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Montréal, 15 décembre 2004 / No 149 |
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par
Martin Masse
Comme tout le monde le sait, les États-Unis sont un pays mesquin dominé par le capitalisme sauvage, où les pauvres meurent de faim dans les rues ou de maladie aux portes d’hôpitaux dont ils ne peuvent payer les traitements, et où l'individualisme est si prononcé qu'on ne permet pas à l'État de mettre en place les programmes sociaux qui mettraient de l'ordre dans cette jungle sauvage. Au contraire, nous au Canada vivons dans un pays plus généreux et aimable, où l'harmonie sociale, le partage et la compassion sont la norme. Nos gouvernements n'hésitent jamais à intervenir pour qu’il y ait une mesure d'équité et d'égalité dans la vie de la communauté. De plus, il y a toujours eu un large consensus quant au besoin de maintenir et améliorer nos programmes sociaux exceptionnels. Nous devons être fiers de cette identité qui nous définit en tant que Canadiens et la protéger des mauvaises influences qui viennent du sud. Si au moins les Américains pouvaient se civiliser un peu plus et adopter les mêmes valeurs... |
Importations
américaines
Eh bien, si c’est ainsi que vous voyez la situation, pensez-y de nouveau. Ce n’est pas la réalité mais seulement le discours officiel de la propagande nationaliste canadienne. La réalité est un peu plus embrouillée. Oui, l’idéologie américaine officielle, telle qu'elle est exprimée dans la Déclaration d’indépendance, promeut C’est ce qu’explique William Watson dans Globalization and the Meaning of Canadian Life. Cet excellent livre, publié en 1998, traite surtout des effets de la mondialisation de l’économie sur les pays et des types de politiques que le Canada devrait adopter pour que ses citoyens soient prospères. M. Watson, professeur d’économie à McGill et chroniqueur au National Post et à The Gazette, soutient que contrairement à ce que disent plusieurs théoriciens de la mondialisation, les pays ne sont pas tous en train de devenir identiques, et nous restons libres de choisir le type de gouvernement que nous voulons. Mais Bien sûr, M. Watson est en faveur de politiques fondées sur les principes du marché libre et d’un gouvernement dont l’intervention est limitée. Il explique que l’identité canadienne fondée sur l’interventionnisme et le protectionnisme est en fait un mythe, et que nous ne nous distinguons pas des Américains en tentant de devenir plus socialistes, puisque les Américains sont passés par là avant nous. Dans deux chapitres intitulés The American Governmental Habit et The American Lead, il montre comment, dans divers secteurs de l’économie et de la société, les nouvelles manies à caractère interventionniste et collectiviste ont d’abord été en vogue au sud de la frontière. Elles n’ont seulement été introduites au Canada que plus tard. Si la perspective est si déformée aujourd’hui, c’est parce nous avons malheureusement succombé plus qu’eux ne l’ont fait à l’attrait des solutions étatistes dans la seconde moitié du XXe siècle. Nous avons maintenant un gouvernement fédéral bien plus gros que le leur. Une banque et un impôt Des impôts sur le revenu élevés font partie de ce qui nous distingue des Américains. Compte tenu du fait que nous aimons tant être taxés, nous avons certainement dû mettre en place cette forme de vol légal avant que les Américains le fassent. C'est faux! Les États-Unis avaient un impôt sur le revenu et une banque centrale avant le Canada.
Mille neuf cent treize a aussi été l’année où les Américains ont amendé leur constitution afin de permettre qu’il y ait un impôt sur le revenu. Un tel impôt avait été mis en vigueur sur une base temporaire durant la Guerre de sécession, et le Congrès en avait de nouveau décrété un en 1894. Cependant, plus tard, la Cour Suprême l'a déclaré inconstitutionnel, parce qu’il mettait en place différents niveaux d’imposition pour différents types de citoyens. Cela violait une exigence de la constitution: traiter chaque citoyen de façon égale devant la loi. Notre propre impôt sur le revenu n'est entré en vigueur qu'en 1917, durant la Première Guerre mondiale. Ainsi, en dépit de nos traditions censément plus interventionnistes, les Américains, qu’on prétend être anti-étatistes, avaient avant nous à la fois un impôt sur le revenu et une banque centrale, deux instruments essentiels aux gros gouvernements modernes. (p. 92-93) Il y a des politiques, croyons-nous, qui ont joué un rôle important lors de la création de notre pays au XIXe siècle et nous les considérons comme
Comme cela est toujours le cas dans les nations commerçantes, les politiques tarifaires ont été une source incessante de controverse politique. Aux États-Unis au XIXe siècle, les intérêts agraires étaient en faveur du libre-échange, alors que les manufacturiers faisaient souvent des démarches auprès des gouvernements pour obtenir une protection. C’est un schéma qui a été reproduit au Canada, et pour la même raison: au milieu du XIXe siècle les industries britanniques étaient simplement trop compétitives. En 1854, les États-Unis ont négocié une entente de libre-échange avec les colonies de l’Amérique du Nord britannique. Londres a incité celles-ci à accepter, surtout pour des raisons d’ordre géopolitique. Mais le libre-échange n'a pas duré longtemps. Les Américains ont abrogé le Traité de réciprocité douze ans plus tard, après que le Canada-Uni ait haussé les tarifs douaniers qui lui restaient, de manière inamicale (en 1859), et aussi parce qu’il a été perçu comme sympathisant à la cause du Sud lors de la Guerre de Sécession. En fait, on cite communément l’abrogation du Traité de réciprocité comme une raison principale de la décision des colonies de l’Amérique du Nord Britannique, en 1867, de former leur propre