Montréal, 15 décembre 2004  /  No 149  
 
<< SOMMAIRE NO 149 
  
  
 
Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
Page personnelle
 
OPINION
 
UN OEIL LIBERTARIEN SUR LA RSE,
LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DE L’ENTREPRISE
(seconde partie)
  
par Erwan Quéinnec
  
<< PREMIÈRE PARTIE 
  
 
          Selon Milton Friedman, la seule responsabilité sociale d’une entreprise est de faire du profit. Cela est évidemment exact, en ce que le « profit » constitue la mesure d’une richesse supplémentaire. Il reste que, pour faire du profit, les entreprises ont à leur disposition une palette infinie d’outils de décision et de gestion, dont, à l’usage et en fonction des circonstances, certains s’avèrent efficaces et d’autres non. La vraie question est donc la suivante: les entreprises peuvent-elles améliorer leur rentabilité (de manière loyale) grâce aux recommandations issues de la RSE?
 
1. L’ambition redistributive de la RSE 
  
          Cela est d’autant moins acquis qu’il est fort douteux que ce soit toujours là leur préoccupation principale. Il serait particulièrement hypocrite de faire comme si la RSE ne portait pas en elle des ambitions redistributives, corporatistes et protectionnistes, radicalement incompatibles avec les principes libéraux. Les formules elliptiques du type « intérêts des stakeholders » ou « intérêts de la société » masquent, en réalité, le fait que nombre de recommandations de RSE n’ont d’autre but que d’opérer une redistribution de la valeur ajoutée au bénéfice des salariés (même si cela ne prend pas nécessairement la forme d’une augmentation du salaire direct), éventuellement par voie réglementaire.  
  
          Une autre tentation opportuniste, que la RSE est très à même d’appuyer, réside dans le protectionnisme: est-ce un hasard si les États-Unis et la France – eh oui! – sont les deux seuls grands pays de l’OMC à avoir proposé de matiner les règles de l’échange international de « clauses sociales » n’ayant évidemment d’autre but que de contrarier les importations en provenance d’Asie, d’Amérique latine ou de l’ex-Europe communiste? Et que sont les clauses environnementales, sinon un obstacle non tarifaire à l’échange international, dont il ne faut point s’étonner que les États-Unis soient particulièrement friands, ce pays cultivant une vision anxiogène de la mondialisation (dire qu’en France, mondialisation est quasiment un synonyme d’américanisation…). 
  
          Dernier travers grossier de la rhétorique RSE: elle est de celles qui légitiment le crony capitalism, ce capitalisme de connivence qui autorise les entreprises bien notées, sur le plan politique, à chasser la subvention publique, au prétexte d’engagements sociaux ou environnementaux non rentables (à l’instar des « services publics »)! Sans parler des marchés dérivés de l’expertise en RSE: audit et conseil pouvant bénéficier de marchés publics juteux. 
  
          Les conceptions explicitement redistributives de la RSE ont, pour moi, un grand mérite: elles sont intellectuellement honnêtes. Je ne suis pas d’accord avec celui qui veut spolier les actionnaires au bénéfice de tel ou tel stakeholder ni avec celui qui entend avantager telle catégorie de capitalistes (ceux des entreprises socialement responsables) au détriment de telle autre (par exemple, des actionnaires chilens, tchèques ou chinois! Qu’est-ce que le protectionnisme sinon une forme grossière de xénophobie?). Mais je lui sais gré de poser le débat en des termes clairs. 
  
          Je prédis simplement que de considérables effets pervers naîtront de ses recommandations. Ces dernières sont en effet de celles qui altèrent l’efficacité de l’allocation des ressources, parce qu’elles procurent des rentes à certains agents économiques tout en opérant un prélèvement ex ante de plus sur la rémunération – par définition hypothétique – de l’investissement risqué.  
  
          Pour nombre d’idéologues, la spoliation des actionnaires est normale puisqu’il s’agit d’une spoliation de spolieurs. Une idée très fréquemment répandue, à propos des capitalistes, relaie ainsi le mythe d’Harpagon: une fois leur argent gagné sur le dos de la société, il faut croire que les capitalistes le mettent dans un coffre et le cachent dans leur cave. « Il faut croire », en effet; car si l’on ne croit pas ça, il n’est plus moyen de justifier la fonction prédatrice qui est, mythologiquement parlant, la leur, celle selon laquelle le capitalisme enrichirait les riches et appauvrirait les pauvres. 
  
