Montréal, 15 novembre 2004  /  No 148  
 
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Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
Page personnelle
 
OPINION
 
UN OEIL LIBERTARIEN SUR LA RSE,
LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DE L’ENTREPRISE
(première partie)
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          J’ai récemment eu l’occasion de présenter une communication intitulée « La RSE: une critique de facture libertarienne » au sein d’un congrès de chercheurs en gestion, organisé par l’ADERSE (l'Association pour le Développement de l'Enseignement et de la Recherche sur la Responsabilité Sociale de l'Entreprise) à Toulouse, France (octobre 2004).
 
          Le thème de la RSE participe a priori de cet arsenal rhétorique visant à imputer au capitalisme libéral tous les maux du Monde moderne. On ne s’étonnera donc pas que ses thuriféraires ne se recrutent guère dans les rangs libéraux (quoique, à ma grande surprise, il s’en trouve!). Et c’est pourquoi il est utile, ici, de faire la précision suivante: outre que le sujet abordé a passé le filtre de la sélection, il a donné lieu à de nombreuses questions expurgées de toute hostilité. Et qu’elles fussent naïves ou informées – parfois remarquablement –, ces dernières ont indiscutablement prêté à un débat de haute tenue. Cela met en exergue un motif d’optimisme: le fait que l’activisme idéologique le plus outrancier soit fanatiquement antilibéral n’implique nullement que quantité d’intellectuels non libéraux ne soient pas ouverts à d’autres points de vue que le leur, en toute civilité.  
  
          Cette précision étant faite, il n’est pas pour autant question de ménager le concept de RSE et surtout pas ses soubassements théoriques. A contrario, le rejeter en bloc – au motif d’un ancrage théorique déficient – reviendrait à négliger une recherche sur les pratiques de gestion d’entreprise tout à fait congruente avec les principes de la philosophie de la liberté. C’est qu’en gros, nul libéral ne s’offusquera que le thème de la RSE traite simultanément de « responsabilité » et « d’entreprise ». C’est bien plutôt l’acception retenue du terme « sociale » qui, ici, gêne. 
  
          Dans ma communication originelle, j’ai développé trois parties: 1) une présentation de la théorie libertarienne, 2) une critique du concept de RSE au regard de cette pensée et 3) un examen plus pratique des implications de la RSE sur la gestion des entreprises. Dans cet article, je reprendrai les deux premiers points. 
  
1. La théorie libertarienne 
  
          À un public non nécessairement averti, il était intéressant de livrer une vision aussi synthétique que possible, de la pensée libertarienne, en faisant d’abord référence aux auteurs « canoniques » (les « Autrichiens » – F. A. Hayek en tête – pour l’essentiel) et aux ouvrages incontournables (Libéralisme, de P. Salin), avant de se livrer à un effort didactique. Le lecteur pouvant facilement trouver, sur le site du QL, toutes sortes d’exposés relatifs au libertarianisme et à ses cas d’application (potentiellement illimités), il est inutile, ici, de s’étendre; il demeure toutefois intéressant de mettre en exergue ce que cette philosophie a de singulier et de fondamental. 
  
          Ce qui distingue le libertarianisme de toute autre doctrine de philosophie politique, c’est son axiomatique de la liberté individuelle: une axiomatique à la fois morale (la liberté est souhaitable, en tant que principe politique fondamental) et réaliste (la liberté étant « en l’homme », elle gagne à être socialement institutionnalisée, essentiellement sous forme de droit des contrats et de la propriété, dont découle un système d’interactions relativement vertueux).  
  
          En conséquence, la doctrine libertarienne n’est pas une théorie positive du « tout marché » ni une théorie substantialiste de la concurrence (ainsi, les libertariens sont logiquement opposés au droit étatique de la concurrence): elle prédit que d’une société de liberté, émergeront beaucoup de marché et beaucoup de concurrence, ce qui n’est pas du tout pareil! Surtout, le libertarianisme est la seule philosophie d’économie politique fondant ses énoncés, ses analyses et ses prédictions sur une différence de nature entre ce qui procède de la liberté (tout ce que les hommes libres peuvent inventer pour améliorer leur bien-être sans dénier le droit à autrui d’en faire autant(1)) et ce qui procède de la coercition politique. 
  
