1.
L’ambition redistributive de la RSE
Cela est d’autant moins acquis qu’il est fort douteux que ce soit toujours
là leur préoccupation principale. Il serait particulièrement
hypocrite de faire comme si la RSE ne portait pas en elle des ambitions
redistributives, corporatistes et protectionnistes, radicalement incompatibles
avec les principes libéraux. Les formules elliptiques du type «
intérêts des stakeholders »
ou « intérêts de la société
» masquent, en réalité, le fait que nombre de
recommandations de RSE n’ont d’autre but que d’opérer une redistribution
de la valeur ajoutée au bénéfice des salariés
(même si cela ne prend pas nécessairement la forme d’une augmentation
du salaire direct), éventuellement par voie réglementaire.
Une autre tentation opportuniste, que la RSE est très à même
d’appuyer, réside dans le protectionnisme: est-ce un hasard si les
États-Unis et la France – eh oui! – sont les deux seuls grands pays
de l’OMC à avoir proposé de matiner les règles de
l’échange international de « clauses sociales
» n’ayant évidemment d’autre but que de contrarier
les importations en provenance d’Asie, d’Amérique latine ou de l’ex-Europe
communiste? Et que sont les clauses environnementales, sinon un obstacle
non tarifaire à l’échange international, dont il ne faut
point s’étonner que les États-Unis soient particulièrement
friands, ce pays cultivant une vision anxiogène de la mondialisation
(dire qu’en France, mondialisation est quasiment un synonyme d’américanisation…).
Dernier travers grossier de la rhétorique RSE: elle est de celles
qui légitiment le crony capitalism, ce capitalisme de connivence
qui autorise les entreprises bien notées, sur le plan politique,
à chasser la subvention publique, au prétexte d’engagements
sociaux ou environnementaux non rentables (à l’instar des «
services publics »)! Sans parler des marchés
dérivés de l’expertise en RSE: audit et conseil pouvant bénéficier
de marchés publics juteux.
Les conceptions explicitement redistributives de la RSE ont, pour
moi, un grand mérite: elles sont intellectuellement honnêtes.
Je ne suis pas d’accord avec celui qui veut spolier les actionnaires au
bénéfice de tel ou tel stakeholder ni avec celui qui
entend avantager telle catégorie de capitalistes (ceux des entreprises
socialement responsables) au détriment de telle autre (par exemple,
des actionnaires chilens, tchèques ou chinois! Qu’est-ce que le
protectionnisme sinon une forme grossière de xénophobie?).
Mais je lui sais gré de poser le débat en des termes clairs.
Je prédis simplement que de considérables effets pervers
naîtront de ses recommandations. Ces dernières sont en effet
de celles qui altèrent l’efficacité de l’allocation des ressources,
parce qu’elles procurent des rentes à certains agents économiques
tout en opérant un prélèvement ex ante de plus
sur la rémunération – par définition hypothétique
– de l’investissement risqué.
Pour nombre d’idéologues, la spoliation des actionnaires est normale
puisqu’il s’agit d’une spoliation de spolieurs. Une idée très
fréquemment répandue, à propos des capitalistes, relaie
ainsi le mythe d’Harpagon: une fois leur argent gagné sur le dos
de la société, il faut croire que les capitalistes le mettent
dans un coffre et le cachent dans leur cave. « Il faut
croire », en effet; car si l’on ne croit pas ça,
il n’est plus moyen de justifier la fonction prédatrice qui est,
mythologiquement parlant, la leur, celle selon laquelle le capitalisme
enrichirait les riches et appauvrirait les pauvres.
Car, outre qu’il n’y aurait pas de création de richesse sans motivation
lucrative, les capitalistes réinjectent évidemment leurs
gains dans l’économie: cela se traduit par de la consommation, de
l’épargne et… du don supplémentaires, c’est-à-dire
des ressources dont l’utilisation nourrit le « progrès
social » (et le développement durable!). Une
bonne partie de cette richesse est allouée, sous forme de dons,
à un considérable tissu d’ONG et de fondations de toutes
natures, dont la vocation n’est rien d’autre que sociale. De ce point de
vue, les Américains sont les individus les plus généreux
du monde: en 1999, leurs dons annuels aux seules oeuvres de charité
s’élèvent à 143 milliards de dollars (soit environ
490 USD par personne) alors qu’en France, le marché du don privé
associatif représente environ 2 milliards d’euros (tous secteurs
associatifs confondus), soit environ 33 euros par personne(1)!