          Car, outre qu’il n’y aurait pas de création de richesse sans motivation lucrative, les capitalistes réinjectent évidemment leurs gains dans l’économie: cela se traduit par de la consommation, de l’épargne et… du don supplémentaires, c’est-à-dire des ressources dont l’utilisation nourrit le « progrès social » (et le développement durable!). Une bonne partie de cette richesse est allouée, sous forme de dons, à un considérable tissu d’ONG et de fondations de toutes natures, dont la vocation n’est rien d’autre que sociale. De ce point de vue, les Américains sont les individus les plus généreux du monde: en 1999, leurs dons annuels aux seules oeuvres de charité s’élèvent à 143 milliards de dollars (soit environ 490 USD par personne) alors qu’en France, le marché du don privé associatif représente environ 2 milliards d’euros (tous secteurs associatifs confondus), soit environ 33 euros par personne(1)! 
  
          Autrement dit, le fait de spolier les capitalistes sous forme de « RSE obligatoire » peut fort bien provoquer un effet d’éviction du don privé par la dépense d’entreprise (tout dépend des arbitrages opérés par les actionnaires, du taux de déductibilité fiscale des dons, etc.), dont ne résulterait, in fine et comme souvent, qu’un coup d’épée « social » dans l’eau de la réalité économique. 
  
          Mais on l’a dit: relativement rares sont les discours de RSE qui entendent déposséder les actionnaires de manière explicite. En outre, on l’a vu, il y a actionnaires et actionnaires: le capital risker d’aujourd’hui peut fort bien devenir le rentier public de demain, dès lors que son lobbying public l’amène à jouir de toutes sortes de protections réglementaires. Ce n’est donc pas en fonction d’intérêts corporatifs, quels qu’ils soient, qu’il convient d’apprécier la RSE mais bien en fonction de ses conséquences socio-économiques d’ensemble. 
  
2. Une vision parfois curieuse de l’entreprise 
  
          Quatre sérieuses faiblesses suintent fréquemment du discours relatif à la RSE, faiblesses trahissant des conceptions erronées ou mal situées de la « responsabilité » et de « l’entreprise »: 
  • La première réside dans le fait d’enfoncer des portes ouvertes: ainsi lit-on parfois que l’entreprise socialement responsable a pour caractéristique d’être à l’écoute des aspirations de ses clients, de ses salariés et de l’ensemble de ses parties prenantes. Sous-entendu: l’entreprise « normale » (celle qui n’a pas été éclairée par les lumières de la RSE) serait une sorte de secte autiste, aveugle et sourde aux exigences de son environnement. À lire certains propos, l’attention portée par l’entreprise à ses clients relèverait même d’une sorte de désintéressement éthique (on croit rêver…)! Inutile de s’appesantir sur la vacuité de telles recommandations, sinon pour préciser que si la vocation de la RSE est de redécouvrir la roue des principes les plus élémentaires de la gestion d’entreprise, son intérêt conceptuel est tout simplement nul.

