Montréal, 15 août 2004  /  No 145  
 
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Christoph Blocher est conseiller fédéral en Suisse. Il représente l'Union démocratique du centre (UDC). Ce discours a été prononcé à l'occasion de la Fête nationale 2004 à Herrliberg.
 
MOT POUR MOT
 
SUISSE: LE COMBAT POUR LA LIBERTÉ EST UN CONSTANT RECOMMENCEMENT
  
par Christoph Blocher
 
  
          Cette année aussi, nous autres Suisses commémorons la naissance de notre Etat non pas en un lieu unique, mais un peu partout dans le pays, dans les villages, dans les quartiers, en famille ou entre amis. C'est aussi pour souligner cela que je tiens cette année mon discours dans ma commune de domicile. Nous allons en effet célébrer la Fête nationale dans ce magnifique endroit d'où, au-delà du lac, le regard embrasse la vallée de la Limmat et le Jura, plonge dans la Suisse centrale jusqu'au Alpes bernoises et remonte vers le Tödi et la Suisse orientale. 
 
Escapade sur le Grütli 
  
          La Suisse fête cette année son 713e anniversaire. Malgré son grand âge, notre pays n'a pas pris une ride. L'idée d'une Suisse libre est en effet intemporelle. Et il s'agit non seulement d'une idée, mais aussi d'une réalité que l'on ne célébrera jamais assez.  
  
          Le 1er août est important. Surtout pour nous, les politiciens, afin que nous nous souvenions, au moins une fois par année, de l'histoire de notre pays et de son long et dur combat pour la liberté. En août 1291, les habitants de trois petites vallées – Uri, Schwyz et Unterwald – ont conclu un pacte, parce qu'ils n'entendaient pas se plier plus longtemps à l'arbitraire d'un maître étranger, qu'ils étaient exploités et qu'ils voulaient à nouveau être libres, comme leurs pères. 
  
          Nous, les politiciens, devrions songer à cela lorsque nous sommes tentés de faire passer les intérêts de l'Etat avant ceux de ses citoyens. 
 
          Cette semaine, je me suis rendu sur le Grütli pour voir le Guillaume Tell de Friedrich Schiller, dont la première représentation s'est déroulée à Weimar en 1804, il y a exactement 200 ans. Alors qu'il n'était jamais venu en Suisse, Schiller s'est inspiré, pour écrire ce drame, de l'histoire de la naissance de notre pays – la lutte des premiers Confédérés pour leur liberté. Je suis reparti de ce lieu, profondément impressionné et avec la conviction que l'histoire de Guillaume Tell est impérissable. La liberté – que ce soit en 1291, en 1804, ou de nos jours – n'est jamais acquise, il faut la reconquérir sans cesse. 
  
          Qu'il soit mené par des hommes aussi sages et éclairés que le vieux baron de Attinghausen dans le drame de Schiller, ou aussi rebelles que Guillaume Tell, le combat pour la liberté est un constant recommencement.  
  
La rébellion pour la liberté 
  
          L'esprit de rébellion est au coeur du combat pour la liberté. En fait, Guillaume Tell est un être apolitique et non un révolutionnaire qui veut imposer au monde une certaine idéologie. Il aimerait qu'on le laisse tranquille et aller où bon lui semble, ainsi qu'il le concède à tous les autres. Il est un paysan de montagne taciturne, qui devient malgré lui un héros de la liberté parce que quelque chose en lui le pousse à agir: «L'engagement que j'ai pris en ces moments d'enfer est un devoir sacré, que j'accomplirai.» Dans la pièce, l'antithèse de Guillaume Tell est le jeune Rudenz, bavard à l'esprit «cosmopolite», qui presse son oncle, le baron de Attinghausen, de se rallier au vaste et rayonnant empire des Habsbourg: 
    C'est en vain que nous tentons de nous opposer au roi: le monde lui appartient. Voulons-nous persister seuls dans notre obstination et notre entêtement à interrompre la chaîne de sa domination que son puissant bras tend autour de nous?
          Comme vous le savez, les glorieux et brillants Habsbourg ont connu le déclin et la chute – mais pas la petite Suisse.  
  
