Montréal, 15 juin 2004  /  No 143  
 
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Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
Page personnelle
 
OPINION
 
L’HISTOIRE DU RAPPORT ÉTAT-LIBERTÉ
EN EUROPE (SUITE ET FIN)
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          La révolution industrielle du XVIIIème siècle (et l’effervescence intellectuelle de cette époque), comme la croissance économique du XIXème siècle ne furent possibles que parce que, plutôt que de s’y opposer, les États laissèrent faire et/ou réformèrent leurs institutions (la fiscalité, notamment) en conséquence de ce bouleversement socio-économique. Là encore, non sans douleurs ni errances. Mais par-dessus tout, parce que les monarques tirèrent bénéfice de cette évolution. Grâce à l’impôt indirect, assis sur un commerce florissant mais aussi, de plus en plus, sur la production des manufactures, grâce au développement des marchés financiers et à la généralisation de la monnaie fiduciaire, les princes purent continuer à dépenser tant et plus (et de façon moins douloureusement ressentie), au point de réaliser ce rêve si opiniâtrement caressé par tant de monarques: l’institution de l’État-nation.
 
          De là l’idée, si brillamment théorisée par Marx, entre autres, que l’Europe de la révolution industrielle est une mosaïque d’États bourgeois. Ou, qu’en d’autres termes, existe une collusion entre l’État et la «classe» des bourgeois et des entrepreneurs: «en même temps que sur sa richesse, le pouvoir de la bourgeoisie reposait sur la force de l’État – cet État qui, par son régime juridique, par l’interdiction des grèves et des syndicats, par les marchés publics, par la concession des grandes ressources naturelles ou des moyens de transport, par l’emploi de la diplomatie et de l’armée au profit des intérêts financiers, lui procurait de larges bénéfices – ou les gaspillait dans d’absurdes conflits» (Ardant(1), p. 329).
 
1. «L’État capitaliste» de la révolution industrielle, un concept ambigu
 
          Que l’État européen ait globalement respecté, voire servi, les intérêts de la bourgeoisie industrielle et commerçante, cela peut globalement être admis. Toutefois, la thèse de l’identité de nature ou d’intérêts que l’on infère fréquemment de ce «constat» (lequel est plutôt un concept, compte tenu de son niveau de généralité et d’abstraction), colporte quantité d’idées fausses, notamment celle consistant à laisser croire que le libéralisme constituerait la doctrine justificative de cette sorte d’État et qu’en conséquence, il s’agirait là d’une idéologie de classe.
 
          Or, d’un strict point de vue moral libertarien, les «privilèges» financiers ou réglementaires dont jouissent les «bourgeois» (c’est-à-dire les entrepreneurs qui ont réussi) ne sont pas plus justifiables que ceux dont jouissent d’autres catégories de personnes (morales ou physiques). Il est indéniable que les bourgeois sont aussi friands de prébendes que le sont les autres individus: goûtent-ils les restrictions à la concurrence, les barrières douanières, les subventions publiques, les marchés publics indéfiniment renouvelés? Assurément, oui. Les stratégies relationnelles entretenues par les entreprises avec les pouvoirs publics, font partie de l’arsenal de tout bon manager et l’on peut penser que celui qui gagne la compétition économique à l’instant t ne verra guère d’inconvénient à ce que cette même compétition soit altérée à son avantage en t+1. C’est pourquoi les politiques motivées par des considérations nationales ou ploutocratiques n’ont rien de libéral. En revanche, celles que guide le souci de continence fiscale le sont assurément.
 
          S’abstenir d’empêcher les gens de vivre de leur travail est du libéralisme et, bien entendu, pour tous ceux qui ne conçoivent pas que le monde puisse fonctionner sans interventionnisme politique, il s’agit là d’une politique bourgeoise! Or, en vérité, ce qui relève d’une politique bourgeoise (ou conservatrice), c’est le fait d’intervenir pour faire en sorte que les gens riches le demeurent, au moyen de quelque rente fiscale, statutaire ou réglementaire hors le champ de la régulation contractuelle.
 