          Ce prisme d’appréhension du monde est d’une fécondité incomparable: il permet d’abord d’invalider quantité de théories ou de visions qui ne font pas l’effort de cette distinction matricielle entre « ce qui est libre » et « ce qui est imposé ». Ainsi, 99% des discours que nous lisons sur l’économie et la société nous enseignent que la société optimale est un mélange d’État et de marché; certaines disciplines font même de cette posture la base de tout leur propos (je pense ici, entre autres théories socio-économiques, au courant dit « régulationniste »). La question doctrinale la plus souvent débattue, en économie politique, oppose donc ceux qui voudraient « moins d’État » (les libéraux) et ceux qui voudraient « plus d’État » (que l’on ne peut hélas circonscrire aux socialistes…). Dans ce débat, les libertariens passent volontiers pour des extrémistes illuminés, puisqu’eux défendent la souhaitabilité d’un monde sans État ou, plus rigoureusement, sans État tel que nous le connaissons: une institution politique investie d’une autorité omnipotente, discrétionnaire et profondément… dérégulatrice! 
  
          Comment, en effet, pourrait-on définir la dose sociale optimale de « privé » et de « public » quand tout ce qu’une société humaine contient de « public » procède d’une altération (plus ou moins radicale) de la liberté de décider et d’une soustraction des institutions concernées aux plus rigoureux principes de rationalité et de responsabilité? Si je veux pouvoir arbitrer entre public et privé, encore faut-il que le « public » ne me prive pas de ma liberté d’arbitrage… La théorie du « dosage » relève, en réalité, d’une sorte de taylorisme sociétal: elle repose sur une vision mécaniciste de la société, érigeant la corporation des macroéconomistes et autres spécialistes de la chose sociale en ingénieurs des méthodes, seuls habilités à en définir les normes de fonctionnement; bien entendu, que l’individu oeuvre à autre chose qu’au façonnement de cette bonne société et l’autorité politique se chargera – plus moins brutalement – d’en appeler à sa « conscience citoyenne » (ou « républicaine », l’emphase étant ici, sans limite), c’est-à-dire à sa pieuse docilité. 
  
          Je serai tout à fait prêt à reconnaître les vertus d’une certaine forme ou dose d’État – je crois qu’il est possible de concevoir une sorte d’État qui soit conforme aux principes de la liberté – le jour où l’on me donnera l’opportunité d’expérimenter ce que produit une société libre. Mais il y a peu de chances qu’une telle opportunité me soit donnée: car s’il est très simple de réformer une société libre – pas d’évolution sans liberté, en effet – il est quasiment impossible (sauf catastrophe socio-économique majeure ou volontarisme politique héroïque) de réformer significativement l’État ou d’en diminuer substantiellement le poids dans nos socio-économies. Le trait distinctif du vingtième siècle socio-économique réside avant toute chose dans la croissance régulière (et colossale) de l’interventionnisme étatique. Et si les théories de l’État-providence battent aujourd’hui de l’aile (ce qui n’empêche d’ailleurs pas certains économistes de continuer à faire keynésianisme de tout bois, en dépit du bon sens), l’État n’est nullement moins interventionniste (ni dépensier) aujourd’hui, qu’il ne l’était hier (même s’il passe aujourd’hui très largement à la caisse pour tout ce qu’il a consommé hier…). 
  
