IMMORALE
ET NUISIBLE: LA TAXATION DE L'HÉRITAGE
L'arbitraire
fiscal, chapitre IV
La
fiscalité transforme l'homme en contribuable. La cascade des impôts
qui le frappent transforme sa vie en une sorte de parcours du combattant,
où des inspecteurs des impôts et des percepteurs le menacent
partout et à tout moment. Mais le parcours ne s'achève pas
avec la vie: le fisc est encore là, prêt à profiter
de la mort pour prélever sa part. Immortelle, l'administration rappelle
à l'homme qu'il est mortel, en le dépouillant partiellement
de ce qui fut le fruit de son activité, un témoignage de
sa vie et de l'environnement où il s'est épanoui.
Notre
conviction est claire: les droits de succession doivent être supprimés,
sans exception. Et la raison en est simple: les droits de succession sont
un impôt supplémentaire sur le capital. En outre, dans la
législation fiscale française, comme dans celle de beaucoup
de pays, l'impôt sur l'héritage est progressif. Nous avons
suffisamment expliqué les raisons de rejeter l'impôt sur le
capital et la progressivité de l'impôt, pour ne pas avoir,
en principe, à expliquer longuement les raisons de notre hostilité
à l'impôt sur l'héritage, qui est un impôt progressif
sur le capital. Pourtant, il semble que les droits de succession soient
assez largement admis, même par des hommes qui sont opposés
à l'impôt sur le capital. On avance en leur faveur des arguments
particuliers qui ne sont pas tous applicables à l'impôt sur
le capital et qui rendent donc nécessaire une analyse spécifique. |
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L'équivalence
entre l'impôt sur le capital et les droits de succession n'est pas
contestable. La différence essentielle entre les deux tient à
ce qu'un patrimoine donné supporte l'impôt sur le capital
périodiquement – par exemple tous les ans – alors que les droits
de succession n'interviennent qu'à l'occasion d'un événement
largement imprévisible – le décès – qui survient à
des échéances beaucoup moins fréquentes. L’époque
de l'imposition est donc décidée a priori dans le
cas de l'impôt sur le capital, elle est aléatoire dans le
cas des droits de succession. Si l'impôt sur le capital et les droits
de succession ne sont pas équivalents pour une famille donnée,
ils le sont de manière statistique, du point de vue de l'administration
fiscale, dans la mesure où l'on peut définir l'intervalle
de temps moyen qui sépare deux générations.
Si,
en dépit de cette équivalence, les droits de succession semblent
soulever moins d'hostilité que l'impôt sur le capital, c'est
probablement parce qu'on admet généralement qu'il peut être
« juste » d'imposer ceux qui bénéficient
soudain d'une manne dont l'acquisition ne leur a demandé aucun effort(1).
Cette justification « sentimentale » des droits
de succession n'a évidemment pas de base rationnelle si l'on reconnaît
l'équivalence entre les droits de succession et l'impôt sur
le capital(2).
Supposons en effet qu'un individu accumule 10 000 F par an pendant 10 ans
et qu'il lègue au bout de ces dix années 100 000 F
à son fils. Si les droits de succession s'élèvent
à 20%, celui-ci reçoit 80 000 F. Imaginons par
ailleurs une situation où les droits de succession n'existeraient
pas, mais où il existerait un impôt sur le capital équivalent.
L'individu en question n'aurait pu accumuler en 10 ans qu'une somme de
80 000 F, au lieu de 100 000 F. Dans les deux
cas, la somme obtenue par le bénéficiaire de la succession
est la même. L'idée selon laquelle il ne serait pas «
juste » que des héritiers profitent des biens de leurs
parents (ou de toute autre personne), alors que d'autres n'héritent
de rien, serait recevable si les biens donnés en héritage
avaient été distribués arbitrairement par un répartiteur
central à partir d'un stock de ressources existantes ou par suite
d'un processus aléatoire.
Nous
retrouvons donc à la racine de la justification « morale
» habituelle des droits de succession une hypothèse
implicite que nous avons déjà rencontrée, à
savoir que tout ce qui arrive aux individus est le résultat d'une
volonté centrale qui les dépasse, ce que Philippe Bénéton
appelle « le mythe animiste »(3).