Autrement dit, le fait de spolier les capitalistes sous forme de «
RSE obligatoire » peut fort bien provoquer un effet d’éviction
du don privé par la dépense d’entreprise (tout dépend
des arbitrages opérés par les actionnaires, du taux de déductibilité
fiscale des dons, etc.), dont ne résulterait, in fine et
comme souvent, qu’un coup d’épée « social »
dans l’eau de la réalité économique.
Mais on l’a dit: relativement rares sont les discours de RSE qui entendent
déposséder les actionnaires de manière explicite.
En outre, on l’a vu, il y a actionnaires et actionnaires: le capital
risker d’aujourd’hui peut fort bien devenir le rentier public de demain,
dès lors que son lobbying public l’amène à jouir de
toutes sortes de protections réglementaires. Ce n’est donc pas en
fonction d’intérêts corporatifs, quels qu’ils soient, qu’il
convient d’apprécier la RSE mais bien en fonction de ses conséquences
socio-économiques d’ensemble.
2.
Une vision parfois curieuse de l’entreprise
Quatre sérieuses faiblesses suintent fréquemment du discours
relatif à la RSE, faiblesses trahissant des conceptions erronées
ou mal situées de la « responsabilité »
et de « l’entreprise »:
-
La première
réside dans le fait d’enfoncer des portes ouvertes: ainsi lit-on
parfois que l’entreprise socialement responsable a pour caractéristique
d’être à l’écoute des aspirations de ses clients, de
ses salariés et de l’ensemble de ses parties prenantes. Sous-entendu:
l’entreprise « normale » (celle qui n’a pas été
éclairée par les lumières de la RSE) serait une sorte
de secte autiste, aveugle et sourde aux exigences de son environnement.
À lire certains propos, l’attention portée par l’entreprise
à ses clients relèverait même d’une sorte de désintéressement
éthique (on croit rêver…)! Inutile de s’appesantir sur la
vacuité de telles recommandations, sinon pour préciser que
si la vocation de la RSE est de redécouvrir la roue des principes
les plus élémentaires de la gestion d’entreprise, son intérêt
conceptuel est tout simplement nul.
-
D’autres
propositions sont, heureusement, plus originales: les énoncés
pro RSE qui ne perdent pas de vue l’impératif de compétitivité
des firmes avancent un argument à prendre en considération,
lorsqu’elles soutiennent qu’une politique de « responsabilité
sociale » peut permettre à l’entreprise d’économiser
sur ses « provisions pour litiges »
(le coût des procès, pour simplifier); l’argument devient
tautologique, bien entendu, si toute entreprise ne se conformant pas à
telle ou telle obligation légale de RSE, encourt des sanctions pénales
(en vertu du « droit de l’État »).
Mais il peut s’avérer pertinent au regard du « droit
des gens » – le droit authentique au sens libertarien
– dès lors que ce qu’il décrit concerne les réparations
dues à tout individu dont l’activité de l’entreprise aurait
lésé les intérêts légitimes; si tel est
le cas, toutefois, ce qu’on qualifie de responsabilité «
environnementale » ou « sociale »
n’est rien d’autre qu’une extension du périmètre de la responsabilité
civile de la firme. Il est évidemment juste qu’une entreprise paie
pour les dommages incontestables qu’elle cause à autrui (explosion
d’usine, marée noire, etc.), à l’instar de n’importe quel
individu. Il en va de même de certaines atteintes à la propriété
(ainsi, il y aurait beaucoup à dire sur le processus qui amène
l’autorité publique à décider des créations
d’aéroports, quand on sait que la pollution la plus redoutée
des individus n’est autre que le bruit). Pour autant, jusqu’où doit-on
aller dans la pénalisation des « externalités
négatives » liées à l’activité
de production ou d’échange? C’est un problème de facture
judiciaire qu’il serait trop long d’aborder ici, sinon pour préciser
que le fait de départager deux individus dont les intérêts
divergent de manière irréductible requiert un bon sens «
à la Salomon » que le processus allocatif du marché
serait susceptible de faire émerger efficacement. Il n’est pas de
bonne loi, en effet, qui pénalise l’activité légitime
des individus. Et de ce point de vue, l’internalisation de toutes les «
externalités négatives » a un effet
pervers considérable: elle incite les entreprises à demander
une « juste contrepartie » au législateur,
sous forme d’une privatisation de tous les gains issus des «
externalités positives », notamment générées
par l’innovation. L’augmentation du périmètre de la propriété
intellectuelle et la répression d’un nombre croissant d’actes de
consommation en découlant peuvent être interprétées
de la sorte: ces attaques légales contre la concurrence (et contre
l’individu) sont une contrepartie logique à la vocation d’entreprise-providence
aujourd’hui assignée à la firme. Puisqu’on lui demande de
payer plus que ce qu’elle doit, n’est-il pas normal de lui accorder plus
que ce qu’elle mérite?