          Contrairement à ce que s’obstinent à penser ses détracteurs, le libéralisme ne procède nullement d’une «éthique de l’entreprise» ni d’une conviction selon laquelle les entrepreneurs seraient le peuple élu (mais il n’interdit évidemment à personne de fonder sa vocation entrepreneuriale sur ce type de conviction morale). Il s’agit d’un système de pensée infiniment plus puissant que celui qui entend fonder ses prescriptions sur l’éthique, que celle-ci se nourrisse de la vertu ou de l’héroïsme présumés des hommes(2). Et c’est parce qu’il s’abstient de mettre la morale au service de tel ou tel intérêt catégoriel que le libéralisme est par essence la philosophie hostile à toute espèce de privilège; c’est pourquoi les pays qui en respectent le plus (ou en bafouent le moins) les principes sont aussi ceux dans lesquels les personnes de généalogie modeste sont – de loin – les mieux traitées. En cela, les pays dits «capitalistes» sont beaucoup moins «bourgeois» qu’ils ne sont «embourgeoisants» (on le leur reproche parfois, d’ailleurs). Il convient, à cet égard, de méditer la lumineuse réflexion de J. Schumpeter: «dans l’ensemble [...], les achèvements capitalistes n’auraient guère pu procurer de satisfactions supplémentaires important réellement à une personne disposant d’un budget aussi considérable que celui du roi Soleil. [...] L’éclairage électrique n’améliore pas grandement le confort de quiconque est assez riche pour acheter un nombre suffisant de chandelles et pour rémunérer des domestiques pour les moucher. [...] La reine Elizabeth possédait des bas de soie. L’achèvement capitaliste n’a pas consisté spécifiquement à procurer aux reines davantage de ces bas, mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail constamment décroissantes(3)».
 
          Ce constat historique ne sied guère à l’anti-libéralisme militant et l’idée selon laquelle le capitalisme est un régime monopoliste de scélérats et d’exploiteurs, propageant colonisation et esclavagisme, est bien plus répandue. Toutes proportions gardées, on la trouve, en filigrane, dans l’oeuvre de F. Braudel(4). Cet historien français, incontournable pour ce qui est du sujet ici abordé, adopte, certes, une posture «scientifique» qui lui impose nuance et retenue. Sa rigueur d’historien est indéniable et cette spécialité lui permet d’apporter au débat cette réflexion de longue période qui manque si souvent au sociologue ou à l’économiste purs (le propos de Braudel est d’ailleurs clairement évolutionniste et, de ce point de vue, parfaitement recevable par le libéral). Il reste que, de son oeuvre, suinte une sorte d’antipathie désabusée à l’endroit du capitalisme (voire de la modernité), antipathie procédant d’une approche de l’histoire des hommes qui, parfois, donne l’impression de se faire sans eux…
 
          En gros, le capitalisme selon Braudel procède d’une logique de domination oligarchique, bien que cette dernière suppose «la complicité active de la société» (de sorte que les dominés du système sont, avant tout, les sociétés non capitalistes); quant à l’individu capitaliste, il n’est pas un entrepreneur mais un profiteur ou un exploiteur de rentes (ce qui est faux sauf, bien entendu, à nier la pertinence même du concept d’entrepreneur)… De même, ce système est «monopoliste», ce qui, là encore, constitue un diagnostic oscillant entre l’erreur et le simplisme(5). L’erreur de ce type de raisonnement est facile à isoler: Braudel fait du «capitalisme» un phénomène politique, alors qu’aucun capitaliste n’a jamais forcé son «marché» à l’enrichir. On remarquera d’ailleurs combien est ambiguë cette expression de «société» ou «pays» capitalistes, qui semble confondre les pays dans lesquels le capitalisme libéral éclot et prospère et le fait qu’un État serait capitaliste comme d’autres seraient «communistes», «fascistes», «théocratiques» ou tout ce qu’on veut, dans cette veine qualificative. Confondre en une seule entité les idéologies qui sont faites pour l’État même – parce que leur mise en oeuvre ne peut pas s’appuyer sur autre chose que sur l’asservissement des individus – et les concepts qui qualifient une pratique ou une évolution sociales, c’est implicitement considérer que le politique a vocation à construire la société des hommes, partout et tout le temps. C’est précisément ce que le libéralisme conteste et c’est pourquoi ses ennemis le détestent de la même manière qu’ils adorent les idéologies constructivistes, parce que leur confort intellectuel exige que tout, dans le social, soit pensé en termes de préférences personnelles, transposées dans l’ordre politique.
 