          Voilà pourquoi l’espèce de relation d’équivalence systématiquement (et implicitement) postulée entre l’économique et le politique, l’entreprise libre et l’administration publique, l’individu et l’État, la liberté et la coercition, s’avère caduque, sauf à avoir recours à une sorte de métaphysique du consentement qui ne tient tout simplement pas la route de l’argumentation rationnelle. Ainsi, les décisions politiques correspondraient à des « choix de société », relèveraient du « contrat social » ou seraient adoubées par une démocratie devenue sacro-sainte. Mais comment peut-on, sans le moindrement sourciller, apparenter à la notion de « choix », ce qui requiert, pour fonctionner, la levée d’un impôt (du verbe « imposer »…)? 
  
          De ce prisme fondamental – liberté versus coercition – émerge une théorie des comportements socio-économiques largement intégrative (la conceptualisation conjointe du droit et de l’économie, par exemple) et « complète » (susceptible de fournir une grille universelle d’analyse des problèmes de société et d’économie), particulièrement compétitive, lorsqu’il s’agit de comprendre la réalité dans laquelle nous nous mouvons. Et ce même si l’exercice est assurément complexe: car le fait que « privé » et « public » (au sens étatiste) soient, en substance et en principe, aussi peu comparables que le sont un fruit et un caillou, n’empêche nullement que l’un joue très largement le jeu de l’autre et vice-versa. C’est même une caractéristique forte de l’État d’Occident d’avoir assis son développement sur le dynamisme des individus qu’il tient sous sa coupe: ce n’est pas un hasard si George W. Bush est à la fois le monarque (terme employé au sens machiavélien, générique) le plus puissant du monde et, à l’intérieur de ses propres frontières, l’un des plus (relativement) contenus. Dès lors, savoir ce qui, dans nos problèmes (ou nos succès) socio-économiques, doit être imputé à l’action de l’État ou à celle de l’individu libre, relève stricto sensu de spéculations intellectuelles dont la valeur dépend grandement de la rationalité qui les fonde. 
  
2. La RSE: un concept aux pieds d’argile 
  
          Bien que la RSE soit une notion floue – puisque susceptible d’englober une foule de sujets disparates – elle traduit schématiquement une demande d’implication de l’entreprise allant au-delà de ses engagements contractuels, de manière à promouvoir un certain nombre de causes ou de comportements « citoyens », hors les canons traditionnels de l’évaluation des firmes. 
  
          L’idée n’est pas neuve: aux États-Unis, on en trouve trace dans les années 1950. En France, la notion d’entreprise citoyenne (rapport Sudreau, 1975) annonce très largement celle de RSE, de même que les objectifs sociaux assignés aux entreprises du « secteur concurrentiel public », en 1982. Aujourd’hui, la RSE participe de cette conviction selon laquelle le « capitalisme mondialisé » (entre autres formules possibles) doit être « régulé », « humanisé » ou autres voeux pieux de cet accabit. 
  
          Il n’en reste pas moins que, d’un point de vue libertarien, l‘idée de RSE n’est pas toujours facile à situer: en effet, il en existe une version réglementariste et une version « volontaire », de genèse anglo-saxonne, très largement majoritaire dans les discours et les travaux relatifs à cette thématique. En conséquence, on ne peut tout à fait traiter l’une et l’autre sur le même plan (puisque l’une est imposée et l’autre, libre). En outre, la RSE est un concept faisant feu de tout bois. Contentons-nous, ici, d’en disséquer la trame de fond avant, dans un article ultérieur, de toucher aux recommandations plus concrètes qu’il est susceptible d’inspirer. 
  
          Sur le plan doctrinal, on peut très schématiquement identifier deux sortes de discours pro-RSE: le premier se nourrit des « théories pop » hostiles au capitalisme et reprend à son compte tous les poncifs qu’il est possible de lire sur ce sujet: dans un monde d’actionnaires hostiles et brutaux, soucieux de maximiser leur profit au prix d’un anéantissement des acquis sociaux et d’une destruction de l’environnement, il est au moins nécessaire d’en appeler à une éthique de l’entreprise, ouverte aux préoccupations de la société (en général, il faut aussi réglementer, taxer voire exproprier…).  
  
