l’interdiction des syndicats doit logiquement
faire partie de ce type de préventions, aussi peu intuitif que cela
puisse paraître – il lui incombe de constater que ce favoritisme
là n’a pas empêché la société européenne
de croître et de prospérer. Il n’est hélas pas acquis
que la dynamique propre à l’État «social» qui
lui a succédé, soit dépositaire des mêmes garanties.
2.
L’État-providence ou le social au secours du national
L’histoire de l’État est donc celle d’un mouvement de balancier:
à ceux qui le nourrissent et l’entretiennent, il semble, un jour,
reprocher leur fortune, comme s’il s’en arrogeait le mérite: «messieurs
les possédants, je vous ai laissés faire. Quel est votre
tribut pour cette bienveillance?».
En ce qui concerne notre époque, le tribut prend d’abord la forme
de notre moderne impôt sur le revenu, étape marquante du processus
de socialisation des économies capitalistes(6).
La création d’impôts progressifs – curieusement qualifiés
d’«égalitaires»… – et l’extension indéfinie de
l’interventionnisme étatique, à partir de la fin du dix-neuvième
siècle, obéissent ainsi à un processus aussi complexe
qu’incoercible. Les tenants de la thèse de l’État bourgeois
ont pu vouloir expliquer que la bourgeoisie avait elle-même consenti
à l’État social par crainte de quelque chose de plus dur.
À vrai dire, la thèse inverse peut aussi bien être
défendue et Ardant ne se prive pas de susurrer que la collusion
constatée entre certains représentants du capitalisme industriel
ou financier et les partis fascistes, dans l’entre deux guerres, doit beaucoup
à l’aversion que nombre de bourgeois manifestent à l’endroit
d’une démocratie perçue non comme pare-feu, mais comme cheval
de Troie du socialisme doctrinal.
Le plus vraisemblable est que, quelles qu’aient été les préférences
ou les aversions politiques de la bourgeoisie, elles n’ont pas joué
un grand rôle dans ce qui doit être plutôt interprété
comme un pas de plus dans la marche de l’État vers la toute puissance
(car l’État est beaucoup moins bourgeois qu’il n’est toujours lui-même,
l’État, tout court, tout simplement). Les princes ont leur logique,
leurs desseins, leurs obstinations, qui viennent de loin. Les bourgeois
ont, eux, une conception minimaliste et circonscrite de la politique, dans
laquelle, rappelle Schumpeter, ils n’excellent généralement
pas.
Or, les princes de l’Europe moderne ne pouvaient pas passer à côté
de leur vocation sociale, parce que celle-ci constitue une forme puissante
et originale de légitimation de l’État-Nation. À propos
de l’instauration d’une sécurité sociale en Allemagne, à
la fin du dix-neuvième siècle, Ardant cite la phrase suivante
de Bismarck, qui se passe de commentaire: «messieurs les démocrates
joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que
les princes se préoccupent de leur bien-être» (p. 368).
Appuyé sur la noblesse puis sur la bourgeoisie, voici que l’État
riche et puissant de l’Occident capitaliste peut maintenant convertir le
peuple à sa cause, sorte de stade ultime de la légitimation
de soi. Il y eût probablement des monarques populaires mais l’État,
lui, ne le fut jamais, avant l’époque récente: Ardant nous
rappelle qu’alors que l’ordre féodal imposait souvent de lourdes
servitudes à la population, c’est contre les percepteurs royaux
que les révoltes fiscales ont toujours été dirigées.
Le social va parer à ce désamour, de manière proprement
machiavélique.
Le social au service du national, le national au service du social et pourtant,
d’un point de vue doctrinal, l’un violemment contre l’autre. Monarques
et assemblées trouvent dans l’articulation de ces deux causes matière
à un pacte difficile puisque les pratiques s’entremêlent en
même temps que les symboliques se heurtent. Les monarques se paient
de luxueuses forces armées, les assemblées, de généreuses
lois sociales. L’État grandit mais l’exécutif et le législatif
se méfient l’un de l’autre, comme ils se sont toujours défiés.
Constante de l’État, association tourmentée entre l’exécutif
et les représentants du peuple, d’accord pour imposer et asservir
mais jamais tout à fait au service des mêmes rêves ou
des mêmes ambitions. De ce pacte explosif, de ce surmenage étatique,
naissent les totalitarismes, incarnation des causes nationales/sociales
dans l’État, au mépris des droits individuels et de cette
langoureuse culture du compromis qui caractérise la démocratie
parlementaire.
