Le thème de la RSE participe a priori de cet arsenal rhétorique
visant à imputer au capitalisme libéral tous les maux du
Monde moderne. On ne s’étonnera donc pas que ses thuriféraires
ne se recrutent guère dans les rangs libéraux (quoique, à
ma grande surprise, il s’en trouve!). Et c’est pourquoi il est utile, ici,
de faire la précision suivante: outre que le sujet abordé
a passé le filtre de la sélection, il a donné lieu
à de nombreuses questions expurgées de toute hostilité.
Et qu’elles fussent naïves ou informées – parfois remarquablement
–, ces dernières ont indiscutablement prêté à
un débat de haute tenue. Cela met en exergue un motif d’optimisme:
le fait que l’activisme idéologique le plus outrancier soit fanatiquement
antilibéral n’implique nullement que quantité d’intellectuels
non libéraux ne soient pas ouverts à d’autres points de vue
que le leur, en toute civilité.
Cette précision étant faite, il n’est pas pour autant question
de ménager le concept de RSE et surtout pas ses soubassements théoriques.
A contrario, le rejeter en bloc – au motif d’un ancrage théorique
déficient – reviendrait à négliger une recherche sur
les pratiques de gestion d’entreprise tout à fait congruente avec
les principes de la philosophie de la liberté. C’est qu’en gros,
nul libéral ne s’offusquera que le thème de la RSE traite
simultanément de « responsabilité »
et « d’entreprise ». C’est bien plutôt l’acception
retenue du terme « sociale » qui, ici, gêne.
Dans ma communication originelle, j’ai développé trois parties:
1) une présentation de la théorie libertarienne, 2) une critique
du concept de RSE au regard de cette pensée et 3) un examen plus
pratique des implications de la RSE sur la gestion des entreprises. Dans
cet article, je reprendrai les deux premiers points.
1.
La théorie libertarienne
À un public non nécessairement averti, il était intéressant
de livrer une vision aussi synthétique que possible, de la pensée
libertarienne, en faisant d’abord référence aux auteurs «
canoniques » (les « Autrichiens »
– F. A. Hayek en tête – pour l’essentiel) et aux ouvrages incontournables
(Libéralisme, de P. Salin), avant de se livrer à un
effort didactique. Le lecteur pouvant facilement trouver, sur le site du
QL, toutes sortes d’exposés relatifs au libertarianisme et
à ses cas d’application (potentiellement illimités), il est
inutile, ici, de s’étendre; il demeure toutefois intéressant
de mettre en exergue ce que cette philosophie a de singulier et de fondamental.
Ce qui distingue le libertarianisme de toute autre doctrine de philosophie
politique, c’est son axiomatique de la liberté individuelle: une
axiomatique à la fois morale (la liberté est souhaitable,
en tant que principe politique fondamental) et réaliste (la liberté
étant « en l’homme », elle gagne à
être socialement institutionnalisée, essentiellement sous
forme de droit des contrats et de la propriété, dont découle
un système d’interactions relativement vertueux).
En conséquence, la doctrine libertarienne n’est pas une théorie
positive du « tout marché » ni une théorie
substantialiste de la concurrence (ainsi, les libertariens sont logiquement
opposés au droit étatique de la concurrence): elle prédit
que d’une société de liberté, émergeront beaucoup
de marché et beaucoup de concurrence, ce qui n’est pas du tout pareil!
Surtout, le libertarianisme est la seule philosophie d’économie
politique fondant ses énoncés, ses analyses et ses prédictions
sur une différence de nature entre ce qui procède de la liberté
(tout ce que les hommes libres peuvent inventer pour améliorer leur
bien-être sans dénier le droit à autrui d’en faire
autant(1))
et ce qui procède de la coercition politique.