          Récemment, un professeur d'histoire médiévale a affirmé que le personnage de Tell n'était qu'une invention, dont il n'existe «aucune preuve historique». Cette thèse n'est pas vraiment nouvelle et la question est finalement sans importance. Au demeurant, nous préférons nous en tenir aux vers que Gottfried Keller a dédiés aux risques bravés par Guillaume Tell au nom de la liberté: 
    Le récit est-il véridique? Telle n'est pas la question;  
    La perle de toute légende, c'est le sens, 
    La marque de vérité y repose dans toute sa fraîcheur, 
    Cœur fécond de toutes les légendes populaires.
          Quoi qu'il en soit, Guillaume Tell a alimenté la fantaisie des hommes. Sa soif de liberté a inspiré toutes les générations, que ce soit vers 1500, lorsque la Confédération était à l'apogée de sa puissance, ou au 20e siècle, lorsque la question de l'accommodation ou de la résistance a dramatiquement refait surface dans les années trente. Cette semaine, sur le Grütli, j'ai pu constater que la génération actuelle n'échappe pas non plus à la fascination de ce récit.  
  
          Les Suisses n'ont pas été les seuls à s'enthousiasmer pour ce personnage. Nombreux sont ceux qui, dans leur résistance contre l'oppression et la tyrannie, ont vu en Tell un modèle et un père spirituel. Même le prix Nobel de littérature Elias Canetti décrit l'enthousiasme avec lequel, à l'âge de 11 ans, il a dévoré les livres d'histoire de Öchsli. C'était en pleine Première guerre mondiale. En compagnie de sa mère, l'enfant avait fui Vienne pour trouver refuge à Zurich, où il a lu l'histoire suisse à la lumière de son propre destin.  
  
          Canetti écrit: «La liberté des Suisses, je l'ai vécue dans la réalité et j'en ai fait moi-même fait l'expérience: parce qu'ils sont restés maîtres de leur destin et n'ont accepté l'autorité d'aucun empereur, ils ont réussi à ne pas se laisser entraîner dans la guerre mondiale.» Et il conclut: «Il était possible de se débarrasser d'un empereur, mais il fallait combattre pour sa propre liberté.» 
  
Le combat pour la liberté est un combat avec soi-même 
  
          La liberté n'est jamais acquise définitivement. Elle doit se reconquérir en permanence. Le combat pour la liberté est d'abord un combat avec soi-même. Dans la pièce de Schiller, Stauffacher est, au fond de lui, en proie à des doutes sur la valeur de la liberté. C'est au cours d'une conversation avec son épouse Gertrude qu'il laisse libre cours à son malaise et à ses préoccupations. Gertrude le conforte dans sa révolte intérieure et lui donne le courage d'entreprendre quelque chose pour la liberté du peuple. Alors seulement, Stauffacher se rend à Uri afin de discuter avec ceux qui partagent ses idées de la manière de défendre la liberté contre l'oppression. Le monologue de Guillaume Tell dans le chemin creux témoigne lui aussi de ce combat intérieur. Il ne laisse transparaître aucun sentiment de triomphe. Tell accomplit ce que l'attitude de Gessler l'a contraint à faire: il se rebiffe pour le bien de sa famille, tue le tyran et libère ainsi le pays de l'oppresseur: 
    Je vivais tranquille et sans histoires – Mes flèches ne visaient que les animaux de la forêt; mes pensées étaient libres de tout dessein sanguinaire – Et toi, tu m'as brutalement tiré et privé de ma paix.  
    Celui qui a pointé son dard vers la tête de son propre enfant, 
    est parfaitement capable de transpercer le cœur de son ennemi!
          Friedrich Schiller a écrit ces lignes voici plus de deux cents ans. Rongé par la maladie, il est malgré tout parvenu à terminer son oeuvre au cours des dernières années de sa vie. Il était parfaitement conscient du caractère explosif de sa pièce et en redoutait la représentation, car elle risquait d'être «politiquement dérangeante».  
  