          À ne voir qu’une face du capitalisme – oui, en effet, son sang vigoureux nourrit la puissance de l’État-vampire – Braudel en livre une analyse sinon tronquée, du moins partiale. Et de ce point de vue, son souci de rigueur n’est pas sans lui imposer un certain embarras: ainsi, ce qu’il baptise pudiquement de «complicité de la société», à l’endroit du capitalisme, est en fait une participation active des individus, que l’historien semble vouloir se cacher. Nombreux sont ces intellectuels savants – Braudel n’échappe pas à ce travers – qui raisonnent de manière a-individualiste c’est-à-dire comme si les hommes étaient des atomes sociaux déterminés par des superstructures aussi mystérieuses qu’abstraites, que l’on dote toutefois de comportements, voire de volontés. Or, la société des hommes n’est pas complice du capitalisme, elle en est la matrice. Ce sont les hommes libres qui, par leur consentement à ce qu’il crée et propose, donnent au capitalisme, son efficacité. D’où l’inanité de ces «thèses» relativistes faisant comme si ce «régime» qui n’en est pas un, était comparable à d’autres types de sociétés ou régimes politiques, assis sur une puissance le plaçant au centre de «l’économie-monde».
 
          Qu’en revanche, l’on fasse grief de tout un tas de choses aux États qui se sont enrichis et consolidés grâce à lui, c’est une autre affaire. Il est peu contestable que tout civilisé qu’il est, l’État démocratique à l’occidentale reste l’État tel qu’en lui-même, affecté de toutes sortes de travers, entre autres, impérialistes. Et que cet État qui, avant le capitalisme, demeure en gestation, ait dûment pris en considération les doléances de quelque groupe de pression «bourgeois», cela ne fait guère de doute. Puisque les monarques d’Occident n’auraient jamais pu assouvir leurs rêves de conquête (à l’extérieur) et de stabilité (à l’intérieur) – ces mêmes desseins que poursuivent tous les princes, depuis la nuit des temps – dans les proportions que l’économie capitaliste a permises, comment douter de leurs faveurs à l’endroit de nombre de commerçants, industriels, financiers et autres acteurs-clés de l’économie? Point de libéralisme dans tout cela, simplement un pragmatisme politique qu’il serait d’ailleurs niais de condamner tant, à tout prendre, la société dont il permet l’épanouissement s’avère relativement compétitive, en terme de bonheur individuel.
 
          Car bien que très largement fondée sur un ordre de nature politique, l’histoire de l’Europe est quand même celle d’un continent où les deniers circulent, où les fortunes changent de main, où les nobles deviennent eux-mêmes bourgeois (ou prolétaires…) et où l’individu peut, bon an, mal an, jouir d’une liberté de possession acceptable. Confondre monarques et capitalistes au motif de leur convergence d’intérêts, circonscrite en temps comme en intensité, voilà une considérable erreur d’analyse, et suggérer, comme le font certains auteurs, que la politique était «bourgeoise» parce qu’elle favorisait fiscalement ou juridiquement les possédants est absurde. Cette posture, fréquente, qui consiste à interpréter l’histoire en fonction de préjugés moraux très actuels, oublie évidemment de considérer que les conceptions du «progrès» que cultivent tant d’intellectuels naïfs ou opportunistes ne sont recevables que parce que le capitalisme «non entravé» a marqué l’histoire de l’Europe – Marx, le premier, n’a jamais envisagé qu’il pût y avoir de communisme sans un capitalisme «bourgeois» préalable. À ceux qui soutiennent, par exemple, que la fiscalité indirecte est «bourgeoise» (parce qu’elle frappe riches et pauvres, dans les mêmes proportions), je me permets d’opposer une vision absolument inverse: en fournissant aux monarques contemporains de la révolution industrielle une substance imposable plus grosse et plus commode que leurs prédécesseurs n’en avaient jamais rêvée – rappelons que les empereurs romains, déjà, cherchaient à contrôler les routes commerciales – le capitalisme a permis de «contenir» le poids, de prendre à sa charge (impôts sur les sociétés) ou de raffiner le calcul de l’impôt direct, celui, qui, de tout temps, a écrasé les petites gens et déclenché d’innombrables révoltes et jacqueries. L’impact positif du capitalisme sur le niveau de vie des populations occidentales est aussi de nature fiscale et c’est un fait que devraient méditer tous ces partis politiques qui trouvent que le «capital» n’est pas assez taxé, par rapport au travail (ce qui est une ineptie de plus: le «capital», en effet, est et n’est que le fruit d’un travail antérieur ayant, en conséquence, été imposé en tant que tel. Or, en effet et tant mieux, existe, dans les droits fiscaux européens, un principe de non cumul d’impositions, qui n’est d’ailleurs jamais respecté).
 