Si tout vient d'une volonté extérieure à l'individu,
cette volonté peut tout remettre en cause, n'importe quand et en
fonction de critères dont on ne peut même pas dire qu'ils
sont arbitraires puisqu'ils relèvent de la logique propre de cet
esprit central, auquel les hommes doivent se soumettre sans pouvoir en
percer les mystères. Les exemptions fiscales qui atténuent
une spoliation sont alors considérées comme un don, tandis
que les prélèvements périodiques sur le capital sont
un moyen de faire constamment converger la répartition effective
des richesses vers la répartition désirée par le «
grand répartiteur ». Cette conception
implicite ne laisse évidemment plus de place à une quelconque
notion d'arbitraire fiscal. Mais il faut bien reconnaître qu'elle
relève de la pensée mythique et non de la pensée scientifique.
L'arbitraire fiscal résulte donc de l'utilisation par les hommes
de l'État de la pensée mythique pour faire admettre leur
monopole dans l'utilisation de la contrainte(4).
Ne
peut-on d'ailleurs pas éliminer d'emblée l'argument étatiste
selon lequel l'héritage ne serait pas « juste »
parce qu'il n'aurait pas été « gagné »?
Une telle accusation est en effet amusante venant de gens dont les ressources
sont obtenues par la contrainte et dont l'objectif principal est généralement
d'accroître la part des revenus des citoyens qui ne dépend
pas des services rendus: pourquoi serait-il « juste »
de recevoir un revenu non gagné lorsqu'il vient de l'État
et non lorsqu'il vient de ses parents? Si l'héritier n'a pas «
le droit » d'hériter, personne ne peut recevoir ce
droit, en particulier pas les hommes de l'État ou ceux à
qui ils transfèrent les biens obtenus par la taxation de l'héritage.
En fait, ce que nous défendons n'est pas tant le droit pour l'héritier
d'hériter que le droit de chacun, donc du testateur, de faire
ce qu'il veut avec ce qui est à lui. Si l'on veut bien considérer
l'héritage pour ce qu'il est, c'est-à-dire une relation entre
deux personnes, cela n'a pas de sens de dire que l'héritage est
« injuste » en soi. Pour qu'il y ait injustice
il faut que quelqu'un soit injuste: peut-on considérer a priori
qu'un testateur est injuste à moins de tenir toute richesse
pour une injustice?
L'imposition
des successions, qui aboutit souvent à un degré de spoliation
élevé, est ainsi généralement justifiée
par l'idée que la répartition du capital est «
injuste » et qu'il n'est pas acceptable de perpétuer
cette injustice. Mais encore une fois l'accumulation de capital ne résulte
ni des décisions conscientes d'un « grand répartiteur
» ni d'un processus aléatoire. Le capital a été
créé et il l'a été par celui qui le transmet.
Or de deux choses l'une: ou bien ce capital a été constitué
de manière légitime ou légale, ou bien il l'a été
par le vol ou la fraude.
Prenons
d'abord le cas où celui qui transmet le capital l'a obtenu frauduleusement,
par exemple, en l'extorquant à autrui par la force ou par la ruse,
en pratiquant la fraude fiscale, en bénéficiant d'un monopole
d'export-import accordé par des États esclavagistes. Or,
ce qui est illégal ou illégitime, ce n'est pas que le capital
soit transmis, c'est qu'il soit possédé, la transmission
par héritage n'étant qu'une conséquence de l'existence
d'un droit de propriété injustifié. Ce qui est en
cause est le droit de propriété lui-même et non sa
transmission. Il aurait donc été légitime de sanctionner
l'appropriation initiale et il est peut-être toujours temps de le
faire si la manoeuvre frauduleuse est prouvée.
Mais
imposer toutes les successions sous le prétexte que certaines
d'entre elles correspondraient à une accumulation illégale
est évidemment injuste et constitue un vol. Si la conscience populaire
admet les droits de succession, ou, tout au moins, l'existence de droits
élevés sur les successions importantes, c'est en partie parce
qu'il est toujours facile d'accepter la spoliation des autres, mais aussi
parce qu'elle partage souvent le sentiment qu'une grosse fortune n'a pas
pu être constituée de manière honnête.