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  • D’autres propositions sont, heureusement, plus originales: les énoncés pro RSE qui ne perdent pas de vue l’impératif de compétitivité des firmes avancent un argument à prendre en considération, lorsqu’elles soutiennent qu’une politique de « responsabilité sociale » peut permettre à l’entreprise d’économiser sur ses « provisions pour litiges » (le coût des procès, pour simplifier); l’argument devient tautologique, bien entendu, si toute entreprise ne se conformant pas à telle ou telle obligation légale de RSE, encourt des sanctions pénales (en vertu du « droit de l’État »). Mais il peut s’avérer pertinent au regard du « droit des gens » – le droit authentique au sens libertarien – dès lors que ce qu’il décrit concerne les réparations dues à tout individu dont l’activité de l’entreprise aurait lésé les intérêts légitimes; si tel est le cas, toutefois, ce qu’on qualifie de responsabilité « environnementale » ou « sociale » n’est rien d’autre qu’une extension du périmètre de la responsabilité civile de la firme. Il est évidemment juste qu’une entreprise paie pour les dommages incontestables qu’elle cause à autrui (explosion d’usine, marée noire, etc.), à l’instar de n’importe quel individu. Il en va de même de certaines atteintes à la propriété (ainsi, il y aurait beaucoup à dire sur le processus qui amène l’autorité publique à décider des créations d’aéroports, quand on sait que la pollution la plus redoutée des individus n’est autre que le bruit). Pour autant, jusqu’où doit-on aller dans la pénalisation des « externalités négatives » liées à l’activité de production ou d’échange? C’est un problème de facture judiciaire qu’il serait trop long d’aborder ici, sinon pour préciser que le fait de départager deux individus dont les intérêts divergent de manière irréductible requiert un bon sens « à la Salomon » que le processus allocatif du marché serait susceptible de faire émerger efficacement. Il n’est pas de bonne loi, en effet, qui pénalise l’activité légitime des individus. Et de ce point de vue, l’internalisation de toutes les « externalités négatives » a un effet pervers considérable: elle incite les entreprises à demander une « juste contrepartie » au législateur, sous forme d’une privatisation de tous les gains issus des « externalités positives », notamment générées par l’innovation. L’augmentation du périmètre de la propriété intellectuelle et la répression d’un nombre croissant d’actes de consommation en découlant peuvent être interprétées de la sorte: ces attaques légales contre la concurrence (et contre l’individu) sont une contrepartie logique à la vocation d’entreprise-providence aujourd’hui assignée à la firme. Puisqu’on lui demande de payer plus que ce qu’elle doit, n’est-il pas normal de lui accorder plus que ce qu’elle mérite?

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  • Autre avatar inhérent au discours pro RSE: celui qui, de manière plus ou moins radicale, invite l’entreprise capitaliste à évoluer vers le modèle coopératif. Il s’agit, en filigranne, de travailler à ce que l’entreprise conçue comme « actif patrimonial » se mue progressivement en une « institution sociale » – en d’autres termes, un « bien collectif » – que gouvernerait, en conséquence, le sacro-saint principe démocratique (alpha et oméga de la gouvernance parfaite, comme chacun l’aura compris…). La notion de RSE dévoile ici sa parenté avec l’une des icônes majeures de notre temps, la divine « société civile », au nom de laquelle il deviendrait légitime de collectiviser un nombre croissant de biens privés, plutôt qu’en celui d’un État dont le crédit social, sans doute encore considérable, n’en apparaît pas moins chancelant (cela serait trop long à développer mais la question dogmatique qu’ont eu à résoudre maints intellectuels, ces dernières années, tient à peu près en ces termes: comment continuer à détester le capitalisme sans faire de l’État un objet de culte manifestement anachronique? La « société civile » s’est, en l’espèce, imposée d’elle-même comme solution au dilemme).
          Peu d’intellectuels, pourtant, trouveraient « normal » que leurs voisins aient un droit de regard sur la tapisserie de leur salon, tous membres de la société civile qu’ils sont; mais lorsqu’il s’agit d’entreprise commerciale, ce genre d’intrusion ne pose aucun problème de principe! Il convient donc de rappeler que la démocratie (au sens strict) n’est souhaitable qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire lorsque les deux conditions suivantes sont réunies: 1) l’organisation dont elle régule la gouvernance est relativement affranchie de toute contrainte de performance (donc de tout jugement externe légitimement invalidant) et 2) son périmètre de décision n’est pas attentatoire aux droits individuels. Double condition qui rend non seulement inutile mais nuisible la démocratie imposée à l’entreprise capitaliste. Et pourtant, objectera-t-on: la démocratie d’entreprise fonctionne, puisque certaines sociétés coopératives – voire des associations – sont financièrement viables et commercialement compétitives. 
  