          En gros, même si le libéral peut formuler quelque prévention à l’égard d’un État qui serait effectivement et activement «bourgeois» –  l’interdiction des syndicats doit logiquement faire partie de ce type de préventions, aussi peu intuitif que cela puisse paraître – il lui incombe de constater que ce favoritisme là n’a pas empêché la société européenne de croître et de prospérer. Il n’est hélas pas acquis que la dynamique propre à l’État «social» qui lui a succédé, soit dépositaire des mêmes garanties.
 
2. L’État-providence ou le social au secours du national
 
          L’histoire de l’État est donc celle d’un mouvement de balancier: à ceux qui le nourrissent et l’entretiennent, il semble, un jour, reprocher leur fortune, comme s’il s’en arrogeait le mérite: «messieurs les possédants, je vous ai laissés faire. Quel est votre tribut pour cette bienveillance?».
 
          En ce qui concerne notre époque, le tribut prend d’abord la forme de notre moderne impôt sur le revenu, étape marquante du processus de socialisation des économies capitalistes(6). La création d’impôts progressifs – curieusement qualifiés d’«égalitaires»… – et l’extension indéfinie de l’interventionnisme étatique, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, obéissent ainsi à un processus aussi complexe qu’incoercible. Les tenants de la thèse de l’État bourgeois ont pu vouloir expliquer que la bourgeoisie avait elle-même consenti à l’État social par crainte de quelque chose de plus dur. À vrai dire, la thèse inverse peut aussi bien être défendue et Ardant ne se prive pas de susurrer que la collusion constatée entre certains représentants du capitalisme industriel ou financier et les partis fascistes, dans l’entre deux guerres, doit beaucoup à l’aversion que nombre de bourgeois manifestent à l’endroit d’une démocratie perçue non comme pare-feu, mais comme cheval de Troie du socialisme doctrinal.
 
     «Confondre monarques et capitalistes au motif de leur convergence d’intérêts, circonscrite en temps comme en intensité, voilà une considérable erreur d’analyse, et suggérer, comme le font certains auteurs, que la politique était «bourgeoise» parce qu’elle favorisait fiscalement ou juridiquement les possédants est absurde.»
  
          Le plus vraisemblable est que, quelles qu’aient été les préférences ou les aversions politiques de la bourgeoisie, elles n’ont pas joué un grand rôle dans ce qui doit être plutôt interprété comme un pas de plus dans la marche de l’État vers la toute puissance (car l’État est beaucoup moins bourgeois qu’il n’est toujours lui-même, l’État, tout court, tout simplement). Les princes ont leur logique, leurs desseins, leurs obstinations, qui viennent de loin. Les bourgeois ont, eux, une conception minimaliste et circonscrite de la politique, dans laquelle, rappelle Schumpeter, ils n’excellent généralement pas.
 
          Or, les princes de l’Europe moderne ne pouvaient pas passer à côté de leur vocation sociale, parce que celle-ci constitue une forme puissante et originale de légitimation de l’État-Nation. À propos de l’instauration d’une sécurité sociale en Allemagne, à la fin du dix-neuvième siècle, Ardant cite la phrase suivante de Bismarck, qui se passe de commentaire: «messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de leur bien-être» (p. 368). Appuyé sur la noblesse puis sur la bourgeoisie, voici que l’État riche et puissant de l’Occident capitaliste peut maintenant convertir le peuple à sa cause, sorte de stade ultime de la légitimation de soi. Il y eût probablement des monarques populaires mais l’État, lui, ne le fut jamais, avant l’époque récente: Ardant nous rappelle qu’alors que l’ordre féodal imposait souvent de lourdes servitudes à la population, c’est contre les percepteurs royaux que les révoltes fiscales ont toujours été dirigées. Le social va parer à ce désamour, de manière proprement machiavélique.
 