     «Si conquérir la liberté n'est pas chose aisée, préserver et sauvegarder la liberté avec tout le poids des responsabilités qu'elle implique est une tâche encore bien plus ardue. La liberté est menacée, non pas tant par des puissances et des armées étrangères que par notre propre indolence et notre propension à nous jeter dans les bras d'une entité en apparence plus grande ou plus forte que nous.»
  
          Guillaume Tell est tout de même mis en scène à Weimar, en 1804. La même année, Napoléon se proclame empereur des Français, juste avant de diriger ses armées à l'Est, vers l'Allemagne et la Russie des tsars.  
  
Chaque époque a son «empereur» 
  
          Napoléon voulait offrir à l'Europe les idéaux français de «liberté et fraternité». Mais à quel prix? Pour ce faire, il a privé les peuples de leur droit à l'autodétermination et a précipité ses voisins dans une sanglante guerre civile.  
  
          Cela se passait il y a 200 ans. Chaque époque a son empereur autoproclamé, dont on voudrait se débarrasser. Chaque époque a ses «visionnaires» qui, au nom de leurs «visions» insolentes, dépouillent les hommes de leur autodétermination et de leur liberté. Chaque époque a des «empereurs», qui séduisent le peuple par de fausses promesses de gloire, de charges et d'argent. Et chaque époque a besoin de résistants, qui refusent de se plier aux ordres et aux tentations venus d'ailleurs. C'est aussi cela que nous enseigne la Fête nationale, instituée pour commémorer le Pacte fédéral de 1291.  
  
          Et quel est donc l'«empereur» qui règne sur notre époque? La recherche de la grandeur et de la reconnaissance, le désir «d'en être» aussi, la soif de pouvoir, de gloire et de prestige – autant de facteurs qui, aujourd'hui aussi, suscitent nombre de prosternations, dans la vie privée, comme dans la vie publique.  
  
          Je compte sur vous, chères concitoyennes, chers concitoyens, pour garder les yeux ouverts. En ma qualité de conseiller fédéral, je ne peux pas dire tout ce que je pense; alors soyez libres de penser tout ce que je ne vous dis pas maintenant!  
  
          Schiller a concentré l'éternel conflit entre liberté et servilité dans deux personnages: le vieux baron de Attinghausen et son jeune neveu Rudenz, qui s'accoutre déjà comme un Hasbsourg. Rudenz méprise le «petit peuple» et rêve de l'ère nouvelle qui va éclore à la Cour d'Autriche. C'est dans cet esprit qu'il s'adresse à son oncle:  
    N'avez-vous donc pas de plus noble ambition que celle 
    D'être le Landammann ou le Bannerherr de ces lieux 
    Et de régner avec des manants? 
    ...
          Puis suivent d'autres paroles d'encouragement: Rudenz accuse son oncle et ses compagnons de lutte d'agir de façon égoïste, d'être bornés et d'être eux-mêmes responsables de la misère qui accable la population. Une seule parole suffirait à ramener la sérénité, «comme dans toutes les contrées environnantes», qui ont juré fidélité aux Habsbourg et peuvent maintenant siéger parmi les «gentilshommes». Mais le vieux baron de Attinghausen lui répond énergiquement: 
    Ne sacrifie pas au lustre éphémère et à de faux-semblants  
    l'essence même de ta dignité…
          À la fin, Rudenz optera pour ses concitoyens, pour la liberté et contre les Habsbourg. Cette fois encore, c'est une femme, Bertha von Bruneck dont Rudenz est amoureux, qui fera pencher la balance. Et, le «petit peuple» prêtera serment sur le Grütli contre la séduction du pouvoir, contre l'oppression et pour la liberté.  
  
          Dans un langage poétique – mais conforme à l'ancien Pacte fédéral –, ce serment a la teneur suivante: 
    Nous voulons être un peuple de frères inséparables 
    Dans les dangers et dans les épreuves. 
    Nous voulons être libres, comme l'étaient nos pères; 
    Mieux vaut mourir que vivre dans l'asservissement. 
    Nous voulons nous confier en Dieu 
    Et ne point craindre la puissance des hommes.
Que signifie la liberté? 
  