Ce prisme d’appréhension du monde est d’une fécondité
incomparable: il permet d’abord d’invalider quantité de théories
ou de visions qui ne font pas l’effort de cette distinction matricielle
entre « ce qui est libre » et «
ce qui est imposé ». Ainsi, 99% des discours
que nous lisons sur l’économie et la société nous
enseignent que la société optimale est un mélange
d’État et de marché; certaines disciplines font même
de cette posture la base de tout leur propos (je pense ici, entre autres
théories socio-économiques, au courant dit «
régulationniste »). La question doctrinale la plus
souvent débattue, en économie politique, oppose donc ceux
qui voudraient « moins d’État »
(les libéraux) et ceux qui voudraient « plus d’État
» (que l’on ne peut hélas circonscrire aux socialistes…).
Dans ce débat, les libertariens passent volontiers pour des extrémistes
illuminés, puisqu’eux défendent la souhaitabilité
d’un monde sans État ou, plus rigoureusement, sans État tel
que nous le connaissons: une institution politique investie d’une autorité
omnipotente, discrétionnaire et profondément… dérégulatrice!
Comment, en effet, pourrait-on définir la dose sociale optimale
de « privé » et de « public
» quand tout ce qu’une société humaine contient
de « public » procède d’une altération
(plus ou moins radicale) de la liberté de décider et d’une
soustraction des institutions concernées aux plus rigoureux principes
de rationalité et de responsabilité? Si je veux pouvoir arbitrer
entre public et privé, encore faut-il que le « public
» ne me prive pas de ma liberté d’arbitrage… La théorie
du « dosage » relève, en réalité,
d’une sorte de taylorisme sociétal: elle repose sur une vision mécaniciste
de la société, érigeant la corporation des macroéconomistes
et autres spécialistes de la chose sociale en ingénieurs
des méthodes, seuls habilités à en définir
les normes de fonctionnement; bien entendu, que l’individu oeuvre à
autre chose qu’au façonnement de cette bonne société
et l’autorité politique se chargera – plus moins brutalement – d’en
appeler à sa « conscience citoyenne »
(ou « républicaine », l’emphase étant
ici, sans limite), c’est-à-dire à sa pieuse docilité.
Je serai tout à fait prêt à reconnaître les vertus
d’une certaine forme ou dose d’État – je crois qu’il est possible
de concevoir une sorte d’État qui soit conforme aux principes de
la liberté – le jour où l’on me donnera l’opportunité
d’expérimenter ce que produit une société libre. Mais
il y a peu de chances qu’une telle opportunité me soit donnée:
car s’il est très simple de réformer une société
libre – pas d’évolution sans liberté, en effet – il est quasiment
impossible (sauf catastrophe socio-économique majeure ou volontarisme
politique héroïque) de réformer significativement l’État
ou d’en diminuer substantiellement le poids dans nos socio-économies.
Le trait distinctif du vingtième siècle socio-économique
réside avant toute chose dans la croissance régulière
(et colossale) de l’interventionnisme étatique. Et si les théories
de l’État-providence battent aujourd’hui de l’aile (ce qui n’empêche
d’ailleurs pas certains économistes de continuer à faire
keynésianisme de tout bois, en dépit du bon sens), l’État
n’est nullement moins interventionniste (ni dépensier) aujourd’hui,
qu’il ne l’était hier (même s’il passe aujourd’hui très
largement à la caisse pour tout ce qu’il a consommé hier…).
Voilà pourquoi l’espèce de relation d’équivalence
systématiquement (et implicitement) postulée entre l’économique
et le politique, l’entreprise libre et l’administration publique, l’individu
et l’État, la liberté et la coercition, s’avère caduque,
sauf à avoir recours à une sorte de métaphysique du
consentement qui ne tient tout simplement pas la route de l’argumentation
rationnelle. Ainsi, les décisions politiques correspondraient à
des « choix de société »,
relèveraient du « contrat social » ou seraient
adoubées par une démocratie devenue sacro-sainte. Mais comment
peut-on, sans le moindrement sourciller, apparenter à la notion
de « choix », ce qui requiert, pour fonctionner,
la levée d’un impôt (du verbe « imposer »…)?
