Montréal, 15 décembre 2004  /  No 149  
 
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Mickaël Mithra est Ingénieur et cadre bancaire à Paris.
Page personnelle
 
OPINION
 
RÉFLEXIONS SUR LE SORT DES DÉMUNIS
DANS UNE SOCIÉTÉ LIBRE
 
par Mickaël Mithra
  
  
          L’idée que l’État serait un dernier recours, un filet de protection nécessaire aux personnes les plus vulnérables est presque unanimement admise, y compris par la plupart des libéraux. Dans cette optique, la gestion d’un certain nombre de risques dépasserait les capacités du marché, et il faudrait donc que l’État s’en charge. Les risques cités en exemple concernent notamment la santé: accidents graves suivis de paralysies, maladies génétiques incurables exigeant des soins coûteux, etc.
 
          Cette idée, version allégée de l’État-providence, est erronée comme toutes les autres justifications de l’État. Elle n’est en fait que la manifestation d’une réticence à penser de manière dynamique. 
  
Le futur est incertain 
 
          Comme l’explique Hans-Hermann Hoppe: 
              Si je ne sais absolument rien de cet événement singulier – cette tasse va se casser, cet avion s'écraser, ma maison sera détruite dans deux ans par un tremblement de terre – et par conséquent ne puis absolument pas prédire ni modifier aucun événement de ce genre, je peux pratiquement tout savoir de la classe d'événements dans son ensemble […]. Je peux savoir, à partir d'une observation des distributions de fréquences à long terme, que les avions d'un certain type s'écrasent avec telle régularité, qu'une tasse produite sur dix mille est défectueuse, que les machines de tel ou tel modèle fonctionnent dix ans en moyenne, et qu'un tremblement de terre frappe en moyenne telle région deux fois par an, détruisant, dans le long terme, un pour cent du parc immobilier par année. Si bien que, même si l'événement singulier continue à me prendre au dépourvu, je sais presque certainement que des surprises de ce genre existent et quelle est leur fréquence. […] Aucun d'entre nous ne sait qui sera touché par le risque en question, mais à partir de la fréquence objective à long terme des tornades et de leurs ravages telle qu'on la connaît pour l'ensemble de la région, il est possible de calculer une prime contre paiement de laquelle chacun d'entre nous pourra s'assurer contre ce risque-là(1).
          Pour résumer, retenons que dès qu’il y a probabilité de classe, il y a possibilité d’assurance. 
  
          En ce qui concerne l’assurance automobile, par exemple, il se trouve peu de gens en France pour penser qu’il faudrait qu’elle fasse l’objet d’un monopole public (NDLR: il s'agit d'un monopole public au Québec). En effet, le marché de l’assurance automobile fonctionne à peu près bien: les assureurs font leurs calculs, proposent leurs tarifs et remboursent les accidents des assurés. De leur coté, les automobilistes cotisent sans grosse surprise d’une année à l’autre, et sont remboursés en cas de sinistre. La concurrence fait pression sur les tarifs des assureurs, permettant ainsi un accès à des tarifs raisonnables à la masse des consommateurs. L’État est ici strictement inutile et toute ingérence de sa part ne pourrait que fausser la concurrence et augmenter les coûts qui se répercuteraient au final sur les consommateurs. 
  
          Étrangement, pour certains risques particuliers, la plupart des gens pensent qu’il ne peut en être ainsi. Prenons par exemple le risque de naître avec une maladie génétique très grave, nécessitant un traitement permanent et très coûteux. Des voix s’élèvent en coeur pour prétendre que dans ce cas, il faut évidemment que l’État se charge du problème, car sinon, les pauvres malades mourront dans la rue faute de soins. Pourtant, il existe une probabilité de classe concernant les maladies génétiques – une fréquence.  
  