          Le social au service du national, le national au service du social et pourtant, d’un point de vue doctrinal, l’un violemment contre l’autre. Monarques et assemblées trouvent dans l’articulation de ces deux causes matière à un pacte difficile puisque les pratiques s’entremêlent en même temps que les symboliques se heurtent. Les monarques se paient de luxueuses forces armées, les assemblées, de généreuses lois sociales. L’État grandit mais l’exécutif et le législatif se méfient l’un de l’autre, comme ils se sont toujours défiés. Constante de l’État, association tourmentée entre l’exécutif et les représentants du peuple, d’accord pour imposer et asservir mais jamais tout à fait au service des mêmes rêves ou des mêmes ambitions. De ce pacte explosif, de ce surmenage étatique, naissent les totalitarismes, incarnation des causes nationales/sociales dans l’État, au mépris des droits individuels et de cette langoureuse culture du compromis qui caractérise la démocratie parlementaire.
 
          La démocratie, on le sait, a, depuis, repris ses droits. Elle est devenue solide, symbolique, même de la puissance occidentale, au point, aujourd’hui, d’incarner la gouvernance parfaite. Le national et le social sont toujours là, prégnants, invoqués pour légitimer toutes les altérations à la liberté individuelle mais ils sont filtrés par une symbolique de l’adhésion – le vote – qui n’est pas sans évoquer celle du marché (le fameux contrat social). Incarnation de la tempérance et de la concertation, la loi démocratique met en scène la symbolique très individualiste du consentement, toujours au service d’idéaux collectivistes et/ou d’intérêts corporatistes, particularistes, communautaristes. Dans la gouvernance démocratique se cristallise l’indépassable sagesse du politique contemporain, celle en laquelle le citoyen est amené à placer sa confiance, à défaut de garantie plus formelle (ou plus stable) de ses droits. Le capitalisme rend l’État fort. L’État fort se donne la démocratie comme justification incontestable de tous ses agissements. Il n’agit plus au nom du peuple, il est le peuple; il n’est plus une menace pour l’individu, il est son ange gardien.
 
          L’on sait pourtant que la démocratie représentative, lorsque l’assemblée est omnipotente – c’est-à-dire non bornée par des droits individuels inaliénables – n’est qu’une forme parmi d’autres de la tyrannie; et contrairement à ce que l’on dit si souvent, ce n’est pas spécifiquement à la démocratie mais aux droits individuels – les deux notions sont clairement distinctes – que l’Occident doit sa civilisation moderne. Or, si l’idée de démocratie est aujourd’hui si valorisée, ce n’est pas du fait d’une quelconque fascination pour le suffrage universel. C’est parce que l’idée démocratique à la sauce contemporaine constitue la doctrine du socialisme tempéré, le même qui rêve de confisquer au bénéfice de certains, la richesse créée par d’autres mais en enrobant son dessein d’une rhétorique émolliente, transformant la tyrannie en obscur objet du désir.
 
          Ainsi se justifie l’État-providence. Les chiffres sont formels: l’invraisemblable surcharge pondérale exhibée par l’État du vingtième siècle – partout en Europe et même aux États-Unis – provient de sa boulimie sociale. Les dépenses de sécurité sociale (au sens large) ont augmenté partout bien plus vite que n’importe quel autre poste de dépenses. La démocratie est donc devenue le blanc-seing symbolique donné à un prélèvement que rien ne limite en principe et qu’en pratique, seul le signal de déficits abyssaux oblige à tempérer (et encore…).
 