De ce prisme fondamental – liberté versus coercition – émerge
une théorie des comportements socio-économiques largement
intégrative (la conceptualisation conjointe du droit et de l’économie,
par exemple) et « complète » (susceptible
de fournir une grille universelle d’analyse des problèmes de société
et d’économie), particulièrement compétitive, lorsqu’il
s’agit de comprendre la réalité dans laquelle nous nous mouvons.
Et ce même si l’exercice est assurément complexe: car le fait
que « privé » et « public »
(au sens étatiste) soient, en substance et en principe, aussi peu
comparables que le sont un fruit et un caillou, n’empêche nullement
que l’un joue très largement le jeu de l’autre et vice-versa. C’est
même une caractéristique forte de l’État d’Occident
d’avoir assis son développement sur le dynamisme des individus qu’il
tient sous sa coupe: ce n’est pas un hasard si George W. Bush est à
la fois le monarque (terme employé au sens machiavélien,
générique) le plus puissant du monde et, à l’intérieur
de ses propres frontières, l’un des plus (relativement) contenus.
Dès lors, savoir ce qui, dans nos problèmes (ou nos succès)
socio-économiques, doit être imputé à l’action
de l’État ou à celle de l’individu libre, relève stricto
sensu de spéculations intellectuelles dont la valeur dépend
grandement de la rationalité qui les fonde.
2.
La RSE: un concept aux pieds d’argile
Bien que la RSE soit une notion floue – puisque susceptible d’englober
une foule de sujets disparates – elle traduit schématiquement une
demande d’implication de l’entreprise allant au-delà de ses engagements
contractuels, de manière à promouvoir un certain nombre de
causes ou de comportements « citoyens », hors
les canons traditionnels de l’évaluation des firmes.
L’idée n’est pas neuve: aux États-Unis, on en trouve trace
dans les années 1950. En France, la notion d’entreprise citoyenne
(rapport Sudreau, 1975) annonce très largement celle de RSE, de
même que les objectifs sociaux assignés aux entreprises du
« secteur concurrentiel public »,
en 1982. Aujourd’hui, la RSE participe de cette conviction selon laquelle
le « capitalisme mondialisé »
(entre autres formules possibles) doit être « régulé
», « humanisé » ou autres
voeux pieux de cet accabit.
Il n’en reste pas moins que, d’un point de vue libertarien, l‘idée
de RSE n’est pas toujours facile à situer: en effet, il en existe
une version réglementariste et une version « volontaire
», de genèse anglo-saxonne, très largement majoritaire
dans les discours et les travaux relatifs à cette thématique.
En conséquence, on ne peut tout à fait traiter l’une et l’autre
sur le même plan (puisque l’une est imposée et l’autre, libre).
En outre, la RSE est un concept faisant feu de tout bois. Contentons-nous,
ici, d’en disséquer la trame de fond avant, dans un article ultérieur,
de toucher aux recommandations plus concrètes qu’il est susceptible
d’inspirer.
Sur le plan doctrinal, on peut très schématiquement identifier
deux sortes de discours pro-RSE: le premier se nourrit des «
théories pop » hostiles au capitalisme et reprend à
son compte tous les poncifs qu’il est possible de lire sur ce sujet: dans
un monde d’actionnaires hostiles et brutaux, soucieux de maximiser leur
profit au prix d’un anéantissement des acquis sociaux et d’une destruction
de l’environnement, il est au moins nécessaire d’en appeler
à une éthique de l’entreprise, ouverte aux préoccupations
de la société (en général, il faut aussi réglementer,
taxer voire exproprier…).
Il serait trop long de disséquer le lien qui unit ce discours à
l’altermondialisme (cette dernière doctrine n’étant qu’un
collectivisme euphémisé) mais, schématiquement, on
est dans cette veine-là. J’ai ainsi pu lire, dans une revue pro-RSE
(la revue Préventique, no 71, septembre 2003) que «
le concept de développement durable (l’un des piliers de
la RSE) est totalement antinomique avec les principes essentiels de l’économie
de marché: valeur ajoutée tournée d’abord sur l’actionnaire,
place du client, rentabilité centrée sur le court terme…
» (X. Berton) ou encore que « l’économie
repose sur une logique de rentabilité à court terme illustrée
par la focalisation contemporaine sur les rendements boursiers »,
etc. (N. Lacombe).