     « Peu d’intellectuels trouveraient "normal" que leurs voisins aient un droit de regard sur la tapisserie de leur salon, tous membres de la société civile qu’ils sont; mais lorsqu’il s’agit d’entreprise commerciale, ce genre d’intrusion ne pose aucun problème de principe! »
  
          Cela est exact mais ne change évidemment rien au constat: d’une part, les coopératives – dont on ne s’étonnera pas qu’elles souffrent d’une relative pénurie de capital – fonctionnent sur des bases institutionnelles annoncées d’avance; créer une coopérative, cela n’a évidemment rien à voir avec le fait de changer, en cours de route, les règles constitutives de la société anonyme, au bénéfice d’une « dose » plus ou moins radicale de « démocratie » (sauf, bien entendu, si les actionnaires de la SA en question y consentent, selon les règles délibératives fixées par les statuts). D’autre part, si l’on tend aujourd’hui à faire de la société coopérative, ou de l’association sans but lucratif, une sorte d’idéal-type de gouvernance, c’est en occultant allègrement que ces institutions n’ont pas joué de rôle moteur dans le développement économique. Le moteur social de la création de richesses, c’est l’entreprise capitaliste: il est fort douteux que ses règles constitutives ne soient pas pour quelque chose dans cette performance d’ensemble. 
  
          Ce « coopérativisme » est enfin de nature à servir certains intérêts corporatifs, qu’il est aisé d’identifier: l’un des problèmes de gouvernance auquel les organisations démocratiques sont traditionnellement confrontées réside en ce que l’on a appelé les « phénomènes d’insiders »: en un mot, les dirigeants, les cadres et les salariés d’une entreprise démocratique disposent, sur les actifs de cette dernière, d’un droit de tirage aussi clandestin que considérable (en termes prosaïques: ils leur est loisible de se payer sur la bête, en toute opacité). Il ne faut donc pas s’étonner que certains dirigeants d’entreprises fassent leur miel de la notion de RSE et prêchent l’avènement d’une entreprise-communauté, dont ils seraient, pourquoi pas, les despotes éclairés. Certains dirigeants n’auraient-ils pas avantage à se voir adoubés « chef d’un gouvernement d’entreprise » plutôt qu’à ce que leur performance de « gestionnaire de patrimoine » soit scrutée par des actionnaires menaçants? Les contempteurs de l’absolutisme patronal – que l’on trouve généralement « à gauche » de l’échiquier idéologique – trouveront ici de quoi suspecter la RSE d’intentions discutables.  
  • Dernier travers sous-jacent à cette thématique: sa propension à mettre « l’éthique » au centre de ce qui doit réguler la « vie des affaires ». Il faudrait, aux actionnaires, aux managers, voire aux « générations actuelles », bien se comporter à l’endroit des petits, des sans grades et des « générations futures ». Outre ce que ce propos contient de prêchi-prêcha trivial ou onirique, il procède, comme tant d’autres, d’une défaite de la pensée et d’une conception insidieuse de l’individu: le meilleur moyen de défense que possèdent les « petits » contre quelque pouvoir que ce soit réside en le principe de concurrence. Autrement dit, on n'est jamais mieux servi que par la liberté de choix dont on dispose! Mais quand la concurrence a disparu – et n’est-ce pas ce à quoi tend très largement le concept de RSE? – alors, oui, les scrupules d’autrui deviennent la seule bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher (l’homme que l’on va exécuter n’oublie jamais d’en appeler à la pitié de son bourreau)… L’ingénierie éthique sur laquelle débouche fréquemment la RSE constitue donc un expédient de gouvernance pauvre en concurrence et en autonomie individuelle. Qu’il me soit ici permis de prendre un auteur pro RSE au mot: « plus une société perd ses principes, plus elle en appelle à la morale(2) ». Mille fois oui! Nos sociétés ayant perdu le principe de la liberté individuelle, elles ne peuvent plus, aujourd’hui, que s’en remettre à un moralisme stérile.
          Pour autant, la concurrence n’étant jamais « pure et parfaite », loin de moi l’idée de négliger ce que nos sociétés doivent au respect appris de l’individu; simplement, lorsque la morale débouche sur une conception réductrice et instrumentale de ce dernier, il convient de la dénoncer et non de s’en faire le chantre. Car, bien entendu, les visées corporatistes ou protectionnistes mises au jour dans cet article trouvent dans le courant du business ethics, un fondement de poids. En matière commerciale comme en toute autre, le bien ne se laisse pas résumer aux bonnes intentions et l’éthique, ici, est souvent moins clairvoyante que ne l’est un compte de résultat. Faut-il rappeler que dans les années 1950, 1960 ou 1970, il était « bien » – éthique, sans doute – d’être stalinien ou maoïste, nombre d’intellectuels ayant prospéré sur cette colossale asymétrie d’informations bien plus longtemps qu’il n’est permis de le faire au moins scrupuleux des managers? L’éthique d’entreprise, au fond, est-elle autre chose qu’un voile opaque de plus sur une orgie d’opportunismes? 
  