          Le reste est à suivre, à vivre. Quelques conclusions de cette petite histoire du rapport entre État et liberté peuvent pour l’heure être tirées:
    a) En premier lieu, les pays occidentaux ne doivent pas leur civilisation ni leur prospérité à l’État ou à la démocratie mais au fait que les droits individuels y aient été formellement reconnus très tôt, non par philanthropie mais par intérêt (ce qui constitue un ressort beaucoup plus puissant de l’ordre politique). En Angleterre (comme par hasard, l’Angleterre), la Grande Charte de 1215 précède de très loin la forme démocratique du gouvernement, cette dernière étant elle-même de généalogie lointaine et contenant en germes l’extension indéfinie du domaine de l’intervention d’État. On fait aujourd’hui comme si démocratie et droits individuels étaient consubstantiels l’un à l’autre, ce qui est historiquement et logiquement faux. La démocratie peut même constituer une lourde menace pour les droits individuels, comme en atteste, à titre d’exemple emblématique, l’élection au suffrage universel du chancelier Hitler, en 1933.
    b) L’État d’Occident a une histoire faite simultanément de continence et d’omnipotence. Il se caractérise, formellement, par la limitation de ses prérogatives et, d’un point de vue factuel, par l’augmentation indéfinie de ses moyens, la pratique interventionniste semblant l’emporter sur le respect des droits individuels lorsque, comme aujourd’hui, l’État fonde doctrinalement sa permanente incurie sur la figure totémique du citoyen-roi. L’État d’Occident aurait-il définitivement oublié ce qui a fait sa grandeur? L’histoire du vingtième siècle semble l’accréditer mais il serait hâtif de jouer les Cassandre et de prédire que tout est perdu. Tout libéral a ses préférences et s’émeut donc légitimement de l’État-providence. Il n’en reste pas moins qu’un verre à moitié vide est aussi un verre à moitié plein et qu’en Occident, les institutions de la liberté continuent de jouer un rôle actif et appréciable dans la configuration des sociétés humaines.
    c) Il est erroné de confondre «capitalisme libéral» et «intérêts de la classe bourgeoise». Je ne m’étendrai pas sur ce point car il suffit, pour cela, de lire Schumpeter – économiste, sociologue et historien injustement connu pour sa seule théorie – déjà magistrale – de l’entrepreneur et insuffisamment pour sa remarquable analyse de la «dégénérescence interne» du capitalisme libéral, sorte de contre-pied de la théorie marxiste. La bourgeoisie préexiste à l’État-Nation, l’État-Nation (ou démocratique) ne peut se construire sans les subsides que met à sa disposition la bourgeoisie capitaliste. Il convient donc de restituer à l’histoire son sens véritable. Quant à la collusion entre certains capitalistes et «fascisme», outre qu’elle n’est pas exclusive d’autres alliances (tiens, le prolétariat allemand ne ferait pas partie des clientèles visées par le nazisme?), elle procède de cette résignation politique dont, fondamentalement, les animateurs de l’économie ont toujours fait preuve – Schumpeter nous explique combien, et cela se comprend, les «bourgeois» sont de piètres politiques – à la recherche qu’ils sont de garanties impossibles, tributaires, pour leur prospérité même, de la demande sociale, pris en tenaille enfin, entre ces deux fléaux à la fois si antagonistes et si similaires que sont les deux totalitarismes de l’époque. L’histoire du capitalisme n’est pas celle d’une collusion avec tel ou tel ordre politique. Elle est celle d’une pratique de l’économie que ses ressorts intimes (la liberté de négocier) et son extraordinaire fécondité matérielle condamnent tôt ou tard à la dénaturation; mais une spoliation venant, ici, de l’intérieur, impossible à contrecarrer, fruit d’une époque où l’État atteint le summum de sa puissance.
    d) Il ne fait nul doute que le développement économique occidental s’est bâti sur l’initiative et l’activité d’individus, au départ plus ou moins riches, utilisant leur liberté à entreprendre, toujours en relation avec quantité d’autres individus (point d’entreprise viable sans un large «accord social»). Dès lors que les richesses créées par cette dynamique semblent incommensurables, il devient possible, pour les assemblées élues, de songer à affecter l’impôt à bien autre chose qu’aux fonctions régaliennes. De cette façon, il est parfaitement possible d’interpréter l’État-providence comme étant une institution «opportuniste», attendant que la richesse ait été créée par certains (beaucoup de monde, en vérité) pour en prélever a posteriori une partie des fruits (une sorte d’OPA à coût nul…), afin de les redistribuer en fonction d’intérêts principalement électoraux (ce qui fait beaucoup de monde aussi, opacité et irrationalité constituant une condition sine qua non de la pérennité d’une telle institution…). L’idée, toujours, paraît si généreuse qu’elle semble aujourd’hui incontournable. Si sa justification économique (la relance par la consommation) a pris un coup dans l’aile (quoique continuant d’être défendue par nombre d’économistes distingués), son soubassement moral est intact: il faut redistribuer la richesse par l’impôt, cela est bien, donc nécessaire.
          Certes, les individus sont loin de naître tous avec les mêmes chances et leur fortune initiale n’a pas toujours été honnêtement gagnée. Mais cela ne justifie en rien le socialisme, qui ne sait tout simplement pas, ne peut pas remédier de juste manière aux «inégalités» – quelle problématique ésotérique que celle-ci, en vérité – comme, encore une fois, le démontre l’histoire des sociétés humaines. Bref, le socialisme n’a qu’une seule réalité, une seule justification et celle-ci est politique; il est un instrument de légitimation du pouvoir, procédant d’une spoliation ressentie comme aimable. On fait souvent grief aux libéraux d’être égoïstes, au motif que ceux-ci rejettent l’État-providence (pour des motifs qui tiennent autant à son injustice qu’à son inefficacité). Encore une bêtise. La solidarité est, comme le commerce, une pratique qui naît avec l’homme lui-même. Elle fut de tout temps privée, jusqu’à ce que l’État – qui récupère à son profit tout ce que la société peut inventer – s’en occupe. Nul pays n’est plus doté en fondations et ONG de toutes sortes (sans parler des donateurs) que les États-Unis, paradis (très relatif…) du capitalisme libéral.
 