« Comment pourrait-on définir la dose sociale optimale de
"privé" et de "public" quand tout ce qu’une société
humaine contient de "public" procède d’une altération (plus
ou moins radicale) de la liberté de décider et d’une soustraction
des institutions concernées aux plus rigoureux principes de rationalité
et de responsabilité? » |
|
Au vu de ce genre de discours, je me demande toujours si la science économique
connaîtra un jour son Galilée, celui après lequel nul
ne soutiendra plus que le soleil tourne autour de la Terre. Après
tout, le terreau d’ignorance repue et de malveillance idéologique
sur lequel prospère l’anticapitalisme primaire est-il plus glaiseux
que celui qu’ont dû sarcler les astronomes? Sans doute pas mais cela
donne une idée de l’ampleur de la tâche: il existe, bien entendu
et heureusement, des hostilités doctrinales qui acceptent de se
laisser dompter par l’intelligence. Mais nombre d’entre elles relèvent
d’un acte de foi qui confine au fanatisme religieux: « le
capitalisme doit à tout prix correspondre à ce que j’en dis
car il est à proprement parler démoniaque… ».
Bref, sur le site du QL, le lecteur (de bonne foi) trouvera quantité
d’arguments expliquant en quoi le marché libre, assis sur les droits
de propriété individuels, est, au contraire de l’idée
dominante qu’on en cultive, un excellent candidat pour la protection de
l’environnement et le développement socio-économique durable
(j’aimerais d’ailleurs que l’on m’explique ce qu’est le développement
provisoire, encore que j’aie mon idée(2)…).
De ce point de vue, d’ailleurs, un indice: l’État a existé
partout, et notamment partout où le développement ne s’est
jamais durablement imposé. En revanche, les pays les plus développés
sont ceux qui ont vu naître et grandir le capitalisme de marché,
de manière… durable!
Quant aux imbécilités dont les discours altermondialistes
ou apparentés sont constellés, à propos de la Bourse
et de sa logique sous-jacente (notons incidemment que la rhétorique
totalitaire s’est toujours largement abreuvée aux sources de l’anticapitalisme
financier), il convient simplement de renvoyer le lecteur à la théorie
financière: le cours de bourse intègre une information prenant
dûment en compte la capacité d’une entreprise à performer
sur le long terme (l’horizon temporel est même indéfini…)
et c’est encore sur le long terme qu’il faut apprécier la performance
des entreprises les plus prospères du capitalisme mondial: comme
de juste, sur longue période (les études portent sur des
périodes allant de 30 à 100 ans, généralement),
nul actif, toutes catégories confondues, ne performe plus que les
actions(3)!
L’antienne de la « maximisation du profit des entreprises à
court terme » procède donc d’un contresens fondamental:
le fait que, pour des raisons diverses et complexes, les marchés
financiers sont plus liquides et plus concurrentiels aujourd’hui qu’hier,
implique justement que les investisseurs soient plus vigilants que jamais
à l’égard de la performance « long terme »
des firmes; il n’en demeure pas moins que nos sacro-saintes réglementations
sociales et publiques constituant autant de désincitations à
investir, la propension de l’État à changer discrétionnairement
les règles du jeu économique constitue un facteur d’insécurité
majeure pesant sur l’investissement long, sans parler des anticipations
(parfaitement rationnelles) d’impôts nouveaux (ou d’impôts
anciens aggravés) liées à l’ampleur et à la
chronicité des déficits publics (curieusement, ce facteur
de « turbulence » de l’environnement des firmes
n’est que rarement mis en exergue par l’analyse stratégique).