-
Autre
avatar inhérent au discours pro RSE: celui qui, de manière
plus ou moins radicale, invite l’entreprise capitaliste à évoluer
vers le modèle coopératif. Il s’agit, en filigranne, de travailler
à ce que l’entreprise conçue comme « actif
patrimonial » se mue progressivement en une «
institution sociale » – en d’autres termes, un
« bien collectif » – que gouvernerait, en conséquence,
le sacro-saint principe démocratique (alpha et oméga de la
gouvernance parfaite, comme chacun l’aura compris…). La notion de RSE dévoile
ici sa parenté avec l’une des icônes majeures de notre temps,
la divine « société civile »,
au nom de laquelle il deviendrait légitime de collectiviser un nombre
croissant de biens privés, plutôt qu’en celui d’un État
dont le crédit social, sans doute encore considérable, n’en
apparaît pas moins chancelant (cela serait trop long à développer
mais la question dogmatique qu’ont eu à résoudre maints intellectuels,
ces dernières années, tient à peu près en ces
termes: comment continuer à détester le capitalisme sans
faire de l’État un objet de culte manifestement anachronique? La
« société civile »
s’est, en l’espèce, imposée d’elle-même comme solution
au dilemme).
Peu d’intellectuels, pourtant, trouveraient « normal »
que leurs voisins aient un droit de regard sur la tapisserie de leur salon,
tous membres de la société civile qu’ils sont; mais lorsqu’il
s’agit d’entreprise commerciale, ce genre d’intrusion ne pose aucun problème
de principe! Il convient donc de rappeler que la démocratie (au
sens strict) n’est souhaitable qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire
lorsque les deux conditions suivantes sont réunies: 1) l’organisation
dont elle régule la gouvernance est relativement affranchie de toute
contrainte de performance (donc de tout jugement externe légitimement
invalidant) et 2) son périmètre de décision n’est
pas attentatoire aux droits individuels. Double condition qui rend non
seulement inutile mais nuisible la démocratie imposée à
l’entreprise capitaliste. Et pourtant, objectera-t-on: la démocratie
d’entreprise fonctionne, puisque certaines sociétés coopératives
– voire des associations – sont financièrement viables et commercialement
compétitives.
« Peu d’intellectuels trouveraient "normal" que leurs voisins aient
un droit de regard sur la tapisserie de leur salon, tous membres de la
société civile qu’ils sont; mais lorsqu’il s’agit d’entreprise
commerciale, ce genre d’intrusion ne pose aucun problème de principe!
» |
|
Cela est exact mais ne change évidemment rien au constat: d’une
part, les coopératives – dont on ne s’étonnera pas qu’elles
souffrent d’une relative pénurie de capital – fonctionnent sur des
bases institutionnelles annoncées d’avance; créer une coopérative,
cela n’a évidemment rien à voir avec le fait de changer,
en cours de route, les règles constitutives de la société
anonyme, au bénéfice d’une « dose »
plus ou moins radicale de « démocratie »
(sauf, bien entendu, si les actionnaires de la SA en question y consentent,
selon les règles délibératives fixées par les
statuts). D’autre part, si l’on tend aujourd’hui à faire de la société
coopérative, ou de l’association sans but lucratif, une sorte d’idéal-type
de gouvernance, c’est en occultant allègrement que ces institutions
n’ont pas joué de rôle moteur dans le développement
économique. Le moteur social de la création de richesses,
c’est l’entreprise capitaliste: il est fort douteux que ses règles
constitutives ne soient pas pour quelque chose dans cette performance d’ensemble.