zone de libre-échange. Bien que les intérêts agraires et le Sud démocrate aient été ruinés après avoir été conquis par l’armée de l’Union, les intérêts manufacturiers du Nord qui dominaient le Parti républicain n'ont pas été satisfaits d’annuler simplement les mesures précédentes de libéralisation du commerce. Ils ont aussi haussé les tarifs douaniers de façon substantielle pour un vaste ensemble de biens manufacturés, et l'ont fait avec le dessein bien arrêté de favoriser le développement industriel aux États-Unis. Un tarif protecteur a aussi été la clef maîtresse de la Politique nationale de John A. Macdonald en 1879, et il avait exactement les mêmes objectifs que les tarifs douaniers des républicains: encourager la fabrication de produits locaux, augmenter les revenus, et cristalliser un sentiment d’identité nationale. Mais le tarif de la Politique nationale n'a pas du tout permis d’établir le caractère unique de l'approche canadienne en matière de politique publique. Il constituait au contraire une imitation et une réaction stratégique aux tarifs tout aussi élevés du gouvernement américain, qui s’était montré au moins aussi activiste que le gouvernement canadien et les avait décrétés pour à peu près les mêmes raisons. Le ministre de la Défense de Macdonald, Leonard Tilley, Le second leg de la Politique nationale, plus renommé que le premier, a été la construction d’un chemin de fer transcontinental, et en fait le CPR [Canadian Pacific Railways] exerce toujours une forme de fascination sur les Canadiens. […]
Mais voilà, ce n’est pas un amalgame uniquement canadien. Les Américains y ont pensé avant. Loin d’être inconnu, le soutien du secteur public pour les chemins de fer était courant aux États-Unis. Avant les chemins de fer, ce soutien existait pour les routes et les canaux, même s’il était souvent dispensé par les États et les gouvernements locaux. Washington hésitait généralement à y participer, pour la bonne raison que le soutien financier à des intérêts seulement régionaux finirait par susciter un ressentiment dans certaines régions. Construit dans les années 1820, le canal Érié a été une entreprise dans laquelle s’étaient associés les secteurs public et privé, tandis qu’entre 1815 et 1860 près de 70 pour cent de tous les investissements dans les canaux aux États-Unis ont été financés par des sources publiques (Hugues 1977: 70, 71). Durant les premières décennies de la nouvelle technologie, la participation du gouvernement dans la construction des chemins de fer varia d'aussi peu que 10 pour cent dans le Midwest, jusqu’à plus de 50 pour cent dans le Sud. Au total, dans les années précédant la Guerre de sécession, Pendant les années 1930, durant la Grande Crise, l’administration Roosevelt a adopté des politiques social-démocrates et lancé d’importants travaux publics. Cela visait à créer des emplois pour les millions de chômeurs et à diminuer l’impact de la crise sur les pauvres (bien sûr cela a échoué, et a seulement empiré la situation). Ce soi-disant New Deal doit sûrement avoir été inspiré par l’expérience canadienne, n’est-ce pas? Encore faux! Ce n’est que quelques années plus tard que le Canada a adopté les politiques du New Deal. Et, par ailleurs, dans ce havre de la libre entreprise qu’était la province de Québec, elles ont été rejetées. Des deux pays, le Canada a été celui qui a le plus résisté à la vague de socialisme ayant déferlé sur le monde dans la première moitié du XXe siècle. Il a aussi eu le gouvernement le moins activiste jusqu’aux années 1950.
Cinq ans plus tard, le Néanmoins, il y a eu éventuellement un New Deal canadien, et il était prévu qu'il soit radical. Lorsqu’il l’a annoncé en janvier 1935, Bennett a déclaré que cela marquait Les historiens Thompson et Randall (1994) résument ainsi l’expérience du Canada durant les années 1930: Le Canada a un très vaste ensemble de programmes sociaux. On y trouve un régime public de soins de santé, des programmes de pensions gérés par le gouvernement, l’aide sociale, l’assurance-emploi, etc. Ce sont toutes des choses qui nous distinguent des Américains, car là-bas de tels services sont gérés par le privé et ceux qui ne peuvent les défrayer sont simplement laissés pour compte. Faux! Faux! Faux! Ces programmes ont d’abord été élaborés par des socialistes américains (et des Allemands et des Britanniques). On les a importés au Canada plutôt tardivement. À la fin des années 1960, les réformes de Pearson et le projet de la soi-disante
Il se peut que l’heure en question ait sonné d’une manière plus forte à Washington. Il y avait une Great Society, après tout, avant qu’il y ait une Société juste. Les dépenses des États-Unis en matière de programmes sociaux sont passées de 77,2 milliards en 1965 à 146 milliards de dollars seulement cinq ans plus tard. (Bénéton 1985: 78) […] […] Avec le retard habituel d’à peu près cinq ans, des programmes tels que ceux de l’équité en matière de salaire et d’emploi ont fini par toucher le Canada. Leur mauvaise réception de la part d'un d'observateur aussi modéré que le journaliste Richard Gwyn suggère qu’ils peuvent également être étrangers aux valeurs traditionnelles canadiennes qui, dans ce cas, ressemblent étrangement à des valeurs américaines: Peut-être qu’après tout Pearson et Trudeau ont mené le Canada sur la voie Il faut concéder ceci aux anti-américains parmi nous: nous devrions nous protéger des mauvais vents qui viennent du sud. Mais ils ont tort à propos du reste. L’identité canadienne qu’on devrait faire valoir et la tradition canadienne qu’on devrait soutenir sont basées sur l’individualisme, un gouvernement de petite taille et un marché libre. C’est ce que nous avions avant les années 1950. Les identité et tradition nouvelles qu'on a inventées depuis sont fausses, et nous devrions les laisser aux Américains. |