          Les libéraux connaissent la comptabilité en partie double, à la différence des socialistes: ils savent que «créer une prestation sociale», cela signifie surtout «en prélever de force le financement sur quelqu’un». De sorte que les libéraux ne sont nullement contre la «solidarité» – je tiens pour invivable une société dont compassion, empathie, sentiment de la vulnérabilité humaine seraient bannis(7) –, mais lui restituent son seul sens véritable (celui de la liberté) et, par là même, luttent contre ses effets pervers, en termes de justice comme en termes d’efficacité (la dégénérescence de la solidarité en assistanat).
 
          Voilà, schématiquement, quelques leçons libérales que l’on peut tirer de l’histoire du développement occidental. En souhaitant qu’un jour, la raison d’État puisse enfin devenir raisonnable ou que les individus, plus sûrement, la contraignent à adopter la seule posture qui lui sied au teint: celle de la modestie.
 
 
1. L’histoire financière de l’Antiquité à nos jours, 1976.  >>
2. M’est d’ailleurs avis que bien des gens trouveraient dans le libéralisme – s’ils se donnaient la peine d’en lire les penseurs, par exemple – ce qu’ils vont chercher dans telle ou telle religion exotique, à condition, sans doute, que ce type de «quête de sens» corresponde à autre chose qu’au souci d’avoir l’air branché.  >>
3.  Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1974, p. 100-101.  >>
4.  Je me base sur l’ouvrage suivant: La dynamique du capitalisme, Flammarion, Paris, 1985.  >>
5. La question de «capitalisme et  monopole» mérite un traitement spécifique. Bornons nous à remarquer que les accusations de «monopole» parfois adressées au capitalisme sont exactement du même tonneau que celle dont on chargerait un coureur de cent mètres du pur et simple fait qu’il est devenu champion olympique. Bien des théoriciens de l’économie et de la société raisonnent exactement comme un commentateur sportif qui nous expliquerait qu’une course n’est juste ou «optimale» qu’à condition que tous les concurrents franchissent la ligne d’arrivée en même temps...  >>
6. Comme l’illustre la remarquable citation du chancelier Gladstone (chancelier britannique conservateur), en 1889 (relatée par Ardant, p. 356): «quand vous êtes une fois embarqué dans le système de la progression, vous n’avez plus de règle, plus de borne pour guider vos pas. Il n’y a plus de principe de justice qui vous dise où vous arrêter. C’est cette absence de limite qui fait que les socialistes du continent ont toujours favorisé cette doctrine». Y a t-il, aujourd’hui, un Gladstone dans nos hémicycles?  >>
7. Ce genre de fantasme spartiate caractérisant les sociétés militaires (le fascisme au premier chef, dans son volet doctrinal, en tout cas) et non, bien entendu, les sociétés libres.  >>
 
 
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