Il existe une deuxième salve de discours pro-RSE dont il est particulièrement
intéressant de disséquer l’anatomie en ce que ces derniers
font apparemment allégeance à l’impératif de compétitivité
des firmes et prennent généralement soin d’éviter
la baliverne ostentatoire. On en trouve un exemple frappant dans la rhétorique
européiste: une rhétorique résolument optimiste, à
vocation « social-humaniste » très prononcée
mais respectueuse, en principe, des règles du marché. On
peut ainsi lire: « la fonction prépondérante
d’une entreprise est de créer de la valeur, en dégageant
des bénéfices pour ses propriétaires et ses actionnaires.
Mais en même temps, elle peut contribuer au bien-être de la
société [sic]. De nos jours, les entreprises sont
de plus en plus conscientes du fait que leur succès économique
ne dépend plus uniquement d’une stratégie de maximisation
des profits à court terme [sic] mais d’une prise en compte
de la protection de l’environnement et de la promotion de leur responsabilité
sociale, y compris les intérêts des consommateurs(4).
»
Or, ce genre de propos d’apparence anodine est, en réalité,
confondant: certes, on se rassure à l’idée que l’Union européenne
ne remette pas en cause la légitimité de l’argent gagné
par les actionnaires, en rémunération du risque économique
qu’ils prennent. Mais pour le reste, le propos postule une opposition explicite
entre « intérêts des actionnaires
» et « intérêts de la société
»; dans ce cas, d’ailleurs, pourquoi devrait-on à se
point ménager les premiers? L’UE dispose-t-elle d’une mesure du
niveau de profit « syndical » dont devraient se
satisfaire les actionnaires pour ne pas atteindre au bien-être de
la société? Voilà typiquement un raisonnement politique
(de type « coopérativiste ») émanant
d’une institution politique, faisant de la richesse une sorte de «
donné céleste » dont il faut assurer
la juste répartition entre actionnaires, salariés, consommateurs,
voire « société civile »
(encore un concept sans contenu). A-t-on jamais vu des actionnaires gagner
de l’argent avec une entreprise qui empoisonnerait ses clients, spolierait
ses salariés, s’abstiendrait de payer ses dettes ou ses factures?
Comment peut-on à ce point méconnaître la logique de
l’entreprise capitaliste? Le profit est un gain de nature résiduelle
– c’est pourquoi il est le plus risqué de tous les gains – qui n’existe
– éventuellement – qu’une fois que tous les autres participants
à l’activité de la firme – les fameux stakeholders –
ont été payés, selon des modalités contractuelles
reposant sur leur consentement explicite!
Bien entendu, le monde de l’entreprise n’est pas immunisé contre
les « insiders » malveillants, les escrocs
ou les gangsters, susceptibles de pratiquer la fuite en avant et/ou de
mener des stratégies spéculatives « à
un coup » (en profitant, sur un laps de temps très
court, d’une information mal interprétée par le marché
financier(5)).
Mais ce genre de comportement est d’autant plus impitoyablement (et rapidement)
sanctionné que les règles du jeu capitaliste sont libérales
(celles-ci transforment d’ailleurs l’opportunisme en jeu «
perdant-perdant »: tandis que l’escroc voit normalement sa
réputation ruinée, les capitalistes qui ont eu le malheur
de l’employer assument les conséquences financières de cette
mauvaise décision): c’est pourquoi les actionnaires sont plus incités
que tout autre agent à obtenir, de leurs managers, les rapports
de gestion les plus fiables (il existe d’ailleurs un marché lucratif
de la norme comptable et de l’information financière).