          Il serait trop long de disséquer le lien qui unit ce discours à l’altermondialisme (cette dernière doctrine n’étant qu’un collectivisme euphémisé) mais, schématiquement, on est dans cette veine-là. J’ai ainsi pu lire, dans une revue pro-RSE (la revue Préventique, no 71, septembre 2003) que « le concept de développement durable (l’un des piliers de la RSE) est totalement antinomique avec les principes essentiels de l’économie de marché: valeur ajoutée tournée d’abord sur l’actionnaire, place du client, rentabilité centrée sur le court terme… » (X. Berton) ou encore que « l’économie repose sur une logique de rentabilité à court terme illustrée par la focalisation contemporaine sur les rendements boursiers », etc. (N. Lacombe). 
  
     « Comment pourrait-on définir la dose sociale optimale de "privé" et de "public" quand tout ce qu’une société humaine contient de "public" procède d’une altération (plus ou moins radicale) de la liberté de décider et d’une soustraction des institutions concernées aux plus rigoureux principes de rationalité et de responsabilité? »
  
          Au vu de ce genre de discours, je me demande toujours si la science économique connaîtra un jour son Galilée, celui après lequel nul ne soutiendra plus que le soleil tourne autour de la Terre. Après tout, le terreau d’ignorance repue et de malveillance idéologique sur lequel prospère l’anticapitalisme primaire est-il plus glaiseux que celui qu’ont dû sarcler les astronomes? Sans doute pas mais cela donne une idée de l’ampleur de la tâche: il existe, bien entendu et heureusement, des hostilités doctrinales qui acceptent de se laisser dompter par l’intelligence. Mais nombre d’entre elles relèvent d’un acte de foi qui confine au fanatisme religieux: « le capitalisme doit à tout prix correspondre à ce que j’en dis car il est à proprement parler démoniaque… ». 
  
          Bref, sur le site du QL, le lecteur (de bonne foi) trouvera quantité d’arguments expliquant en quoi le marché libre, assis sur les droits de propriété individuels, est, au contraire de l’idée dominante qu’on en cultive, un excellent candidat pour la protection de l’environnement et le développement socio-économique durable (j’aimerais d’ailleurs que l’on m’explique ce qu’est le développement provisoire, encore que j’aie mon idée(2)…). De ce point de vue, d’ailleurs, un indice: l’État a existé partout, et notamment partout où le développement ne s’est jamais durablement imposé. En revanche, les pays les plus développés sont ceux qui ont vu naître et grandir le capitalisme de marché, de manière… durable! 
  
          Quant aux imbécilités dont les discours altermondialistes ou apparentés sont constellés, à propos de la Bourse et de sa logique sous-jacente (notons incidemment que la rhétorique totalitaire s’est toujours largement abreuvée aux sources de l’anticapitalisme financier), il convient simplement de renvoyer le lecteur à la théorie financière: le cours de bourse intègre une information prenant dûment en compte la capacité d’une entreprise à performer sur le long terme (l’horizon temporel est même indéfini…) et c’est encore sur le long terme qu’il faut apprécier la performance des entreprises les plus prospères du capitalisme mondial: comme de juste, sur longue période (les études portent sur des périodes allant de 30 à 100 ans, généralement), nul actif, toutes catégories confondues, ne performe plus que les actions(3) 
  
          L’antienne de la « maximisation du profit des entreprises à court terme » procède donc d’un contresens fondamental: le fait que, pour des raisons diverses et complexes, les marchés financiers sont plus liquides et plus concurrentiels aujourd’hui qu’hier, implique justement que les investisseurs soient plus vigilants que jamais à l’égard de la performance « long terme » des firmes; il n’en demeure pas moins que nos sacro-saintes réglementations sociales et publiques constituant autant de désincitations à investir, la propension de l’État à changer discrétionnairement les règles du jeu économique constitue un facteur d’insécurité majeure pesant sur l’investissement long, sans parler des anticipations (parfaitement rationnelles) d’impôts nouveaux (ou d’impôts anciens aggravés) liées à l’ampleur et à la chronicité des déficits publics (curieusement, ce facteur de « turbulence » de l’environnement des firmes n’est que rarement mis en exergue par l’analyse stratégique). 
  