Dans
le cas où l'appropriation des biens provient du fait que son propriétaire
a créé son patrimoine sans violation de la légalité
ni de la morale, il importe peu de savoir les raisons pour lesquelles il
l'a créé. Peut-être est-ce pour accroître son
propre prestige, sa sécurité, la satisfaction de ses besoins
ou de ceux de ses enfants? Il est impossible de connaître les motifs
de l'accumulation, il est injuste de prétendre les sanctionner.
C'est pourquoi l'argument selon lequel les droits de succession n'ont qu'un
effet marginal sur le niveau du capital dans un pays parce que les individus
n'accumuleraient pas pour leurs enfants, mais pour satisfaire leurs propres
besoins, n'est pas un argument recevable. Le problème soulevé
par les droits de succession n'est pas de savoir s'il faut sanctionner
telle ou telle motivation, mais de savoir s'il faut ou non respecter le
droit de propriété et s'il faut le respecter au-delà
même de la vie du propriétaire. Or, peut-on imaginer un moyen
de justifier que l'on puisse transmettre à ses enfants ou à
ses proches un savoir, un réseau familial et d'amitiés, une
morale, une conception de la vie, une éducation et pas ce qui constitue,
ainsi que l'a si bien montré Frédéric Bastiat, le
prolongement même de la personnalité?
On
dira alors, peut-être, que le bien légué a pu être
approprié il y a fort longtemps et transmis de génération
en génération, alors que l'appropriation initiale n'a pas
été faite par l'effort légitime du propriétaire
initial, mais par la conquête ou le vol. Mais une telle argumentation
ne justifie pas plus que les précédentes la spoliation par
l'impôt sur les successions car le seul problème en cause
est celui du respect initial de la loi. Ou bien il n'existe pas de principe
de prescription des actes illégaux après une certaine période
de temps et il est donc possible de dénoncer et de poursuivre le
caractère illégitime de l'appropriation initiale, ou bien
la prescription des actes illégaux est légalement reconnue
et on ne voit pas pourquoi celle-ci ne s'appliquerait plus à partir
du moment où un bien aurait fait l'objet d'un legs(5).
Ce qui est de nouveau en cause, c'est la légitimité du droit
de propriété et il serait donc tout à fait injustifié
de condamner tout héritage sous prétexte que certains biens
auront pu être accumulés en fraude, il y a plus ou moins longtemps.
Un
autre argument, assez proche du précédent, en faveur de l'imposition
des héritages consiste à dire que le bien légué
a été acquis – il serait en fait souvent plus exact de dire
qu'il a été créé – conformément à
des lois et des réglementations qui ne correspondent plus à
la « sensibilité actuelle »,
de telle sorte qu'il serait « injuste » de laisser
subsister un droit de propriété établi d'une manière
qui ne paraît plus justifiée maintenant. Ainsi, le capital
a pu être accumulé par son premier propriétaire à
l'époque où l'impôt sur le revenu n'existait pas, de
telle sorte qu'on ne peut pas opposer aux droits de succession l'argument
selon lequel il y aurait une superposition « excessive »
d'impôts différents sur un même bien. De même,
dans certains pays ou territoires, des droits de propriété
sur des terres ont pu être distribués à coût
faible ou même gratuitement, de telle sorte qu'il existerait une
« inégalité » entre, d'une part,
ces propriétaires initiaux et leurs héritiers actuels et,
d'autre part, ceux qui n'ont plus cette chance aujourd'hui.
