L'exemple repose systématiquement sur la supposition que la défaillance
d'un acteur est une catastrophe irréparable, qu'il n'y a pas un
marché national pour pallier les déficiences locales, que
toute solution au problème devrait avoir pour base la reconduction
des acteurs défaillants et de leurs comportements, etc. Il repose
aussi sur des évaluations fantaisistes de ce qui serait économiquement
possible, par des personnes qui se veulent extérieures et supérieures
au marché. Mais aussi et surtout, ces arguments posent en pétition
de principe que l'État est à même de faire mieux et
de corriger ces « défaillances du marché »(1).
Or, si un problème est isolé, s'il ne concerne que les frustrations
vites oubliées de quelques personnes, franchement, il ne vaut pas
la peine d'en parler. Nul ne doit à ces personnes la satisfaction
de leurs problèmes sinon elles-mêmes. Mais à mesure
qu'un problème concerne plus de personnes pendant plus de temps,
à mesure que davantage de personnes sont prêtes à allouer
davantage de ressources à résoudre ce problème, alors
les sommes en jeu croissent, alors la concurrence devient d'autant plus
rude pour satisfaire cette demande; aussi, il se trouvera promptement quelqu'un
pour remplacer tout acteur défaillant. Ainsi, si par hasard dans
un quartier donné tous les acteurs se révélaient insuffisants
pour remplir une mission à forte demande, cela serait dans un marché
libre une opportunité pour l'émergence d'un nouveau concurrent
ou l'implantation d'un concurrent extérieur au quartier(2).
Mais par delà ces considérations de théorie économique,
voici, selon moi, la bonne façon de présenter le principe
du marché libre, en termes pratiques.
Une
catastrophe irréparable?
Pensez-vous, personnellement, que dans tel quartier, il y a vraiment une
forte demande sans réponse? Ma foi lancez-vous! Plutôt que
de demander que d'autres résolvent le problème à votre
place, qui plus est avec de l'argent prélevé de force sur
autrui – ce qui est l'attitude passive d'un esclave ou l'attitude active
d'un tyran –, prenez vos responsabilités! Mettez vos actes en accord
avec vos paroles! Appuyez vos affirmations putatives par des actions effectives(3).
Si, le premier, vous réagissez et faites une offre qui réponde
à la demande, votre entreprise sera couronnée de succès,
et cette réussite sera à la fois la reconnaissance de votre
talent d'entrepreneur, la récompense des services rendus à
tous vos clients, un encouragement à continuer, et la mise à
votre disposition de ressources pour exercer davantage votre talent, ici
ou ailleurs. Si au contraire, vous n'étiez qu'un arrogant affabulateur,
vous ferez faillite, et cette faillite sera à la fois le témoin
de votre erreur, l'assurance que vous n'aurez plus les moyens de mettre
votre bêtise à l'oeuvre, et une désincitation à
imiter votre erreur pour tous vos émules potentiels. Et si votre
faillite était due à l'influence de mauvaises idées
ou pratiques qui n'excluent pas que vous ayez eu quelques bonnes idées
ou pratiques dans le lot, ma foi, d'autres que vous seront libres de suivre
votre exemple sur les points qu'ils croient bons en changeant ceux qu'ils
croient mauvais; et vous-mêmes serez libre de trouver de nouveaux
investisseurs pour une nouvelle entreprise amendée, si vous savez
les convaincre. Avec un peu de chance, les pertes financières vous
seront une sonnette d'alarme et vous permettront de vous corriger avant
la sanction finale de la faillite.
Ainsi, en l'absence d'un monopole ou de réglementations élevant
une barrière à l'entrée du marché, il n'y a
que des lâches et des hypocrites pour prétendre qu'une demande
n'est pas satisfaite. Si vous avez le courage d'une opinion sincère,
lancez-vous! Le marché libre n'est pas, comme l'État chéri
de vos fantasmes, une divinité supérieure de laquelle on
doit attendre passivement le salut: vous faites partie de ce marché
libre: si vous voyez mieux que les autres une opportunité, c'est
à vous et à nul autre de la saisir(4);
et si vous ressentez plus que les autres un besoin, c'est à vous
de rendre attrayante l'entreprise de le satisfaire. Et plus la demande
est « criante » et plus la solution est «
évidente », qui plus est « pour
tout le monde », plus vous êtes un lâche,
un hypocrite ou un affabulateur de le prétendre et de ne pas vous
lancer dans l'entreprise d'y répondre.