          Il existe une deuxième salve de discours pro-RSE dont il est particulièrement intéressant de disséquer l’anatomie en ce que ces derniers font apparemment allégeance à l’impératif de compétitivité des firmes et prennent généralement soin d’éviter la baliverne ostentatoire. On en trouve un exemple frappant dans la rhétorique européiste: une rhétorique résolument optimiste, à vocation « social-humaniste » très prononcée mais respectueuse, en principe, des règles du marché. On peut ainsi lire: « la fonction prépondérante d’une entreprise est de créer de la valeur, en dégageant des bénéfices pour ses propriétaires et ses actionnaires. Mais en même temps, elle peut contribuer au bien-être de la société [sic]. De nos jours, les entreprises sont de plus en plus conscientes du fait que leur succès économique ne dépend plus uniquement d’une stratégie de maximisation des profits à court terme [sic] mais d’une prise en compte de la protection de l’environnement et de la promotion de leur responsabilité sociale, y compris les intérêts des consommateurs(4). » 
  
          Or, ce genre de propos d’apparence anodine est, en réalité, confondant: certes, on se rassure à l’idée que l’Union européenne ne remette pas en cause la légitimité de l’argent gagné par les actionnaires, en rémunération du risque économique qu’ils prennent. Mais pour le reste, le propos postule une opposition explicite entre « intérêts des actionnaires » et « intérêts de la société »; dans ce cas, d’ailleurs, pourquoi devrait-on à se point ménager les premiers? L’UE dispose-t-elle d’une mesure du niveau de profit « syndical » dont devraient se satisfaire les actionnaires pour ne pas atteindre au bien-être de la société? Voilà typiquement un raisonnement politique (de type « coopérativiste ») émanant d’une institution politique, faisant de la richesse une sorte de « donné céleste » dont il faut assurer la juste répartition entre actionnaires, salariés, consommateurs, voire « société civile » (encore un concept sans contenu). A-t-on jamais vu des actionnaires gagner de l’argent avec une entreprise qui empoisonnerait ses clients, spolierait ses salariés, s’abstiendrait de payer ses dettes ou ses factures? Comment peut-on à ce point méconnaître la logique de l’entreprise capitaliste? Le profit est un gain de nature résiduelle – c’est pourquoi il est le plus risqué de tous les gains – qui n’existe – éventuellement – qu’une fois que tous les autres participants à l’activité de la firme – les fameux stakeholders – ont été payés, selon des modalités contractuelles reposant sur leur consentement explicite! 
  
          Bien entendu, le monde de l’entreprise n’est pas immunisé contre les « insiders » malveillants, les escrocs ou les gangsters, susceptibles de pratiquer la fuite en avant et/ou de mener des stratégies spéculatives « à un coup » (en profitant, sur un laps de temps très court, d’une information mal interprétée par le marché financier(5)). Mais ce genre de comportement est d’autant plus impitoyablement (et rapidement) sanctionné que les règles du jeu capitaliste sont libérales (celles-ci transforment d’ailleurs l’opportunisme en jeu « perdant-perdant »: tandis que l’escroc voit normalement sa réputation ruinée, les capitalistes qui ont eu le malheur de l’employer assument les conséquences financières de cette mauvaise décision): c’est pourquoi les actionnaires sont plus incités que tout autre agent à obtenir, de leurs managers, les rapports de gestion les plus fiables (il existe d’ailleurs un marché lucratif de la norme comptable et de l’information financière).  
  