Que cela implique-t-il? Que les actionnaires sont des agents économiques
altruistes (accessoirement, ce sont aussi, souvent, des individus généreux):
pour faire du profit, ils ont en effet besoin de s’en remettre à
un personnel salarié, auquel ils donnent l’opportunité d’améliorer
leur niveau de vie, d’accroître leurs compétences distinctives
et, parfois, aussi, d’abuser de leurs prérogatives. Ces trente dernières
années, la littérature en gestion, économie et finance
a à ce point insisté sur les divergences d’intérêts
pouvant exister entre actionnaires et managers – de manière convaincante,
au demeurant – qu’on a fini par oublier l’essentiel de ce qui caractérise
cette « relation d’agence » et, de
manière encore plus générale, la relation salarié-actionnaire:
si les actionnaires consentent à perdre de l’argent sous forme de
salaires, c’est que, sans l’effort et la compétence des salariés
qu’ils rémunèrent (cadres comme employés), l’actif
« entreprise » dans lequel ils ont investi leur
argent ne leur rapporterait rien du tout: ce sont les managers qui réalisent
les bons investissements et les employés (au sens générique)
qui « leur donnent vie », par leur
travail (aucun marxiste ne me donnera tort, sur ce point!). Or, ni les
uns ni les autres ne sont interchangeables (à coût nul, du
moins).
Si les actionnaires paient des gens pour créer de la valeur, c’est
qu’en vertu de la théorie des avantages comparatifs, ils trouvent
que les gens qu’ils paient sont relativement (voire absolument!) plus efficaces
qu’eux-mêmes, dans cette tâche de production. Ils le sont d’autant
plus que le contenu en intelligence, technicité et responsabilité
du travail humain ayant tendance à s’élever (du fait de l’accumulation
du capital), ce n’est pas simplement le temps des salariés que les
actionnaires achètent: c’est ce que leur cerveau contient d’irréductiblement
original. Voilà ce que les théories relatives aux «
asymétries d’information » tendent à
négliger: bien entendu, en déléguant la tâche
concrète de création de richesses à d’autres qu’eux-mêmes,
les actionnaires se mettent en situation de vulnérabilité
relative; ce qui constitue l’exact contraire de ce dont on les charge en
permanence (cette image de vampire parfaitement fantasmatique)!
Mais c’est aussi de cette information spécifique, individualisée
et donc inévitablement « cachée »,
que naît la valeur dont ils sont en quête! Nous allons tous
chez le médecin quand nous sommes malades: pas parce que nous n’avons
pas le temps de nous soigner nous-mêmes mais parce que le médecin
sait des choses que nous ne savons pas. En conséquence, ce dernier
peut nous mentir (ou se tromper) sans qu’à prime abord, nous nous
en apercevions. Mais le marché révèle tôt ou
tard les informations cachées et, à long terme (voire bien
avant), la malhonnêteté et l’incompétence se paient
cher.
Quant aux salariés, s’ils ont le loisir de développer leurs
compétences au point de se rendre souvent indispensables, c’est
justement parce que les actionnaires mettent à leur disposition
un capital sans lequel ils ne pourraient pas travailler: un paysan sans
terre, un sidérurgiste sans haut fourneau, un informaticien sans
ordinateur ne produisent pas grand-chose. C’est donc de la complémentarité
capital-travail, d’un échange gagnant-gagnant, que naît le
« développement durable ».
Sans capital, l’individu est bien moins apte à la survie que n’importe
quelle créature animale; et sans travail, ce capital n’est, au mieux,
que de la matière inerte. En apprenant à maîtriser
divers outils, les travailleurs développent un savoir faire et améliorent
leurs performances productives. Comme ils ont un certain pouvoir de décision
sur la production qu’ils génèrent, ils usent tout à
fait légitimement (et intelligemment) de ce « contrôle
des zones d’incertitude(6)
» pour négocier des hausses de
salaires nominaux, en échange d’une performance accrue; et tant
que, de leur côté, les actionnaires y trouvent leur compte
– ce qui passe par des taux de profit satisfaisants – il demeure, pour
chacun, intéressant de continuer cette relation de coopération.
Non seulement l’asymétrie d’informations n’est pas un obstacle à
l’efficacité du marché libre (elle est, en revanche et par
hypothèse, incompatible avec le marché de « concurrence
pure et parfaite ») mais elle en est la condition sine
qua non.