3. Et si toutefois… 
  
          Oui, et si malgré tout, la RSE avait des choses intéressantes à nous dire? Elle en a, même s’il est loisible à tout analyste de lui reprocher une sorte d’opportunisme sémantique, en ce que les bons principes sur lesquels elle se fonde ne sont rien moins qu’inhérents à l’économie de marché. 
  
          Ceci étant rappelé avec force, si des travaux de recherche ont des choses originales à dire, quoique dérivant d’un concept bancal, faut-il, par dogmatisme, s’en priver? Il y a là une question épistémologique tout à fait passionnante, à laquelle je réponds négativement. Un libéral n’en serait plus un s’il sacrifiait au dogmatisme une chance que la vie des individus se déroule mieux. Que l’État me détrompe en me montrant que sa logique endogène ne le condamne pas à toujours plus d’interventionnisme et de réglementation! J’en tirerai bien plus de bénéfices comme individu que je n’en perdrai de crédit comme analyste: car si l’État peut avantageusement se réformer, ce n’est qu’en se livrant lui-même à plus de concurrence, plus de « marché », plus de rigueur, plus d’ouverture sur le souci d’autrui, bref, en cessant, au fond, d’être lui-même… 
  
          En matière de RSE, il en va de même: d’abord, rendons grâce à la recherche d’avoir pour mission d’analyser la réalité du mieux qu’il est possible (quand on est intellectuellement honnête). Or, il convient ici de distinguer deux choses: le libéral peut regretter que le marché valorise telle ou telle pratique ou thématique de RSE, comme il regrette généralement que le marché de l’essai politique valorise le discours anti-libéral. Mais si des consommateurs choisissent librement de subventionner le commerce éthique, par exemple, il ne peut qu’en prendre acte. 
  
          Il faut donc bien distinguer ce qui relève d’une argumentation qui serait philosophiquement libérale de ce qui relève d’une argumentation qui serait positivement libérale. La première n’a rien à redire au fait que les thématiques RSE font l’objet d’une valorisation marchande « libre ». La seconde peut en revanche se permettre de critiquer une telle évolution, sur la foi d’une argumentation rationnelle (sans oublier de jauger l’authenticité de la « liberté de choix » ci-avant supposée). Et nul libéral ne pourra adresser la moindre critique de principe au chercheur qui choisit de faire l’état des lieux de la valorisation en question (toute oeuvre étant, par ailleurs, soumise à la critique méthodologique et plus largement, au débat contradictoire). 
  
          Il est des pratiques sinon à proprement parler « issues de », du moins « reconnues par » la RSE, qui ne souffrent aucune critique de principe: parmi celles-ci, par exemple, l’écologie industrielle. Il est évidemment conforme à la logique de l’entreprise d’économiser de la matière, de l’énergie, de la ressource, bref, d’améliorer son efficience productive. Il en va de même de quantité d’autres pratiques de gestion, programmes de formation du personnel, veille informationnelle, valorisation de sites naturels, etc. dont la RSE a sans doute abusivement tendance à s’emparer mais auxquels on ne lui fera pas grief de s’associer. 
  
          Il est enfin une critique de la RSE parfois rencontrée à laquelle je ne m’associe pas: celle qui tend à confondre « le marché » avec le « marché de concurrence pure et parfaite » (confusion qui autorise d’ailleurs quantité d’auteurs à confondre ce dernier avec le marché libre, alors que les deux notions sont non seulement dissociées mais antinomiques!). Concrètement, le marché n’existe pas. Les marchés, si! Tous sont caractérisés par une asymétrie d’informations entre le producteur direct et le consommateur. J’estime donc que les associations de consommateurs peuvent être utiles et certaines campagnes de « responsabilité sociale », éventuellement fondées. Que l’on boycotte une société coupable d’avoir fait naviguer un rafiot pourri sur l’Atlantique, une autre dont le Boeing vient de s’écraser, une dernière dont l’usine a explosé? Cela est rationnel: en situation d’information asymétrique, celui qui donne un « signe » de négligence voit sa réputation altérée de manière tout à fait normale. Le problème de ce genre de campagnes vient du « ce sur quoi » elles se fondent. Il est aisé, bien entendu, de faire passer une entreprise pour « scélérate » alors qu’elle ne fait que jouer le jeu de la concurrence de manière normale. Mais il est des entreprises dont les comportements sont indiscutablement scélérats – disons, pour simplifier, criminels au sens individualiste du terme – et qu’une défiance massive « de marché » – un boycott – sanctionne légitimement. Qu’une association de consommateurs joue, ici, un rôle de relais ou, au contraire, d’amortisseur (en dédouanant telle entreprise de la responsabilté qu’on lui prête), voilà qui procède du jeu normal de la liberté. 
  