« On peut s'interroger sur le fondement philosophique et moral d'une
conception politique qui considère que les parents ont le droit
de donner naissance à leurs enfants, de les éduquer, de les
doter d'un capital humain, mais pas de leur transmettre un patrimoine sans
que l'État y prélève sa part. » |
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Or,
dire que des hommes ont eu la chance de se trouver au bon endroit, au bon
moment ne signifie pas qu'il est injuste que cette chance ne soit pas équitablement
répartie, d'autant qu'elle résulte peut-être aussi
des efforts personnels faits pour la rencontrer et d'une capacité
supérieure de prévision. Comme disait très bien Pasteur:
« Le hasard ne favorise que les esprits préparés
». Mais surtout, il faut affirmer que les droits de propriété
en question ont été acquis dans le respect de la loi du
moment. Les mettre en cause, c'est mettre celle-ci en cause et c'est
admettre par conséquent la rétroactivité de la loi,
contrairement à l'un des principes les plus absolus d'une société
non arbitraire. Il se peut aussi fort bien, hélas, que la nouvelle
législation, conforme à la « sensibilité
du moment », viole des principes qui, eux, sont éternels.
Il devient alors encore plus immoral d'attaquer l'appropriation initiale
au nom de cette nouvelle législation, au lieu de défendre
les principes, c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Friedrich
Hayek, de défendre le Droit contre la législation.
L'argument
le plus généralement avancé en faveur de l'imposition
des successions – en dehors des arguments généraux en faveur
de l'imposition du capital – est l'argument de l'égalité
des chances. Il n'est pas « juste », dit-on, que
certains individus n'aient pas les mêmes chances au départ,
soit en termes de patrimoine, soit en termes de pouvoirs.
Il
est certain que l'idée d'une « égalité
des chances au départ » est défendue par
un courant d'idées, auquel certains libéraux n'hésitent
pas à se rattacher, même si elle n'est pas exactement applicable
au cas des successions puisque la plupart des individus ne reçoivent
pas un héritage « au départ »,
c'est-à-dire à la naissance, mais bien plus tard, surtout
si l'on tient compte de l'allongement de l'espérance de vie à
l'époque moderne. Que peut-on cependant penser de cet argument?
Il
n'est sans doute pas nécessaire d'expliquer longuement qu'il est
relativement facile d'établir « l'égalité
par le bas »: une uniformisation des conditions de vie
« à la chinoise » (version
maoïste) assure peut-être une certaine « égalité
des chances au départ », tout au moins pour ceux
qui ne figurent pas parmi les privilégiés du régime,
mais il conviendrait plutôt de désigner cette situation par
« l'égalité des malchances au départ
». La confiscation, totale ou partielle, d'un patrimoine par
l'État lors d'une succession n'est qu'un élément d'une
politique plus générale de ce type.
Mais
il est faux par ailleurs de penser qu'en l'absence de droits de succession,
la richesse et le pouvoir qui lui est éventuellement attaché
se perpétueraient de génération en génération.
N'oublions pas en effet qu'un capital ne donne pas automatiquement un rendement
sans que son possesseur ait un quelconque effort à faire. Un capital
n'est pas un ensemble de biens physiques d'où coulerait une
source de rendements perpétuels; il est un ensemble de biens
aménagés. Sauf cas exceptionnels, il devient plus ou
moins rapidement obsolescent s'il ne fait pas l'objet d'un effort continuel
de réaménagement pour l'adapter à l'évolution
des techniques et à celle de la demande, ou cour éliminer
les effets du simple passage du temps. Même si la valeur du capital
ne peut pas se perpétuer indéfiniment sans les efforts de
ses propriétaires, ces efforts ne suffisent pas, l'évolution
de la valeur d'un capital dépendant aussi de circonstances extérieures
plus ou moins difficiles à prévoir.
L'incertitude
du futur rend les rendements du capital aléatoires, de même
évidemment que sa valeur. Toutes sortes de facteurs concourent donc
pour empêcher la concentration durable du capital dans une même
lignée(6):
le caractère aléatoire du rendement du capital, l'inégale
capacité des générations successives à le gérer
et à l'améliorer, leur inégale volonté d'accumuler
plutôt que de consommer ou, tout simplement, le fait que les patrimoines
soient rapidement morcelés par le jeu des successions dès
lors qu'une famille comporte plus d'un enfant.