Il est donc aussi faux que dangereux de postuler une antinomie d’intérêts
entre shareholders et stakeholders: cette erreur d’analyse,
extrêmement répandue, n’est rien d’autre qu’une concession
intellectuelle (largement inconsciente) au fantasme de la lutte des classes,
paradigme dominant dans toutes sortes de cénacles peu au fait des
lois de l’économie. Ce faisant, cette opposition postulée
sous-estime ce qu’impliquent et produisent les contrats. Il est vrai qu’en
dépit de certains efforts pour intégrer le long terme à
leur scolastique, les théories anti-capitalistes souffrent d’un
défaut intellectuel rédhibitoire: elles ne savent pas penser
en dynamique(7).
Le socialisme, en général, ne peut pas penser autre chose
que l’État puisqu’il ne sait penser qu’en l’état, c’est à
dire de manière statique, sur des horizons temporels courts, voire
immédiats.
Reste ce que le contrat ne pourrait pas réguler, par incapacité
« technique » (les dommages causés à
l’environnement) ou « politique » (l’emploi forcé
dans les pays du tiers-monde). Sur l’environnement, renvoyons le lecteur
du QL aux articles qui traitent du problème. Précisons
seulement que 1) il n’est pas d’incitation durable à détruire
significativement l’écologie terrestre qui ne soit sous-tendue par
une altération des institutions du marché et de la propriété
(on pense aux subventions publiques à visée productiviste)
et que 2) des travaux importants remettent en cause le diagnostic éco-catastrophiste,
la méthodologie qui l’étaye et les soubassements théoriques
et moraux qui l’inspirent.
Sur le travail des enfants, on sait de manière encore plus catégorique
qu’il ne concerne qu’une part minime des produits donnant lieu à
échange international (ceux que fabriquent les entreprises capitalites,
visées au premier chef par la RSE) et qu’il se retrouve largement,
en revanche, dans la sphère du travail domestique, vouée
à la simple reproduction des conditions d’existence, soit une forme
de travail dont le développement économique n’a pas atteint
les modalités. En outre, si tout individu civilisé préférera
évidemment qu’un enfant aille à l’école plutôt
que de travailler à l’usine, il faut parfois réfléchir
aux implications de ce que l’on propose, lorsqu’on prétend remédier
à tel ou tel problème: si lutter contre le travail des enfants
signifie « boycotter » d’une façon ou d’une
autre, les entreprises qui les emploient (pour raisons éthiques,
donc), qu’adviendra-t-il, à court terme, des enfants en question?
De ce point de vue, le militant qui s’engage « sur le
terrain », en montant et animant une ONG d’assistance,
d’insertion ou de scolarisation pour enfants des rues, mérite tout
mon respect (et le soutien de très nombreux donateurs, souvent des
capitalistes!). Mais celui dont la bouche fleurie n’en appelle, comme palliatif,
qu’à l’aide publique au développement – un tonneau des danaïdes
ayant engraissé moult dictatures et dont, lorsqu’ils ne sont pas
ostensiblement nuisibles, les effets positifs sont au mieux très
circonscrits(8)
– celui-là ne fait que se voiler la face: il est des pays où,
quand un enfant ne rapporte rien, on lui coupe les membres pour en faire
un mendiant convaincant. À tout prendre, pour chaque enfant que
menace une telle perspective, je souhaite l’usine et même la mine!
En attendant un mieux sur lesquelles les recommandations altermondialistes,
entre autres, n’ont aucune chance de déboucher.
La recherche en sciences économiques et sociales est une activité
dont la valeur ajoutée est moins « technologique »
(que d’inventions politiques dévastatrices au nom d’un prétendu
savoir sur l’économie et la société!) que «
pédagogique »: si la RSE a quelque chose d’intéressant
à nous dire, cela ne peut se faire qu’en redécouvrant les
principes fondateurs du marché, de la propriété et
de la liberté individuelle. Pas en ajoutant sa voix à la
litanie d’un anti-capitalisme édulcoré, fondé sur
de fausses analyses, de faux diagnostics, de fausses théories.