          Que cela implique-t-il? Que les actionnaires sont des agents économiques altruistes (accessoirement, ce sont aussi, souvent, des individus généreux): pour faire du profit, ils ont en effet besoin de s’en remettre à un personnel salarié, auquel ils donnent l’opportunité d’améliorer leur niveau de vie, d’accroître leurs compétences distinctives et, parfois, aussi, d’abuser de leurs prérogatives. Ces trente dernières années, la littérature en gestion, économie et finance a à ce point insisté sur les divergences d’intérêts pouvant exister entre actionnaires et managers – de manière convaincante, au demeurant – qu’on a fini par oublier l’essentiel de ce qui caractérise cette « relation d’agence » et, de manière encore plus générale, la relation salarié-actionnaire: si les actionnaires consentent à perdre de l’argent sous forme de salaires, c’est que, sans l’effort et la compétence des salariés qu’ils rémunèrent (cadres comme employés), l’actif « entreprise » dans lequel ils ont investi leur argent ne leur rapporterait rien du tout: ce sont les managers qui réalisent les bons investissements et les employés (au sens générique) qui « leur donnent vie », par leur travail (aucun marxiste ne me donnera tort, sur ce point!). Or, ni les uns ni les autres ne sont interchangeables (à coût nul, du moins).  
  
          Si les actionnaires paient des gens pour créer de la valeur, c’est qu’en vertu de la théorie des avantages comparatifs, ils trouvent que les gens qu’ils paient sont relativement (voire absolument!) plus efficaces qu’eux-mêmes, dans cette tâche de production. Ils le sont d’autant plus que le contenu en intelligence, technicité et responsabilité du travail humain ayant tendance à s’élever (du fait de l’accumulation du capital), ce n’est pas simplement le temps des salariés que les actionnaires achètent: c’est ce que leur cerveau contient d’irréductiblement original. Voilà ce que les théories relatives aux « asymétries d’information » tendent à négliger: bien entendu, en déléguant la tâche concrète de création de richesses à d’autres qu’eux-mêmes, les actionnaires se mettent en situation de vulnérabilité relative; ce qui constitue l’exact contraire de ce dont on les charge en permanence (cette image de vampire parfaitement fantasmatique)! 
  
          Mais c’est aussi de cette information spécifique, individualisée et donc inévitablement « cachée », que naît la valeur dont ils sont en quête! Nous allons tous chez le médecin quand nous sommes malades: pas parce que nous n’avons pas le temps de nous soigner nous-mêmes mais parce que le médecin sait des choses que nous ne savons pas. En conséquence, ce dernier peut nous mentir (ou se tromper) sans qu’à prime abord, nous nous en apercevions. Mais le marché révèle tôt ou tard les informations cachées et, à long terme (voire bien avant), la malhonnêteté et l’incompétence se paient cher. 
  
          Quant aux salariés, s’ils ont le loisir de développer leurs compétences au point de se rendre souvent indispensables, c’est justement parce que les actionnaires mettent à leur disposition un capital sans lequel ils ne pourraient pas travailler: un paysan sans terre, un sidérurgiste sans haut fourneau, un informaticien sans ordinateur ne produisent pas grand-chose. C’est donc de la complémentarité capital-travail, d’un échange gagnant-gagnant, que naît le « développement durable ». Sans capital, l’individu est bien moins apte à la survie que n’importe quelle créature animale; et sans travail, ce capital n’est, au mieux, que de la matière inerte. En apprenant à maîtriser divers outils, les travailleurs développent un savoir faire et améliorent leurs performances productives. Comme ils ont un certain pouvoir de décision sur la production qu’ils génèrent, ils usent tout à fait légitimement (et intelligemment) de ce « contrôle des zones d’incertitude(6) » pour négocier des hausses de salaires nominaux, en échange d’une performance accrue; et tant que, de leur côté, les actionnaires y trouvent leur compte – ce qui passe par des taux de profit satisfaisants – il demeure, pour chacun, intéressant de continuer cette relation de coopération. Non seulement l’asymétrie d’informations n’est pas un obstacle à l’efficacité du marché libre (elle est, en revanche et par hypothèse, incompatible avec le marché de « concurrence pure et parfaite ») mais elle en est la condition sine qua non. 
  
