Montréal, 15 décembre 2004  /  No 149  
 
<< SOMMAIRE NO 149 
  
  
 
Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
Page personnelle
 
PERSPECTIVE
  
CONTRE L'HYSTÉRIE ANTI-ÉCONOMIQUE
 
par Jean-Louis Caccomo
 
    « J’ai voté avec la droite contre la gauche, quand il s’est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. J’ai voté avec la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus. »
 
–F. Bastiat, Oeuvres Économiques(1)
  
          Le projet de « TVA sociale » refait surface en France; et l’idée de « punir » les jeunes expatriés français, qui n’ont pas envie de gâcher leurs talents dans un pays qui les condamne au chômage et à l’immobilisme, hante certains députés; nos ministres s’intronisent en croisés du social, voulant « réconcilier l’économie avec le social ». Ils feraient mieux de se réconcilier avec l’économie plutôt car, au nom de la lutte contre la pauvreté, l’hystérie anti-économique reprend de sa superbe dans l’Hexagone. Et plus le vent de la réforme s’affirme dans le reste du monde, et notamment aux États-Unis, et plus la France se braque dans une posture intenable.
 
– I –
  
          S’ils sont si nombreux ceux qui se proclament à l’avant-garde du combat social, c’est qu’il y a une grande facilité à se montrer généreux avec l'argent et l’effort des autres. Comment systématiquement attaquer ou retarder les privatisations, demander à l'État de combler les déficits des entreprises publiques et des régimes sociaux et refuser dans le même temps d'étendre l'assiette fiscale à une plus grande partie de la population ou d’entreprendre toute réforme du secteur public ou de la sécurité sociale? Comment prétendre défendre le système de retraite par répartition, vouloir travailler moins (au risque de perdre de l’expérience et donc de la productivité) et refuser toute forme de capitalisation? La France aurait trouvé la réponse miracle: il faut s'attaquer aux « riches », il faut ponctionner les marchés financiers et limiter la spéculation(2). 
  
          On ne rend pas service aux gens de condition modeste en s’attaquant à ceux qui gagnent de l’argent par leur travail car, dans une société où il n'y a pas de possibilité de s’enrichir, c'est que tout le monde est condamné à demeurer pauvre! D’autant que parmi les gens de condition modeste, il faut espérer que la plupart aspire à progresser dans la société. De ce point de vue, une certaine redistribution des richesses est légitime dans la mesure où des filets de sécurité doivent être mis en place pour garantir la cohésion de la société: comment avoir en effet la motivation de s’en sortir si l’on tombe très bas dans l’échelle de revenu? Mais l’échelle des revenus est aussi un ascenseur qui agit comme une promesse de progression. Sans échelle, l'égalitarisme est à ce point écrasant qu'il conduit à supprimer les riches plutôt qu’à accepter l'enrichissement du plus grand nombre sous prétexte que tout le monde ne s’enrichit pas au même rythme ni dans les mêmes proportions. En supprimant la possibilité de s’enrichir – et donc de changer sa condition d’origine –, on détruit dans le même temps toute incitation au travail efficace et tout espoir dans l’avenir. 
  
– II –
  
          Les pays qui ont permis le plus grand épanouissement possible des principes du libre-échange et de la libre entreprise sont aussi ceux qui ont connu la plus grande prospérité. À l’inverse, les pays qui ont subi pendant près de 70 ans l’expérience collectiviste de l’économie dirigée ont assuré la pauvreté pour la masse de leurs citoyens(3). Si la tendance à la paupérisation des masses s’est réalisée quelque part, c’est bien dans les nations qui ont éliminé le droit à la propriété privée et le principe de concurrence parce que leurs dirigeants ont cru qu’il pouvait construire, produire et régenter l’ordre social. Faire du « social », voilà la grande ambition moderne des politiciens au moment où ils se rendent compte de leurs capacités limitées à contrôler l’économie. Tout est alors décliné à l’aune du social: l’économie sociale, les prélèvements sociaux, la TVA sociale, la social-démocratie, les lois sociales ou encore la politique sociale, les mouvements sociaux. 
  
          Pourtant, le social ne saurait exister en négation de l’économie car le social est inextricablement lié à l’économie: la concurrence existe parce que le choix et le besoin de diversité est inscrit dans la nature humaine; les gammes de produits et l’innovation technologique existent pour la même raison. Ainsi, l’action sociale est bien illusoire si elle consiste à briser les ressorts de la dynamique économique. Dès 1776, Adam Smith faisait remarquer qu’il suffisait, « pour passer de la plus extrême barbarie à la plus grande opulence, d’assurer la paix, une administration juste et de faibles impôts ». Voilà bien un rôle de l’État trop raisonnable pour contenter l’orgueil et l’ambition du personnel politique. D’autant qu’on se pose rapidement la question récurrente des effets nocifs du marché en termes d’équité ou de justice sociale. Mais il serait tout aussi judicieux de s’interroger sur les effets des interventions politiques et des politiques dites de « régulation ». Après tout, les politiques sont conduites par des hommes et des femmes qui ne sont pas infaillibles et dont la perception de l’intérêt général est loin d’être inattaquable. 
  