La démocratie, on le sait, a, depuis, repris ses droits. Elle est
devenue solide, symbolique, même de la puissance occidentale, au
point, aujourd’hui, d’incarner la gouvernance parfaite. Le national et
le social sont toujours là, prégnants, invoqués pour
légitimer toutes les altérations à la liberté
individuelle mais ils sont filtrés par une symbolique de l’adhésion
– le vote – qui n’est pas sans évoquer celle du marché (le
fameux contrat social). Incarnation de la tempérance et de la concertation,
la loi démocratique met en scène la symbolique très
individualiste du consentement, toujours au service d’idéaux collectivistes
et/ou d’intérêts corporatistes, particularistes, communautaristes.
Dans la gouvernance démocratique se cristallise l’indépassable
sagesse du politique contemporain, celle en laquelle le citoyen est amené
à placer sa confiance, à défaut de garantie plus formelle
(ou plus stable) de ses droits. Le capitalisme rend l’État fort.
L’État fort se donne la démocratie comme justification incontestable
de tous ses agissements. Il n’agit plus au nom du peuple, il est le peuple;
il n’est plus une menace pour l’individu, il est son ange gardien.
L’on sait pourtant que la démocratie représentative, lorsque
l’assemblée est omnipotente – c’est-à-dire non bornée
par des droits individuels inaliénables – n’est qu’une forme parmi
d’autres de la tyrannie; et contrairement à ce que l’on dit si souvent,
ce n’est pas spécifiquement à la démocratie mais aux
droits individuels – les deux notions sont clairement distinctes – que
l’Occident doit sa civilisation moderne. Or, si l’idée de démocratie
est aujourd’hui si valorisée, ce n’est pas du fait d’une quelconque
fascination pour le suffrage universel. C’est parce que l’idée démocratique
à la sauce contemporaine constitue la doctrine du socialisme tempéré,
le même qui rêve de confisquer au bénéfice de
certains, la richesse créée par d’autres mais en enrobant
son dessein d’une rhétorique émolliente, transformant la
tyrannie en obscur objet du désir.
Ainsi se justifie l’État-providence. Les chiffres sont formels:
l’invraisemblable surcharge pondérale exhibée par l’État
du vingtième siècle – partout en Europe et même aux
États-Unis – provient de sa boulimie sociale. Les dépenses
de sécurité sociale (au sens large) ont augmenté partout
bien plus vite que n’importe quel autre poste de dépenses. La démocratie
est donc devenue le blanc-seing symbolique donné à un prélèvement
que rien ne limite en principe et qu’en pratique, seul le signal de déficits
abyssaux oblige à tempérer (et encore…).
Le reste est à suivre, à vivre. Quelques conclusions de cette
petite histoire du rapport entre État et liberté peuvent
pour l’heure être tirées:
Certes, les individus sont loin de naître tous avec les mêmes
chances et leur fortune initiale n’a pas toujours été honnêtement
gagnée. Mais cela ne justifie en rien le socialisme, qui ne sait
tout simplement pas, ne peut pas remédier de juste manière
aux «inégalités» – quelle problématique
ésotérique que celle-ci, en vérité – comme,
encore une fois, le démontre l’histoire des sociétés
humaines. Bref, le socialisme n’a qu’une seule réalité, une
seule justification et celle-ci est politique; il est un instrument de
légitimation du pouvoir, procédant d’une spoliation ressentie
comme aimable. On fait souvent grief aux libéraux d’être égoïstes,
au motif que ceux-ci rejettent l’État-providence (pour des motifs
qui tiennent autant à son injustice qu’à son inefficacité).
Encore une bêtise. La solidarité est, comme le commerce, une
pratique qui naît avec l’homme lui-même. Elle fut de tout temps
privée, jusqu’à ce que l’État – qui récupère
à son profit tout ce que la société peut inventer
– s’en occupe. Nul pays n’est plus doté en fondations et ONG de
toutes sortes (sans parler des donateurs) que les États-Unis, paradis
(très relatif…) du capitalisme libéral.
Les libéraux connaissent la comptabilité en partie double,
à la différence des socialistes: ils savent que «créer
une prestation sociale», cela signifie surtout «en prélever
de force le financement sur quelqu’un». De sorte que les libéraux
ne sont nullement contre la «solidarité» – je tiens
pour invivable une société dont compassion, empathie, sentiment
de la vulnérabilité humaine seraient bannis(7)
–, mais lui restituent son seul sens véritable (celui de la liberté)
et, par là même, luttent contre ses effets pervers, en termes
de justice comme en termes d’efficacité (la dégénérescence
de la solidarité en assistanat).
Voilà, schématiquement, quelques leçons libérales
que l’on peut tirer de l’histoire du développement occidental. En
souhaitant qu’un jour, la raison d’État puisse enfin devenir raisonnable
ou que les individus, plus sûrement, la contraignent à adopter
la seule posture qui lui sied au teint: celle de la modestie.
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