L'idée
selon laquelle les droits de succession sont justifiés parce qu'il
s'agit de ressources non « méritées »
n'a donc aucun fondement. La succession résulte de l'effort d'épargne
de quelqu'un, de sa capacité à imaginer et à gérer,
ou même de sa chance. Or, le rôle de l'impôt ne peut
pas consister à punir, il correspond seulement à un prélèvement
par l'État sur les patrimoines privés. Le problème
ne consiste donc pas à savoir s'il faut « punir
le fils » (par les droits de succession) ou «
punir le père » (par l'impôt sur
le capital), mais s'il est justifié d'imposer le capital (soit lorsqu'il
est possédé, soit lorsqu'il est transmis). La réponse
est alors celle que nous avons donnée à propos de la taxation
du capital.
Qu'il
n'y ait généralement pas de perpétuation automatique
d'un capital sans effort personnel des héritiers successifs, c'est
sans doute vrai, dira-t-on, par exemple pour une entreprise qui doit continuellement
s'adapter à des marchés, mais pas pour une terre ou une oeuvre
d'art dont la durée de vie est pratiquement infinie et dont la valeur
ne résulte pas – ou ne résulte que partiellement – des efforts
de leur propriétaire. Mais, dans la mesure où ces biens ont
un rendement pécuniaire, ils sont soumis à l'impôt
sur le revenu, de telle sorte que celui qui n'en tire pas un revenu suffisant
est nécessairement contraint de les vendre à d'autres, susceptibles
de les mieux gérer.
Quant
aux biens dont le rendement ne prend pas une expression monétaire
(oeuvres d'art, sites remarquables, etc.), ce qui est en cause c'est le
fait qu'ils ne sont généralement pas atteints par exemple
par l'impôt sur le revenu ou par tout autre impôt sur les flux,
contrairement aux biens qui rapportent des revenus monétaires. Mais,
ainsi que nous l'avons vu à propos de l'impôt sur le capital,
il n'y a aucune raison de faire peser un nouvel impôt sur tous
les éléments de capital sous prétexte que certains
échappent à un impôt donné. C'est la définition
de l'assiette des autres impôts qu'il faut modifier et non la structure
d'ensemble du système fiscal.
Comme
l'impôt sur le capital, dont il représente une modalité
particulière, l'impôt sur les successions est discriminatoire,
en ce sens qu'il introduit des inégalités de traitement entre
des individus dont les positions sont pourtant équivalentes. Ainsi,
les droits de succession opèrent une discrimination entre celui
qui épargne et celui qui consomme. Soit, par exemple, le cas de
deux individus disposant des mêmes ressources, que l'un consomme
intégralement, tandis que l'autre en épargne une partie pour
la léguer à ses enfants.
Pour
quelle raison les ressources du second subissent-elles une ponction supplémentaire
lors de l'héritage? Nous retrouvons ici la double ou triple taxation
de l'épargne, qu'impliquent l'impôt sur le capital et l'impôt
sur le revenu. Les droits de succession consistent alors à imposer
une fois de plus un patrimoine déjà imposé lors de
sa constitution et chaque fois qu'il procure un rendement.
Les
droits de succession impliquent une redistribution portant uniquement sur
un élément du capital, à savoir le capital non humain
ou patrimoine(7).
Ils introduisent donc aussi d'importantes discriminations entre celui qui
lègue un patrimoine et celui qui lègue à ses enfants
une formation intellectuelle et morale, un réseau de relations ou
de connaissances. Si, par exemple, Jean-Baptiste, disposant de quelques
ressources, a acheté un commerce qu'il lègue à son
fils, ce dernier paie des droits de succession sur le patrimoine transmis
par son père. Si Frédéric, disposant des mêmes
ressources, a préféré payer de longues études
à son fils, il lui a ainsi transmis un capital humain, mais le percepteur
ne viendra prélever aucun impôt sur ce type de transmission
du capital. Imposer la transmission des patrimoines c'est donc opérer
une discrimination entre les individus en fonction de leurs préférences.
La
législation des États modernes interdit souvent aux individus
de pratiquer des discriminations de race, de religion, d'opinion ou de
sexe. Mais l'État, pour sa part, pratique des discriminations tout
aussi condamnables, puisqu'il pratique des inégalités de
traitement entre les individus, pour des raisons arbitraires en prélevant
de l'argent sur ceux qui préfèrent le capital non humain
au capital humain! Et si les tribunaux sont habilités à condamner
les discriminations de race, de religion, d'opinion ou de sexe, aucun citoyen
ne peut attaquer les hommes de l'État qui punissent sa liberté
d'opinion et d'action.
