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Montréal, 15 août 2004 / No 145 |
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par
Mathieu Laine
L’affaire de la fausse agression du RER D(1) illustre parfaitement le fait que la victime est devenue la meilleure amie de l’homme politique. À droite comme à gauche, tous se sont en effet rués pour condamner haut et fort des faits qui n’ont en réalité jamais existé puisqu’ils sortaient tout droit de l’imaginaire instable d’une mythomane. L’embrasement politico-médiatique que cet odieux mensonge a suscité nous donne cependant l’occasion de dénoncer l’une des dérives les plus profondes de notre société: le culte de la victime médiatique. |
De
bons sentiments et d’émotions cathodiques
Ce phénomène relativement récent se fonde sur un schéma trop souvent ignoré: à l’heure où l’État-providence ne fait plus recette, les hommes politiques cherchent, par tous les moyens, à conforter leur pouvoir. Pour ce faire, ils tentent d’élargir leur champ de compétences à un certain nombre de sujets dont la principale caractéristique consiste à être particulièrement rassembleurs. De plus en plus, l’État se veut ainsi le chantre de la paix, de la lutte contre les grandes maladies, du combat contre l’injustice et l’intolérance et du rejet de la violence, de l’incivilité, des insultes et des discriminations. Tout sujet susceptible de toucher le plus grand nombre fait désormais fureur dans les couloirs de la République. Ces thématiques ont en effet le très grand avantage de ne pas attirer d’opposants (sauf à passer pour un cynique ou un égoïste sans coeur), de donner l’illusion de l’action et de détourner les électeurs des sujets qui fâchent (finances publiques dans le rouge, croissance en panne, taux de chômage à deux chiffres, etc.). Les bons sentiments et l’émotion cathodique étant particulièrement à la mode chez nos dirigeants, les victimes ne pouvaient qu’être mises à l’honneur. Le temps médiatique a, bien entendu, contribué à accroître leur sacralisation en privilégiant le sensationnel sur le fond et en imposant son rythme aux détenteurs du pouvoir. D’où la surenchère compassionnelle quand une victime est propulsée sous les feux des projecteurs; d’où également l’absence de vérification tant, au jeu dangereux du communiqué de presse le plus rapide, l’élu qui ne condamne pas dans les tous premiers instants un événement «symbolique» prend le risque de perdre la partie médiatique. Il y a pourtant, sans aucun doute, une véritable réflexion de fond à mener sur le traitement des victimes dans notre système judiciaire, et notamment dans le procès pénal. La victime doit ainsi être mieux accueillie dans les tribunaux, une place doit lui être officiellement réservée dans les prétoires et elle doit être davantage informée du déroulement de la procédure. Si la présomption d’innocence fait, à juste titre, l’objet de toutes les attentions et si nombreux sont ceux qui se sont montrés très vigilants pour que la défense bénéficie d’une protection juridique solide, la victime a, pendant longtemps, été la grande absente des tables rondes et il serait donc sain que des intellectuels et des praticiens se penchent sérieusement sur son statut afin qu’il soit repensé et si possible amélioré. Une nouvelle version du clientélisme public Mais le temps de la réflexion n’a rien à voir avec l’empressement, aux limites de la décence, qu’ont certains personnages publics à s’emparer de quelques victimes bien en vue pour leur donner l’occasion de jouer les chevaliers blancs et parfaire ainsi, à grand renfort de caméras, leur stratégie de communication.
Car l’obsession de la prise en charge des victimes médiatiques n’est pas dénuée d’effets pervers. Elle donne notamment aux citoyens le sentiment que l’État peut tout et qu’il a non seulement la compétence mais aussi la légitimité pour mettre l’homme à l’abri de toutes les souffrances, quitte à porter atteinte aux droits naturels des individus pour atteindre le but tant recherché de la sécurité et du bien. Elle entretient aussi le phénomène de déresponsabilisation des personnes et favorise le sentiment que nous sommes tous un peu victimes de quelque chose ou de quelqu’un et que nous sommes, en conséquence, tous dépendants et redevables des protections offertes par les hommes de l’État. Il paraît également saugrenu que, selon qu’une agression a été proférée sur tel ou tel motif ou à un moment plus ou moins éloigné d’un grand discours politique, les victimes de faits identiques finissent soit dans un commissariat, soit dans le bureau d’un ministre. Derrière ce primat du contexte et cette fébrilité du politique se cache en réalité une nouvelle version du clientélisme public qui veut que certaines victimes, parce qu’elles sont, à un instant donné, plus médiatiques, bénéficieront d’un traitement de faveur et pourront invoquer, plus que d’autres, le droit à la protection bienveillante de la Nation. Par son intervention, le politique se rend donc indirectement complice d’une atteinte au grand principe de l’égalité des droits et entretient l’image détestable d’une justice à géométrie variable. Même si elle est très souvent fondée sur de bonnes intentions, il faut donc demeurer vigilant face à l’approche utilitariste qu’ont parfois les hommes politiques des victimes qu’ils contribuent à pousser sur le devant de la scène. Il faut plutôt plaider pour un véritable travail de fond qui seul pourra mettre fin à l’ère de la «victimomania» qui s’est récemment ouverte et qui ne semble malheureusement pas près de se refermer.
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