          Une société libre se dote de quantité d’institutions de régulation privée, apprenantes et donc évolutives, permettant de pallier les carences informationnelles de l’homo economicus « atomique ». Il convient donc de veiller à ne pas nécessairement jeter le bébé avec l’eau d’un bain que l’on sait malodorant. Le sous-jacent « macro-théorique » de la RSE est pour le moins fragile; les recommandations utilitaires que génère le concept peuvent en revanche s’avérer utiles. À première vue, les libéraux n’auront guère de sympathie pour un outil tel que le « bilan social ». Mais si ce document correspond à une demande sociale interne à l’entreprise (et financièrement supportable), voire, s’il met au jour des pratiques d’emploi ou de valorisation des conditions de travail permettant de justifier, par ailleurs, une politique de modération salariale, doit-on le condamner? La réponse est contenue dans la question. Un bon outil de gestion est celui qui passe l’épreuve de la liberté d’entreprendre et de gérer. Il s’agit là du seul test de validation empirique auquel toute création humaine devrait être soumise. 
  
          C’est la grandeur épistémologique de la philosophie libérale que d’aboutir à un tel constat, c’est aussi sa faiblesse politique. C’est parce qu’elle est la plus générale de toutes les théories socio-économiques – celle qui repose sur les axiomes les plus larges et les plus cohérents – qu’elle est, en termes d’argumentation, la meilleure qui soit. C’est parce qu’elle est faiblement programmatique et donc ouverte à une gamme potentiellement infinie d’innovations humaines que les théologies politiques la méprisent. 
  
          Une bonne théorie, nous dit le philosophe K. Popper, repose sur les hypothèses les plus universelles et permet d’expliquer le maximum de phénomènes naturels. Ce faisant, la bonne théorie ne dit pas nécessairement toujours le contraire des autres: elle ne fait qu’envisager le monde sous un angle singulier. Ainsi, le libéralisme peut incidemment rejoindre les conclusions d’un certain nombre de sous-produits dogmatiques de la théologie socialiste: je suis d’accord avec n’importe quel féministe pour reconnaître aux femmes le droit de travailler (et quantité d’autres!), pour peu que ce soit encore une cause à défendre. Mais je n’ai pas besoin, pour cela, de transformer les femmes en une minorité ethnique opprimée. Il me suffit de considérer que ces dernières sont des individus et de leur appliquer les mêmes règles qu’à n’importe quel individu. La démarche est peu ou prou la même en ce qui concerne la RSE: je n’ai pas besoin d’une théorisation ad hoc de l’entreprise éthique ou socialement responsable pour accepter d’envisager l’intérêt de telle ou telle innovation managériale ou institutionnelle, associée à cette thématique. Il me suffit de comprendre ce qu’est la situation de gestion d’une entreprise soumise au principe de concurrence. À partir de là, le débat contradictoire sur les pratiques peut avoir lieu, en toute sérénité. 
  
 
1. La moyenne ici retenue est évidemment grossière mais cela ne change rien aux ordres de grandeur (surtout en considérant qu’euro et dollar sont à peu près à parité de change). Précisons qu’évidemment, en France comme aux États-Unis, la propension au don est positivement corrélée au niveau de revenu; s’il ne faut pas nécessairement en déduire que les riches sont plus généreux que les pauvres (beaucoup de personnes de condition modeste donnent leur temps plutôt que leur argent), l’inverse n’est pas moins vrai.  >>
2. Hubert Seillan, « pour un ministère des risques », Préventique no 71, septembre-octobre 2003, p. 2.  >>
 
 
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