          On sait qu’une personne sur cent mille va naître avec la maladie X, une personne sur un million avec la maladie Y, etc. Il est donc tout à fait possible de calculer le coût d’une assurance contre le risque de naître avec telle ou telle maladie. Imaginons qu’une personne sur cent mille naisse avec la maladie X dont le traitement coûte mille euros par mois, tout au long de la vie. Sur la base d’une espérance de vie de quatre-vingts ans, le coût du traitement serait donc d’un million d’euros environ. Si on part sur une base de cinq cents mille naissances par an, il faudrait donc que chaque femme enceinte cotise à hauteur de dix euros pour garantir son enfant à naître contre le risque spécifique lié à cette maladie (en réalité, beaucoup moins, car le million en question est à verser progressivement sur une longue période. Il faudrait donc faire un calcul actualisé des flux futurs pour avoir une idée plus précise, mais ce n’est pas l’objet ici).  
  
          Il faudrait bien sûr que cette assurance soit souscrite avant la possibilité de détection de la maladie, car sinon on sortirait de la classe de risque, et il n’y aurait plus d’assurance possible. Il est probable que l’assurance devrait être souscrite avant le début de la grossesse, pour que la prime soit raisonnable. Il s’ensuit que les gens les plus prévoyants payeraient moins cher que les autres, sur le long terme. 
  
     « Un système d’assurance libre incite à la prévoyance à long terme, créant même avec le temps une culture de la prévoyance et de la raison dans les familles et les groupes sociaux. »
  
          Il est possible d’affiner ce calcul, en fonction des antécédents familiaux, du sexe, de l’âge des parents, etc., et les mêmes objections vont ressurgir, appelant les mêmes réponses: qu’adviendra-t-il pour les couples appartenant à des familles « à risque »? Car il n’y a pas à douter que les compagnies d’assurance poseront des questions avant de signer un contrat. Là encore, « appartenir à une famille à risque » est un risque qui possède une probabilité de classe.  
  
          Imaginons que j’ai un enfant de deux ans. Peut-être aura-t-il lui-même des enfants avec une personne à risque. Devra-t-il renoncer à épouser la personne de ses rêves sous prétexte qu’il y a un terrain génétique fragile dans la famille de celle-ci? Non, si je souscris une assurance contre ce risque-là. Je peux également assurer mes futurs petits-enfants. Bien sûr, plus ces assurances sont souscrites tôt, plus les primes sont faibles. Ai-je peur que mes enfants se droguent et n’aient pas les moyens de payer une cure de désintoxication? Une assurance est possible, etc. 
  
Prevoir à long terme 
  
          Le fait d’assurer des personnes à naître évite tout risque pour elles d’« oublier » ou d’être dans l’incapacité de s’assurer elles-mêmes. Même les paresseux irrécupérables – pour autant qu’il y en ait – survivraient probablement sans travailler dans un monde où le marché de l’assurance serait développé. Rien n’empêche que des parents suffisamment soucieux de leurs enfants à naître cotisent – éventuellement à leur insu – pour leur assurer une petite rente à vie pour le cas où ils seraient trop peu enclins au travail. Dans un monde où le chômage n’existe pas (caractéristique d’un marché du travail déréglementé), il y aurait de toutes façons peu de candidats à la paresse et les cotisations de ce genre seraient donc assez faibles. 
  
          Un système d’assurance libre incite à la prévoyance à long terme, créant même avec le temps une culture de la prévoyance et de la raison dans les familles et les groupes sociaux. Un tel système renforce également la solidarité intergénérationnelle, la seule et vraie solidarité, celle qui est libre et volontaire. Car contrairement à ce qu’on entend souvent, la solidarité intergénérationnelle n’existe pratiquement pas dans le monde d’aujourd’hui. Elle a été tuée dans l’oeuf par l’intrusion de l’État et sa solidarité factice, au point que les gens n’arrivent même pas à la concevoir. 
  
          C’est donc vers une société solidaire que tend la société libre, une société d’interrelations étroites, ou chacun est assuré contre tous les risques connus et quantifiables, y compris avant sa propre naissance. 
  