On
peut alors s'interroger sur le fondement philosophique et moral d'une conception
politique qui considère que les parents ont le droit de donner naissance
à leurs enfants, de les éduquer, de les doter d'un capital
humain, mais pas de leur transmettre un patrimoine sans que l'État
y prélève sa part. Admettre que le droit des parents à
transmettre leurs propres biens à leurs enfants peut être
limité et même éventuellement supprimé devrait
logiquement conduire à l'idée qu'ils n'ont pas non plus la
liberté de décider de leur naissance ou de les éduquer
(de les doter d'un capital humain). Admettre l'imposition des successions,
c'est donc tolérer des germes de totalitarisme dans une société.
Et il n'est d'ailleurs pas étonnant que les adversaires les plus
acharnés de l'héritage – ceux qui partagent une idéologie
d'inspiration socialiste – soient également ceux qui récusent
la liberté des parents de donner à leurs enfants l'éducation
de leur choix(8)
ou qui justifient une intervention étatique plus ou moins marquée
dans le domaine de la procréation.
Mais
on doit aller plus loin et se demander pourquoi il serait relativement
admissible de léguer à ses enfants, mais moins légitime
de léguer à d'autres. Cette idée inspire pourtant
la plupart des législations fiscales puisque le taux des droits
de succession dépend généralement du degré
de parenté entre celui qui lègue et son héritier.
Or le raisonnement (si dommageable pour les entreprises) qui sous-tend
ces législations est lui aussi d'essence totalitaire puisqu'il prétend
apprécier le caractère plus ou moins justifié des
relations humaines: la relation parents-enfants donnerait plus de légitimité
à la transmission des droits de propriété.
Mais
les exemples abondent qui contredisent une telle prétention à
s'immiscer dans les relations humaines: ainsi, un couple sans enfants peut
fort bien bénéficier de l'aide et de la présence d'un
neveu ou d'un ami, aussi précieux pour lui que le seraient les enfants
qu'il n'a pas eus. Pourquoi ne pourrait-il pas « payer »
les services ainsi reçus en leur léguant des biens, quitte
à se priver pour cela de certaines satisfactions et de certaines
consommations afin de ne pas entamer le capital qu'il souhaite leur remettre?
Quelle morale, quel souci de justice, quelle norme d'efficacité
sociale peuvent bien conduire à mettre en cause cette liberté
de choix(9)?
De
même, on voit mal comment justifier que des droits de succession
très élevés empêchent presque totalement une
personne de transmettre des biens à une institution qui poursuit
des objectifs conformes à ses propres idéaux. Une vie ne
se découpe pas en morceaux: l'accumulation de droits de propriété
par un individu contribue à la poursuite de ses finalités
propres. Prélever ces droits au profit de l'État à
la mort de son propriétaire, c'est affirmer que les buts des hommes
de l'État sont toujours plus respectables que les finalités
poursuivies par chacun des citoyens. C'est accepter la suprématie
de l'État sur l'individu. Nous voici donc amenés, tout naturellement,
à dénoncer un grave péché intellectuel de notre
époque: rares sont ceux qui osent transgresser l'idée dominante
– qui fait figure de tabou – selon laquelle les droits de succession sont
justifiés et contribuent à la justice entre les hommes, de
telle sorte qu'il serait normal de leur donner un caractère très
progressif et d'attribuer à l'État une part importante des
successions (patrimoines élevés, successions autres qu'en
ligne directe(10)).
Pourtant, les droits de succession représentent de nos jours l'une
des atteintes les plus graves à la propriété. En tolérer
le principe c'est accepter l'engrenage totalitaire.
Il
n'y a pas de société libre sans propriété(11).
La confiscation de la propriété par les hommes de l'État
est donc condamnable par principe et le fait que la confiscation
ait lieu lors du décès du propriétaire n'y change
rien. Au nom de quelle morale les hommes de l'État peuvent-ils violer
la volonté du propriétaire d'un patrimoine, créé
et accumulé par lui, de l'utiliser comme il l'entend et de le transmettre
à ceux qu'il estime dignes de le faire fructifier conformément
à ses souhaits?