« En l'absence d'un monopole ou de réglementations élevant
une barrière à l'entrée du marché, il n'y a
que des lâches et des hypocrites pour prétendre qu'une demande
n'est pas satisfaite. Si vous avez le courage d'une opinion sincère,
lancez-vous! Le marché libre n'est pas, comme l'État chéri
de vos fantasmes, une divinité supérieure de laquelle attendre
passivement le salut. » |
|
Et si « vous n'avez pas le temps » car votre activité
actuelle est tellement plus productive et plus sûre pour vous-même
que celle dont vous vous faites le chantre, eh bien engagez les ressources
que vous gagnez par ailleurs pour les investir dans cette autre activité
que vous prétendez si utile(5);
si comme vous le prétendez tant d'autres personnes ressentent le
même besoin que vous, vous n'aurez aucun mal à susciter un
fournisseur à votre besoin commun. À défaut de trouver
un entrepreneur parmi vous, recrutez-en un. Et s'il faut pour cela fournir
des garanties d'investissement à un entrepreneur potentiel, déposez
vos fonds et promesses de fonds chez un notaire, avec engagement de les
investir ou de les dépenser auprès d'un fournisseur qui satisferait
à vos critères, en agréant un juge réputé
impartial pour tout litige à ce sujet; si vous collectez assez de
fonds assortis de conditions raisonnables, il se trouvera bien quelqu'un
pour relever le défi; dans le cas contraire, ce sera la preuve que
votre évaluation était erronée, que la valeur accordée
par vous et ceux qui ressentent ce « besoin »
à la satisfaction de celui-ci ne suffit pas à couvrir les
frais de production d'une telle satisfaction, et que vos ressources seront
mieux employées ailleurs.
Le
soin de « protéger » les faibles
D'aucuns étatistes mettront en avant l'objection d'un « manque
de ressources » des « victimes »:
selon eux, les pauvres et faibles « exploités »
par les capitalistes, n'ont pas les moyens de créer des concurrents
à ces compagnies établies, et seraient ainsi «
obligés » de payer « beaucoup plus »
à ces fournisseurs « dominants » voire
à ce « monopole » que ce que ces services
ne coûtent réellement. Si vraiment des consommateurs sont
forcés de payer « beaucoup plus » que ce
que coûte « réellement » une prestation,
c'est donc bien que ce « plus » représente
autant de ressources grâce auxquelles ils pourraient non seulement
payer le fonctionnement d'un concurrent moins cher, mais aussi financer
l'établissement de ce concurrent, et ce d'autant plus vite et avec
d'autant plus de bénéfices que ce « beaucoup
plus » est « outrageusement » élevé.
Bref, si vraiment le scandale était énorme, alors par définition,
les ressources pour le faire cesser ne manquent pas; et si un grand nombre
de personnes en était conscient, alors l'émergence d'un remplaçant
serait facile et rapide.
À ce moment, les socialistes mettent en avant « l'impérieuse
nécessité » dans laquelle se trouvent les «
pauvres » qui n'auraient « pas le choix »,
pris à la gorge, soumis à leurs besoins immédiats.
Mais comment ces pauvres seraient-ils soudain dans le besoin? Sont-ils
vraiment aux portes de la mort? N'y a-t-il rien qu'ils puissent sacrifier?
Ne peuvent-ils pas se priver qui d'une bière, qui d'une place au
cinéma, qui d'un vêtement neuf, qui d'un magnétoscope,
qui d'une voiture plus récente, qui d'un appartement plus grand,
etc., bref, épargner, le temps qu'il faut pour réunir les
fonds nécessaires? Ne peuvent-ils pas emprunter à un taux
d'autant plus élevé que l'exploitation est outrageuse et
que sa fin les libérera? Si vraiment exploitation outrageuse il
y avait, les moyens ne manqueraient pas de la faire cesser. Et encore une
fois, plus grande la « rente de monopole »
supposée, plus urgente cette alarme, plus les victimes seront prêtes
à sacrifier pour la faire cesser, et plus rapide sera sa fin. Dans
un marché libre, il n'est donc aucunement possible qu'un monopole
quelconque puisse rançonner le public et subsister. Dès que
le prix d'un fournisseur est « trop » élevé
ou que ses prestations sont défaillantes, et à mesure que
l'insatisfaction du public est grande, ce fournisseur, sur un marché
libre, est condamné à s'améliorer ou à disparaître.