– III –
  
          Le principe de l'« exception culturelle », revendiqué par la France, permet au gouvernement français de justifier, notamment auprès de ses partenaires européens, la pratique des subventions culturelles. Mais, c’est au nom d’une sorte d'« exception agricole » que la communauté européenne justifie l’existence des subventions européennes aux agriculteurs. Quel type d'« exception » va-t-on invoquer pour justifier les subventions aux entreprises publiques de transport ou d’électricité? 
  
          Une exception, dont la pratique est d’être indéfiniment déclinée, devient de fait une règle, sinon un modèle, qui nous rapproche toujours plus de l’économie administrée. Mais en généralisant ce qui avait vocation à rester exceptionnel, on détruit du même coup l’efficacité et la légitimité de la subvention publique, et plus généralement de l’intervention étatique. Keynes lui-même, sans doute interventionniste mais néanmoins économiste, convenait que l’intervention de l’État dans l’économie n’était efficace qu’à la condition d’être limitée dans le temps (conjoncturelle) et limitée dans l’espace (précisément définie). 
  
     « À l'heure des débats spectacles, où il s'agit plus d'impressionner que de convaincre, où il s'agit plus de faire monter l'audience que d'éveiller les consciences, le raisonnement économique cède sa place au discours anti-économique de la régulation administrative. »
 
          Pourtant, les partisans de l’intervention structurelle et systématique de l’État dans l’économie se réfugient derrière l’invocation d’un « principe de régulation » qui incomberait nécessairement aux pouvoirs publics. Confier une tâche régulatrice à l'État en matière économique, cela n’a jamais été une mission régalienne dans le contexte des économies de marché. En effet, cette fonction régulatrice est précisément assumée par le marché lui-même, à condition qu’on veuille bien le laisser fonctionner et en accepter les règles. Or la régulation administrative risque précisément d’en perturber les règles et le fonctionnement. On nous dit alors que le marché génère tellement d’inégalités qu’il revient naturellement à l’État de corriger ses effets, en régulant le régulateur en quelque sorte. L’État s’institue le régulateur en dernier ressort. 
  
          La dénonciation des inégalités est un refrain qui fera toujours recette tant certaines inégalités sont insupportables et illégitimes. Cependant, l'existence de différences dans les revenus n’est pas un problème en soi. La question est de savoir si ce sont toujours les mêmes qui s'enrichissent et en fonction de quels critères: le travail ou la naissance, l'effort ou le patrimoine, le mérite ou le piston, la compétence ou la corruption, l’échange ou le racket? En liant le revenu du travail à sa productivité, l'économiste montre l'importance de l'effort, du mérite, des compétences et du talent dans la double détermination du revenu économique et des différences de revenus. La reconnaissance de la diversité nécessaire des talents et des efforts se traduit inéluctablement par une échelle des revenus, laquelle agit comme une incitation à l'effort ou à la formation. Il n’est donc ni raisonnable, ni efficace de vouloir réduire, à tout prix et aveuglément, cette échelle de revenus, laquelle fait partie intégrante du fonctionnement normal d’une économie. 
  
          L’économie a plus à voir avec la logique qu’avec l’idéologie. Certains de ses principes les plus fondamentaux n’ont pas été inventés par les économistes mais découverts par les plus brillants d’entre eux. Mais, à l'heure des débats spectacles, où il s'agit plus d'impressionner que de convaincre, où il s'agit plus de faire monter l'audience que d'éveiller les consciences, le raisonnement économique cède sa place au discours anti-économique de la régulation administrative. Et ses rares défenseurs sont bien timides quand ils se réfugient derrière l'académisme universitaire aussi hermétique qu’élitiste. 
  
– IV –
  
          Les gens, à droite comme à gauche, ne comprennent pas que l’on puisse critiquer l’exception française, aussi chère à De Gaulle qu’à Mitterrand. Cependant, on ne construit pas la grandeur d’un pays sur les ruines de son économie. À bien des égards, la revendication obstinée d’une telle exception a laissé croire aux Français que notre pays, par le fait d’un miracle inexpliqué autant qu’inexplicable, serait au-dessus des vulgaires lois de l’économie. Est-ce là la manifestation de notre grandeur ou l’aveu de notre candeur? Le résultat est que la succession de politiques économiques malencontreuses a profondément endommagé le moteur de notre croissance interne au point que l’économie française est dangereusement tributaire de la conjoncture extérieure, notamment américaine. 
  