Mais comment est-elle susceptible de se décliner? Le sujet sera
abordé dans
un article ultérieur.
1.
Cette quête de bien-être donne lieu à quantité
d’institutions très différentes. La famille, l’association,
la coopérative peuvent ainsi être considérées
comme des institutions « communistes ». Or, dans
une certaine mesure et pour certaines fonctions, ces institutions sont
viables: elles sont libres (autant qu’on peut l’être, dans nos sociétés,
bien entendu) et durables. Donc, lorsqu’il est libre, privé et,
en conséquence, circonscrit, le communisme fonctionne. >> |
2.
En réalité, le « développement durable »
s’oppose à la croissance économique. Or, il y a là
une source d’opacité analytique dont le discours libéral
est lui-même parfois victime: doit-on notamment imputer la croissance
des trente glorieuses au « capitalisme libéral »
ou au keynésianisme? Nombreuses, en effet, sont les critiques adressées
à la « croissance », qui sont, en toute
cohérence, susceptibles de recevoir l’assentiment du libéral.
Il n’en est pas moins démentiellement incohérent de prôner
simultanément le « développement durable »
et l’interventionnisme étatique! >> |
3.
INSEE, Synthèses, Revenus et patrimoine des ménages,
édition 2002-2003, no 65, p. 55-71. Sur période longue et
en monnaie constante, le rendement des actions progresse dans une fourchette
large de 3%-9% l’an, environ (cela dépend des pays et périodes
retenus). Et bien évidemment, plus les horizons de placement sont
longs, plus le risque inhérent à l’investissement en actions
est faible; ainsi, selon cette étude, la probabilité de gagner
de l’argent sur un portefeuille diversifié d’actions est d’un peu
plus de 50% sur une période de 1 ou 2 ans. Sur 30 ans, le chiffre
avoisine les 90%. >> |
4.
Texte intitulé « Responsabilité sociale des entreprises:
une contribution des entreprises au développement durable
» trouvé sur le site internet de l’Union européenne,
www.europa.eu.int.
>> |
5.
Cela rejoint la problématique du délit d’initié, à
propos duquel il convient d’éviter les confusions grossières:
profiter d’une information possédée à titre exclusif
pour réaliser un gain, n’a strictement rien d’immoral (sauf stipulation
contractuelle contraire): c’est le nerf même de l’entreprise, de
la spéculation (et même de la vie!) que d’agir de la sorte.
En revanche, manipuler une information en vue de tromper quelqu’un avec
lequel on est en relation contractuelle, en vue de réaliser un gain
à ses dépens, voilà qui est assurément condamnable.
>> |
6.
L’expression est tirée de la sociologie des organisations (M. Crozier,
E. Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1977 ). La sociologie
des organisations (et du travail) prospère sur des concepts extrêmement
réalistes, tout à fait en phase avec la pensée libertarienne:
je n’ai jamais rencontré de conception socio-économique de
l’individu aussi convaincante que celle « d’acteur », que retiennent
Crozier et Friedberg. >> |
7.
À un auteur près: Karl Marx, à la théorie duquel
il n’est sans doute pas si erronné d’accorder un brevet de scientificité
(ce à quoi Marx aspirait mais sur la base d’une épistémologie
fausse). Si une théorie est un énoncé basé
sur des propositions abstraites, dont les conclusions doivent être
réfutables, nous avons en effet affaire, ici, à une théorie
scientifique. Je n’en connais guère qui aient été
aussi nettement réfutées que celle-là… >> |
8.
Et, bien entendu, jamais absolus: si certains programmes publics de développement
local génèrent des effets positifs, ce n’est que «
toutes choses égales d’ailleurs » c’est
à dire abstraction faite de leur coût et des alternatives
de marché qu’il serait possible d’y opposer, dans le cadre d’une
économie libre. >> |
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