La « solution » des étatistes est de confier
à l'État le soin de « protéger »
les faibles. Les socialistes vont jusqu'à réclamer que l'État
se fasse fournisseur exclusif. Voilà bien une conclusion absurde
fondée sur des hypothèses autocontradictoires autant que
sur des sophismes flagrants. Qu'est-ce donc que l'État régulateur,
sinon la domination des pouvoirs établis, et le frein à l'émergence
de concurrents? Qu'est-ce donc que l'État fournisseur, sinon précisément
ce monopole, ce cas le pire dont on avait peur que le marché le
suscite peut-être? Cette « solution » est
précisément le pire possible de tous les maux que l'on prétend
écarter. Qui protège contre les prix outrageux et le service
désastreux de la part du monopole d'État? Personne. Les citoyens
étaient supposés imprévoyants et incapables de s'organiser;
comment se défendront-ils alors contre l'État tout-puissant?
Pire encore, là où un libre marché reconnaît
à une minorité prévoyante le droit de s'organiser
pour établir un concurrent au bénéfice de tous, la
régulation et le monopole de l'État consistent précisément
en l'empêchement et l'interdiction de toute concurrence, en l'emploi
de la force pour prévenir toute tentative d'organisation pour faire
cesser l'exploitation.
Ce que proclament vraiment les étatistes, c'est qu'ils sont des
êtres supérieurs, source de prévoyance, d'autorité,
d'organisation, d'intelligence, dont le commun des mortels est dépourvu;
ce qu'ils revendiquent, c'est qu'il faut leur conférer le pouvoir
(absolu, dans le cas des socialistes) sur la masse des inférieurs.
Derrière toutes les pseudo-justifications, il n'y a rien d'autre
que cette revendication aristocratique (et totalitaire, pour les socialistes).
Ceux qui voient un problème potentiel dans le marché libre
et refusent de voir le même problème en pire dans l'État
font deux poids deux mesures. En prétendant que l'État est
une solution, ils font une pétition de principe; plus encore, quand
on examine en détail le fonctionnement social, on voit qu'ils vont
à l'opposé de la raison. Ce n'est pas qu'ils raisonnent à
l'envers – c'est qu'ils ne raisonnent pas, mais croient par superstition,
superstition alimentée par la propagande des véritables exploiteurs,
ce que leur disent les privilégiés de l'État.
Ceux qui justifient l'intervention politique par des scénarios catastrophes
ne comprennent pas plus la nature d'un marché libre que celle de
l'État; ils en restent à la pensée magique(6).
La grande peur des « défaillances du marché
» n'est autre chose que cette névrose de ceux qui ont
peur de la liberté et sa réalité duale, la responsabilité,
et qui se cherchent désespérément en l'État
un parent, un tuteur, pour les soulager d'avoir à se comporter en
adultes(7)
– peur alimentée par les voyous qui n'hésitent pas à
s'en servir pour étendre leur pouvoir sur tous les hommes, via une
majorité d'esclaves volontaires, soumis grâce à leur
croyance en Dieu-l'État.
1.
Sur le sophisme de la défaillance de marché (market failure),
voir par exemple cet article « The
Market Failure Myth » de D.W. MacKenzie. >> |
2.
Bien sûr, des réglementations strictes et autres lois protectionnistes
peuvent empêcher ou ralentir considérablement cette implantation;
mais dans un tel cas, la permanence de la pénurie n'est évidemment
pas due à la concurrence (c'est-à-dire à la liberté),
mais bien à l'absence de concurrence (c'est-à-dire à
l'intervention de l'État). >> |
3.
Les américains ont cette excellente expression: put your money
where your mouth is, littéralement: « mettez
votre argent là où se trouve votre bouche »;
bref, appuyez vos dires par un engagement concret. >> |
4.