La
capacité à se projeter dans le futur, au-delà même
de la mort, est une caractéristique de l'homme. Le cycle de la vie
et le cycle des générations ne sont pas séparables
du cycle des patrimoines, de leur naissance, de leur développement,
de leur transformation et de leur anéantissement. La transmission
des biens – par transaction libre ou par héritage – est l'un des
moyens essentiels par lesquels l'évolution, imprévisible,
de l'histoire humaine se réalise. Imposer les successions, c'est
ignorer cette dimension historique des patrimoines, c'est avoir une conception
totalement figée des sociétés: on prend une photographie
des patrimoines à un moment donné et on déclare que
leur répartition n'est pas satisfaisante aux yeux de ceux qui ont
le pouvoir. La transmission par héritage d'un bien – qu'il s'agisse
d'une maison ou d'une entreprise familiale – est l'un des moyens par lesquels
les hommes établissent un lien entre le passé et le futur.
En confisquant une partie importante de ce bien, l'État ampute non
pas seulement un patrimoine, mais la personnalité de celui qui l'a
constitué. Les droits de succession doivent être supprimés,
sans exception.
1.
En d'autres termes, les droits de succession seraient plus indolores que
l‘impôt sur le capital. À rendement égal, les droits
de succession sont donc plus tentants pour l'État puisqu'ils permettent
de réduire le mécontentement des contribuables. >> |
2.
L'équivalence entre droits de succession et impôt sur le capital
avait été soulignée dans le Rapport de la Commission
d'étude d'un prélèvement sur les fortunes, Paris,
Documentation française, 1979 (commission Ventejol-Blot-Méraud).
Il est tout à fait surprenant de constater que cette commission
avait largement dépassé ce qui devrait être le mandat
d'une commission technique en proposant des modalités précises
de réforme des droits de succession, ce qui relève normalement
de l’initiative gouvernementale, contrôlée par le Parlement.
Ainsi la commission suggérait un élargissement de rabattement
à la base, une accentuation de la progressivité, une réduction
des droits en fonction du nombre d'enfants de l’héritier et un alourdissement
de ces droits en fonction de la fortune de l’héritier. Or aucune
expertise ne permet de dire qu'il serait rationnel ou juste de procéder
à de semblables modifications. Autrement dit, les auteurs du rapport
se sont prévalus de leur compétence technique pour faire
des recommandations Qui n'en découlent pas. >> |
3.
Philippe Bénéton, Le fléau du bien, Paris,
Robert Laffont, coli. Libertés 2000, 1983. Voir aussi Friedrich
Hayek, Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1952.
>> |
4.
C'est pour cette raison que nous nous contraignons à parler des
hommes de l'État et non de « l'État »
chaque fois que cela est possible. En effet, l'étatisme s'appuie
sur deux formes d'imposture intellectuelle: |
•Le
mysticisme animiste qui consiste à attribuer pensée et volition
à des êtres inanimés (le pays), désincarnés
(le socialisme, le capitalisme) ou collectifs (le peuple, la nation), alors
que seuls des individus peuvent avoir des pensées et des intérêts. |
•Le
scientisme matérialiste qui consiste à faire comme si les
gens étaient des machines (ou des rats de laboratoire), en niant
leur rationalité, en oubliant de parler de « choix »
ou d'« actions » individuels. |
Ces
deux inspirations font excellent ménage dans la prétention
des étatistes à posséder seuls l'intelligence, la
sagesse, la raison et la volonté. Cela leur sert à justifier
l'usage de la force à l'égard d'autrui; à en nier
l'impact, en empêchant les autres de faire usage de leur faculté
indépendante de jugement afin de trouver des solutions différentes
de celles qui sont proposées par l'État; à interpréter
à leur manière l'intérêt « général
», « national », « du
socialisme » ou de toute autre idole qu'il leur plaît
d'invoquer. >> |
5.