          En multipliant les exceptions, et en multipliant ainsi les occasions de subventions qui en découlent, on ne multiplie pas, dans le même temps, les recettes publiques qui sont censées les financer. Pire. On risque de réduire ainsi la base productive, la seule à même de supporter, en dernière instance, le poids des prélèvements obligatoires. Comment l’État peut-il aussi sûrement revendiquer une action régulatrice alors même qu’il est au coeur de ce processus profond de déstabilisation? 
  
          Les économistes invoquent l’« effet multiplicateur » pour justifier le recours à la dépense publique, arguant du fait que 1 euro dépensé par l’État générera 3 ou 5 euros dans l’économie. Soit! Mais c’est voir qu’une seule face de la pièce. Car c’est le lot commun de toutes dépenses que d’entraîner, dans sa suite, un flux séquentiel de dépenses additionnelles, les dépenses des uns étant nécessairement les revenus des autres. C’est vrai pour la dépense publique de l’État comme pour la dépense privée du ménage. Mais alors, la dépense que ne pourra effectuer le contribuable parce qu’il doit renoncer à la somme destinée à payer ses impôts constitue une non-dépense, qui s’avère une perte démultipliée pour l’économie. De plus, les théoriciens de l’effet multiplicateur ont-ils pensé à calculer le montant X qu’il faut prélever sur l’économie – car la gestion publique a un coût (ne serait ce que le coût de la collecte et du contrôle) – pour que l’État puisse injecter in fine dans l’économie 1 euro net? Il y a fort à parier qu’il lui faut prélever un multiple de sorte que ce qui est injecté d’une main (qui se voit) dans l’économie a été prélevé par une autre main (toujours plus invisible celle-là pour paraphraser Adam Smith) sur l’économie. 
  
          Croyez-vous réellement que c’est uniquement dans un souci de nous simplifier la vie que nos dirigeants privilégient les prélèvements « indolores » ou à la source? 
  
– Conclusion –
  
          Si l’on me dit: « Êtes-vous prêt à payer de lourds impôts si vous obtenez en contrepartie un service public gratuit de grande qualité? », je répondrai oui. Certes, je devrai payer des impôts, mais je n’aurai pas à payer une école privée pour mes enfants. Si l’on me dit: « Vous ne paierez que de modestes impôts, mais il vous faudra vous débrouiller pour l’éducation de vos enfants », je répondrai encore oui. Certes, je devrai payer une école à mes enfants, mais je serai plus riche de l’argent que l’État ne m’aura pas prélevé, ayant les moyens d’assumer mes choix éducatifs. Mais si l’on me dit: « Vous ne paierez pas d’impôt et vous aurez, dans le même temps, les meilleurs services publics qui soient ». Je dirai non car, dans le monde réel, c’est impossible; et celui qui me propose ce « contrat » est en train de me tromper. 
  
          Enfin, si dans les faits, je paie toujours plus d’impôts alors même que la qualité des services publics se dégrade, alors je dis non, cela ne peut durer car cela est profondément injuste. Injuste pour ceux qui paient des impôts et doivent, en plus, payer pour leur éducation ou leur santé; injuste pour ceux qui ne paient pas d’impôt et qui croient réellement à l’efficacité supposée des services publics dont ils dépendront intégralement. La fiscalité traduit bien différents choix de société. Les deux premiers sont moralement acceptables bien qu’ils soient radicalement opposés. Mais les deux derniers sont insupportables car, fondés sur la tromperie ou l’injustice, ils masquent un éclatement du lien social qui asphyxie à coup sûr tout processus économique dont les plus démunis feront toujours les frais. 
  
 
1. Frédéric Bastiat, 1862 in Oeuvres Économiques, textes présentés par F. Aftalion, Presse Universitaire de France, Paris, 1983, p. 35.  >>
2. Il n’est même pas envisagé une seconde que la spéculation puisse avoir un rôle régulateur. En général, un arbitrage rationnel consiste à acheter un titre dont le prix est faible (ce qui fait monter son prix) et vendre un titre dont le prix est élevé (ce qui fait baisser son prix). Un tel arbitrage permet alors de se rapprocher de la valeur fondamentale d’un titre, laquelle reflète la capacité de la firme à créer de la richesse.  >>
3. Il faut se rendre dans les pays de l’Est pour bien mesurer la capacité de destruction des richesses et d’anéantissement de l’initiative du système de l’économie centralisée et planifiée. Mais qui se soucie aujourd’hui du sort des Ukrainiens ou des Russes? Il est plus médiatique et politiquement correct de dénoncer les excès du modèle américain.  >>
 
 
  PRÉSENT NUMÉRO
 
SOMMAIRE NO 149QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE J.-L. CACCOMO
ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS?SOUMISSION D'ARTICLESREPRODUCTION D'ARTICLESÉCRIVEZ-NOUS