Dans son article « Are
Bubbles Efficient? », Robert Blumen raconte cette
blague connue, dans laquelle des « économistes »
discutant de l'économie en termes de marchés magiquement
en équilibre permanent trouvent par terre un billet de cent dollars,
et passent leur chemin en disant que si ce billet avait vraiment de la
valeur, le marché aurait déjà escompté cette
valeur. La morale de l'histoire est que contrairement à ce que suppose
l'approche classique, l'équilibre des marchés ne se fait
pas magiquement, et n'est pas l'objet fondamental de la science économique.
Au contraire, comme l'avance l'approche « autrichienne » de
l'économie, l'objet fondamental de la science économique
est bien l'action
humaine de ceux qui voient et saisissent les opportunités d'amélioration
pour eux-mêmes et leurs congénères. Et cette action
humaine constitue la force dont la résultante est de s'approcher
d'un point d'équilibre dynamique (quand cette force est en rétroaction
négative) ou au contraire de faire évoluer la société
vers le progrès (quand cette force est en rétroaction positive),
voire les deux à la fois selon la projection choisie. En fin de
compte, il n'y a pas d'équilibre, il y a que des opportunités
qui sont autant d'incitations à l'action; l'équilibre n'est
qu'un point mouvant où tendent momentanément ces actions,
dans l'approximation rarement pertinente où l'information se découvrirait
et circulerait beaucoup plus vite que ne se fait l'action. L'erreur des
économistes classiques et autres étatistes est donc de voir
en l'économie un phénomène déshumanisé
qui se déroulerait sans l'homme, malgré lui, comme une malédiction
qui le détourne de la « vie vraie »,
alors qu'au contraire, vue correctement comme domaine de l'Action Humaine,
elle est un phénomène consubstantiel à la nature humaine,
elle est la vraie vie. >> |
5.
Là encore, les américains, qui comprennent mieux que nous
le principe de fonctionnement d'une économie libre, ont cette expression:
Money talks – « l'argent parle ». Le seul
moyen sincère et honnête pour signifier que l'on attribue
vraiment de la valeur à quelque chose que l'on n'a pas la compétence
pour faire avancer soi-même, c'est de dépenser son argent
en conséquence. Pour prévenir la réaction outragée
des détesteurs de l'argent, les américains ont encore cette
expression Time is money, « le temps, c'est de
l'argent ». L'argent, c'est ce que rapporte l'usage
le plus productif de votre temps, mis au service de ceux qui savent le
mettre au plus grand profit, en combinant votre spécialité
à celles complémentaires d'autres personnes. Ensuite, vous
pouvez à votre tour employer cet argent, qui peut se concevoir comme
la concrétisation d'une « dette sociale »
à votre égard, pour employer des spécialistes capables
d'effectuer les tâches qui vous tiennent à cœur. Souvent pour
réparer une plomberie défectueuse, il vaut mieux travailler
trois heures et payer une heure de travail de plombier que d'essayer soi-même
et passer six heures en essais et erreurs, achat de pièces et énervement;
de même pour aider les nécessiteux, il vaut souvent mieux
travailler quelques heures en plus et faire une donation du produit de
ce travail à une charité spécialisée dans une
telle entreprise, que de passer un temps bénévole à
faire maladroitement ce que d'autres feront mieux à votre place. |
Bien
sûr, en fin de compte, chacun est seul juge de la meilleure façon
de passer son temps. Mais l'emploi judicieux de l'argent, cet intermédiaire
universel, loin d'être un signe de « matérialisme
», est au contraire un signe d'efficacité dans l'usage
de ressources matérielles, au service des causes qui sont celles
des hommes, qu'elles satisfassent des appétits matériels
ou des aspirations spirituelles – si tant est qu'on pusse délimiter
pertinemment le matériel et le spirituel. >> |
6.
Sur les sophismes utilisés pour justifier l'État, et sur
la pensée magique sous-jacente à ces sophismes, lire mon
essai L'État,
règne de la magie noire. >> |
7.
Pour l'analyse d'un cas particulièrement aigu de cette névrose,
voir mon article « Schizophrénie
socialiste, commentaires sur la pièce Dans la solitude des champs
de cotons de Bernard-Marie Koltès ». >> |
PRÉSENT
NUMÉRO
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