Si le Droit a fini par reconnaître la prescription, c'est probablement
parce que le maintien de la valeur d'un patrimoine demande des soins constants
et qu'il n'est plus possible au bout d'un certain temps de savoir si une
fortune dont l'origine est douteuse est le résultat de la spoliation
initiale ou des capacités de son détenteur. >> |
6.
L'information sur ce point comporte évidemment un biais non voulu:
on connaît les noms des grandes dynasties de propriétaires
de capital, on ignore ou on connaît moins les noms de celles qui
disparaissent: la dislocation de l'« Empire Boussac
» – sujet d'actualité pendant quelques mois au plus
– n'efface pas dans la conscience populaire la pérennité
de la fortune des Rothschild. Seule une vue statistique de la naissance,
de la vie, de la mort des grandes fortunes serait ici correcte. Elle est
rarement élaborée, encore plus rarement connue. On peut citer
en ce sens l'étude de John A. Brittain, lnheritance and the lnequalily
of Material Wealth, Washington, Brookings Institution, «
Brookings Studies in Social Economics », 1978,
qui indique qu'environ 50% des hommes riches – cela n'est pas vrai pour
les femmes – ont construit entièrement leur fortune eux-mêmes.
>> |
7.
Il est d'ailleurs faux de parler de redistribution. En effet, il ne peut
y avoir re-distribution que s'il y a eu auparavant distribution. Or, les
revenus ne sont pas distribués mais produits par ceux qui les créent.
La modification de cette appropriation par une politique dite de «
redistribution » modifie le résultat de l'action humaine
et donc les conditions de la production. Par ailleurs, en parlant de redistribution
on évoque généralement l'idée que les hommes
de l'État prennent aux plus riches pour donner aux moins riches.
En fait, s'ils prennent effectivement souvent aux plus riches, ce n'est
pas pour attribuer le produit du prélèvement aux moins riches,
mais d'abord à eux-mêmes (puisque tous les hommes de l'État
vivent de ces prélèvements) et pour rendre le reste sous
condition à ceux à qui ils l’ont pris. Ainsi, les partisans
du monopole d'État sur récole se comportent-ils comme des
kidnappeurs à rebours: les malfaiteurs ordinaires disent: «
donnez-moi votre argent et vous reverrez votre enfant ».
Les socialistes disent: « livrez-moi vos enfants et
vous reverrez votre argent ». Bien entendu, ils utilisent
l'écran de fumée de l'« argent public
», des « fonds d'État »,
pour camoufler l'origine des ressources qu'ils ont prises par la contrainte.
>> |
8.
II faut évidemment reconnaître une certaine logique aux socialistes,
mais cette logique n'en est pas moins inacceptable. Ainsi de la déclaration
de M. Laignel, député socialiste, selon lequel «
les enfants appartiennent à l'État ».
M. Laignel s'était auparavant « immortalisé »
par une autre formule: « Vous avez juridiquement tort
puisque vous êtes politiquement minoritaires... »
>> |
9.
II convient peut-être, cependant, de préciser que l'on peut
considérer comme légitime une législation interdisant
de déshériter des enfants mineurs, tout au moins dans certaines
limites. II s'agit là en effet de la simple application de l'idée
selon laquelle les membres d'une société délèguent
à l'État, comme l'une de ses fonctions propres, la responsabilité
de défendre les enfants contre les atteintes extérieures,
même si elles proviennent de leurs propres parents (en ce sens le
fait de priver les enfants de moyens d'existence est aussi condamnable
que de leur faire subir de mauvais traitements). >> |
10.
Ainsi, L'Express a réalisé une enquête significative
auprès d'un certain nombre de députés au cours de
l'été 1983 (8-14 juillet 1983). Aucune des personnalités
interrogées, quel que soit son parti, n'a affirmé être
hostile aux droits de succession, si ce n'est qu'il apparaissait excessif
à certains de superposer un impôt sur le capital et un impôt
sur les successions. >> |
11.
Cf. Henri Lepage, Pourquoi la propriété, Paris, Hachette,
Pluriel, 1985 (H. Lepage a publié plusieurs
chapitres de ce texte sur le net. NDE). >> |
PRÉSENT
NUMÉRO
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