          On pourra crier à la complexité: en effet, faut-il donc connaître tous les risques possibles et imaginables, signer des milliers de contrats, chercher pour chacun le plus bas prix? Certainement pas, et à terme, l’offre ne se fera pas point par point, mais globalement. On sera assuré par un nombre réduit de contrats globaux contre quantité de maux et de risques. Il y aura des assurances « tous risques santé » comme il y a aujourd'hui des assurances « tous risques automobile ». 
  
          Je le répète: dès qu’il y a probabilité de classe, il y a possibilité d’assurance et l’État est inutile. 
  
La véritable sécurité 
  
          Mais qu’en est-il des risques à la fréquence inconnue? Qui voudra nous assurer contre eux? Certainement pas une compagnie privée, j’en conviens. Mais pas davantage l’État. Si par exemple des extraterrestres belliqueux envahissent la Terre, qui assurera votre maison contre les ravages occasionnés? Probablement personne, et ne comptez pas sur les hommes de l’État pour vous indemniser: ils seront trop occupés à négocier leurs avantages personnels au détriment du vôtre. 
  
          Plus sérieusement, il se trouve que les seuls risques très difficiles à quantifier sont les risques… politiques, créés par les hommes de l’État eux-mêmes. Encore une fois, les hommes de l’État prétendent être la solution à des problèmes qui n’existeraient pas sans eux. 
  
          Il faut le marteler sans cesse: l’État n’est pas une divinité, c’est une institution humaine, composée d’hommes qui poursuivent des buts personnels et cherchent à maximiser leur profit personnel. Des hommes moins honnêtes et moins scrupuleux que les autres, voilà tout. Pourquoi diable penser que ces gens puissent détenir et mettre en oeuvre la solution à un problème quelconque? 
  
          On ne manquera pas de me faire remarquer que même si ce que j’ai écrit plus haut était réaliste et souhaitable, il n’en demeurerait pas moins qu’actuellement, rien de comparable n’existe; que si aujourd’hui, on supprimait tout monopole et toute réglementation en matière de santé, de nombreux laissés-pour-compte s’en trouveraient fort embarrassés. Cette remarque appelle deux réponses: la première est que d’un point de vue moral, l’existence d’une injustice passée ne peut servir de justification à son maintien. Quand l’esclavage a été aboli, de nombreux exploitants de canne à sucre ont été ruinés: il se trouve simplement qu’ils n’auraient jamais dû s’enrichir. De même, les gens qui comptent sur un système d’extorsion comme l’est celui de la « Sécurité sociale » pour se soigner aux frais des autres, ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes si celui-ci disparaissait brusquement avec ses promesses de paradis terrestre.  
  
          La deuxième réponse est que la transition entre la servitude et la liberté – car c’est bien de cela qu’il s’agit – n’est pas spécifique à mon présent propos: elle concerne toutes les activités de l’État, de la production de chaussures à la production de monnaie. Le désengagement de l’État laisse toujours place au chaos qu’il a maintenu par la force et masqué par l’intensité de sa propagande. Il est toujours douloureux pour ceux qui vivaient au chaud sous son aile, en comptant sur la générosité des victimes. La sécurité factice entretenue à coups de trique par les hommes de l’État peut à tout moment disparaître, ce qu’elle finit toujours par faire le jour où les caisses sont bel et bien vides. On ne saurait s’en étonner quand on a compris que ceux qu’on appelle ordinairement des « responsables » sont en fait structurellement irresponsables. On ne peut mettre en avant les difficultés et même les dégâts éventuels occasionnés par la transition pour maintenir le statu quo. 
  
          La véritable sécurité ne peut provenir que de la liberté d’assurance, fondée sur le contrat volontaire entre individus libres et responsables. Tant que l’homme sera l’homme, aucune contorsion de langage, aucun appel aux sentiments, aucune construction sociale n’y pourront rien changer. 
  
  
1. « De la certitude et de l'incertitude ou: quelle peut être la rationalité de nos anticipations? » (Titre original: "On Certainty and Uncertainty or: How Rational Can Our Expectations Be?," Review of Austrian Economics, Vol. 10, No. 1, Automne 1996. Traduit de l'anglais par François Guillaumat.)  >>
 
 
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