          Il est donc aussi faux que dangereux de postuler une antinomie d’intérêts entre shareholders et stakeholders: cette erreur d’analyse, extrêmement répandue, n’est rien d’autre qu’une concession intellectuelle (largement inconsciente) au fantasme de la lutte des classes, paradigme dominant dans toutes sortes de cénacles peu au fait des lois de l’économie. Ce faisant, cette opposition postulée sous-estime ce qu’impliquent et produisent les contrats. Il est vrai qu’en dépit de certains efforts pour intégrer le long terme à leur scolastique, les théories anti-capitalistes souffrent d’un défaut intellectuel rédhibitoire: elles ne savent pas penser en dynamique(7). Le socialisme, en général, ne peut pas penser autre chose que l’État puisqu’il ne sait penser qu’en l’état, c’est à dire de manière statique, sur des horizons temporels courts, voire immédiats. 
  
          Reste ce que le contrat ne pourrait pas réguler, par incapacité « technique » (les dommages causés à l’environnement) ou « politique » (l’emploi forcé dans les pays du tiers-monde). Sur l’environnement, renvoyons le lecteur du QL aux articles qui traitent du problème. Précisons seulement que 1) il n’est pas d’incitation durable à détruire significativement l’écologie terrestre qui ne soit sous-tendue par une altération des institutions du marché et de la propriété (on pense aux subventions publiques à visée productiviste) et que 2) des travaux importants remettent en cause le diagnostic éco-catastrophiste, la méthodologie qui l’étaye et les soubassements théoriques et moraux qui l’inspirent.  
  
          Sur le travail des enfants, on sait de manière encore plus catégorique qu’il ne concerne qu’une part minime des produits donnant lieu à échange international (ceux que fabriquent les entreprises capitalites, visées au premier chef par la RSE) et qu’il se retrouve largement, en revanche, dans la sphère du travail domestique, vouée à la simple reproduction des conditions d’existence, soit une forme de travail dont le développement économique n’a pas atteint les modalités. En outre, si tout individu civilisé préférera évidemment qu’un enfant aille à l’école plutôt que de travailler à l’usine, il faut parfois réfléchir aux implications de ce que l’on propose, lorsqu’on prétend remédier à tel ou tel problème: si lutter contre le travail des enfants signifie « boycotter » d’une façon ou d’une autre, les entreprises qui les emploient (pour raisons éthiques, donc), qu’adviendra-t-il, à court terme, des enfants en question?  
  
          De ce point de vue, le militant qui s’engage « sur le terrain », en montant et animant une ONG d’assistance, d’insertion ou de scolarisation pour enfants des rues, mérite tout mon respect (et le soutien de très nombreux donateurs, souvent des capitalistes!). Mais celui dont la bouche fleurie n’en appelle, comme palliatif, qu’à l’aide publique au développement – un tonneau des danaïdes ayant engraissé moult dictatures et dont, lorsqu’ils ne sont pas ostensiblement nuisibles, les effets positifs sont au mieux très circonscrits(8) – celui-là ne fait que se voiler la face: il est des pays où, quand un enfant ne rapporte rien, on lui coupe les membres pour en faire un mendiant convaincant. À tout prendre, pour chaque enfant que menace une telle perspective, je souhaite l’usine et même la mine! En attendant un mieux sur lesquelles les recommandations altermondialistes, entre autres, n’ont aucune chance de déboucher. 
  
          La recherche en sciences économiques et sociales est une activité dont la valeur ajoutée est moins « technologique » (que d’inventions politiques dévastatrices au nom d’un prétendu savoir sur l’économie et la société!) que « pédagogique »: si la RSE a quelque chose d’intéressant à nous dire, cela ne peut se faire qu’en redécouvrant les principes fondateurs du marché, de la propriété et de la liberté individuelle. Pas en ajoutant sa voix à la litanie d’un anti-capitalisme édulcoré, fondé sur de fausses analyses, de faux diagnostics, de fausses théories. 
  