          Friedrich Schiller a écrit un spectacle impressionnant, qui me touche profondément. Le principal témoignage de cette époque est le Pacte fédéral de 1291, par lequel les Confédérés s'engagent à défendre la liberté et la prospérité. La prospérité de tout le peuple! Et la responsabilité en est justement l'une des composantes. La responsabilité envers soi-même, tout d'abord, telle que l'exprime Tell dans la pièce de Schiller: «Chacun ne doit compter véritablement que sur lui-même».  
  
          Mais cela signifie bien sûr aussi assumer la responsabilité envers le reste du peuple. Le Pacte fédéral ne règle que le strict nécessaire: pas de puissances étrangères dans le pays, uniquement des juges choisis par le peuple et assistance réciproque. Quant au reste, c'est la liberté qui prévaut. 
  
          Que signifie la liberté pour le citoyen, mais aussi pour le politicien conscient de ses responsabilités? Pour un conseiller fédéral, par exemple? Liberté signifie confiance en chaque citoyen: fais ce que tu estimes juste. Aménage ta vie comme tu l'entends. L'Etat ne doit pas se comporter comme un instituteur, qui dicte aux gens, comme à des gamins, ce qu'ils ont à faire et les plaisirs auxquels ils peuvent aspirer, qui contrôle leurs pensées, les traîne en justice pour leurs opinions, prélève cinquante pour cent de leurs revenus privés sous forme d'impôts, criminalise le tir sportif, interdit la fumée, limite la publicité, érige la procréation en thème politique, étatise l'éducation, impose le transfert de la route au rail, délègue les droits populaires à des autorités, soustrait la santé publique aux lois du marché, intervient sans y être invité dans des conflits étrangers, qui, en bref, restreint la liberté de ses citoyens à un point tel qu'ils se sentent prisonniers d'une camisole de force. 
  
          Si conquérir la liberté n'est pas chose aisée, préserver et sauvegarder la liberté avec tout le poids des responsabilités qu'elle implique est une tâche encore bien plus ardue. La liberté est menacée, non pas tant par des puissances et des armées étrangères que par notre propre indolence et notre propension à nous jeter dans les bras d'une entité en apparence plus grande ou plus forte que nous.  
  
          La liberté signifie aussi le refus d'une idéologie étatique ou politique. En effet, la liberté signifie aussi de l'espace disponible pour les diverses formes de vie. Certains aiment la tranquillité, d'autres l'aventure. Certains apprécient les fraises avec de la crème fouettée et d'autres sans. Il y a ceux qui vont se balader en montagne, d'autres qui visitent le Sud de la France et d'autres encore qui préfèrent une croisière sur le Rhin. Certains n'aiment pas le 1er août et restent chez eux, alors que d'autres se déplacent même jusqu'à Herrliberg, ne serait-ce que pour déguster une bonne saucisse grillée.  

Feux de joie 
  
          Chères concitoyennes, chers concitoyens, nous allons bientôt mettre le feu au bûcher et ses flammes rejoindront celles de nombreux autres dans le ciel, en signe de solidarité et en réponse au salut des autres villages.  
  
          L'hymne national nous rappellera que, si nous pouvons fêter ce 713e anniversaire, ce n'est pas uniquement à nous-mêmes que nous le devons. Dans la contemplation de cette nuit d'été: «Au ciel montent plus joyeux les accents d'un coeur pieux.» 
  
          La reconnaissance fait partie de toute fête d'anniversaire. Reconnaissance pour ce que nous sommes parvenus à perpétuer, en dépit des faiblesses et des échecs. Aujourd'hui, nous avons, nous aussi, des raisons d'être reconnaissants! 
  
          Engageons-nous avec confiance dans l'année qui vient! Je suis convaincu que, si nous restons fidèles à nos valeurs, nous pourrons fêter les prochains anniversaires dans un esprit empreint d'une égale reconnaissance.  
  
 

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