          Mais comment est-elle susceptible de se décliner? Le sujet sera abordé dans un article ultérieur.
 
 
1. Cette quête de bien-être donne lieu à quantité d’institutions très différentes. La famille, l’association, la coopérative peuvent ainsi être considérées comme des institutions « communistes ». Or, dans une certaine mesure et pour certaines fonctions, ces institutions sont viables: elles sont libres (autant qu’on peut l’être, dans nos sociétés, bien entendu) et durables. Donc, lorsqu’il est libre, privé et, en conséquence, circonscrit, le communisme fonctionne.  >>
2. En réalité, le « développement durable » s’oppose à la croissance économique. Or, il y a là une source d’opacité analytique dont le discours libéral est lui-même parfois victime: doit-on notamment imputer la croissance des trente glorieuses au « capitalisme libéral » ou au keynésianisme? Nombreuses, en effet, sont les critiques adressées à la « croissance », qui sont, en toute cohérence, susceptibles de recevoir l’assentiment du libéral. Il n’en est pas moins démentiellement incohérent de prôner simultanément le « développement durable » et l’interventionnisme étatique!  >>
3. INSEE, Synthèses, Revenus et patrimoine des ménages, édition 2002-2003, no 65, p. 55-71. Sur période longue et en monnaie constante, le rendement des actions progresse dans une fourchette large de 3%-9% l’an, environ (cela dépend des pays et périodes retenus). Et bien évidemment, plus les horizons de placement sont longs, plus le risque inhérent à l’investissement en actions est faible; ainsi, selon cette étude, la probabilité de gagner de l’argent sur un portefeuille diversifié d’actions est d’un peu plus de 50% sur une période de 1 ou 2 ans. Sur 30 ans, le chiffre avoisine les 90%.  >>
4. Texte intitulé « Responsabilité sociale des entreprises: une contribution des entreprises au développement durable » trouvé sur le site internet de l’Union européenne, www.europa.eu.int>>
5. Cela rejoint la problématique du délit d’initié, à propos duquel il convient d’éviter les confusions grossières: profiter d’une information possédée à titre exclusif pour réaliser un gain, n’a strictement rien d’immoral (sauf stipulation contractuelle contraire): c’est le nerf même de l’entreprise, de la spéculation (et même de la vie!) que d’agir de la sorte. En revanche, manipuler une information en vue de tromper quelqu’un avec lequel on est en relation contractuelle, en vue de réaliser un gain à ses dépens, voilà qui est assurément condamnable.  >>
6. L’expression est tirée de la sociologie des organisations (M. Crozier, E. Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1977 ). La sociologie des organisations (et du travail) prospère sur des concepts extrêmement réalistes, tout à fait en phase avec la pensée libertarienne: je n’ai jamais rencontré de conception socio-économique de l’individu aussi convaincante que celle « d’acteur », que retiennent Crozier et Friedberg.  >>
7. À un auteur près: Karl Marx, à la théorie duquel il n’est sans doute pas si erronné d’accorder un brevet de scientificité (ce à quoi Marx aspirait mais sur la base d’une épistémologie fausse). Si une théorie est un énoncé basé sur des propositions abstraites, dont les conclusions doivent être réfutables, nous avons en effet affaire, ici, à une théorie scientifique. Je n’en connais guère qui aient été aussi nettement réfutées que celle-là…  >>
8. Et, bien entendu, jamais absolus: si certains programmes publics de développement local génèrent des effets positifs, ce n’est que « toutes choses égales d’ailleurs » c’est à dire abstraction faite de leur coût et des alternatives de marché qu’il serait possible d’y opposer, dans le cadre d’une économie libre.  >>
 
 
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