Ce « coopérativisme » est enfin de nature
à servir certains intérêts corporatifs, qu’il est aisé
d’identifier: l’un des problèmes de gouvernance auquel les organisations
démocratiques sont traditionnellement confrontées réside
en ce que l’on a appelé les « phénomènes
d’insiders »: en un mot, les dirigeants, les
cadres et les salariés d’une entreprise démocratique disposent,
sur les actifs de cette dernière, d’un droit de tirage aussi clandestin
que considérable (en termes prosaïques: ils leur est loisible
de se payer sur la bête, en toute opacité). Il ne faut donc
pas s’étonner que certains dirigeants d’entreprises fassent leur
miel de la notion de RSE et prêchent l’avènement d’une entreprise-communauté,
dont ils seraient, pourquoi pas, les despotes éclairés. Certains
dirigeants n’auraient-ils pas avantage à se voir adoubés
« chef d’un gouvernement d’entreprise »
plutôt qu’à ce que leur performance de « gestionnaire
de patrimoine » soit scrutée par des actionnaires
menaçants? Les contempteurs de l’absolutisme patronal – que l’on
trouve généralement « à gauche »
de l’échiquier idéologique – trouveront ici de quoi suspecter
la RSE d’intentions discutables.
-
Dernier
travers sous-jacent à cette thématique: sa propension à
mettre « l’éthique » au centre de ce qui
doit réguler la « vie des affaires ».
Il faudrait, aux actionnaires, aux managers, voire aux «
générations actuelles », bien se
comporter à l’endroit des petits, des sans grades et des «
générations futures ». Outre ce
que ce propos contient de prêchi-prêcha trivial ou onirique,
il procède, comme tant d’autres, d’une défaite de la pensée
et d’une conception insidieuse de l’individu: le meilleur moyen de défense
que possèdent les « petits » contre quelque
pouvoir que ce soit réside en le principe de concurrence. Autrement
dit, on n'est jamais mieux servi que par la liberté de choix dont
on dispose! Mais quand la concurrence a disparu – et n’est-ce pas ce à
quoi tend très largement le concept de RSE? – alors, oui, les scrupules
d’autrui deviennent la seule bouée de sauvetage à laquelle
se raccrocher (l’homme que l’on va exécuter n’oublie jamais d’en
appeler à la pitié de son bourreau)… L’ingénierie
éthique sur laquelle débouche fréquemment la RSE constitue
donc un expédient de gouvernance pauvre en concurrence et en autonomie
individuelle. Qu’il me soit ici permis de prendre un auteur pro RSE au
mot: « plus une société perd ses principes,
plus elle en appelle à la morale(2)
». Mille fois oui! Nos sociétés
ayant perdu le principe de la liberté individuelle, elles ne peuvent
plus, aujourd’hui, que s’en remettre à un moralisme stérile.
Pour autant, la concurrence n’étant jamais « pure et
parfaite », loin de moi l’idée de négliger ce
que nos sociétés doivent au respect appris de l’individu;
simplement, lorsque la morale débouche sur une conception réductrice
et instrumentale de ce dernier, il convient de la dénoncer et non
de s’en faire le chantre. Car, bien entendu, les visées corporatistes
ou protectionnistes mises au jour dans cet article trouvent dans le courant
du business ethics, un fondement de poids. En matière commerciale
comme en toute autre, le bien ne se laisse pas résumer aux bonnes
intentions et l’éthique, ici, est souvent moins clairvoyante que
ne l’est un compte de résultat. Faut-il rappeler que dans les années
1950, 1960 ou 1970, il était « bien » –
éthique, sans doute – d’être stalinien ou maoïste, nombre
d’intellectuels ayant prospéré sur cette colossale asymétrie
d’informations bien plus longtemps qu’il n’est permis de le faire au moins
scrupuleux des managers? L’éthique d’entreprise, au fond, est-elle
autre chose qu’un voile opaque de plus sur une orgie d’opportunismes?
3.
Et si toutefois…
Oui, et si malgré tout, la RSE avait des choses intéressantes
à nous dire? Elle en a, même s’il est loisible à tout
analyste de lui reprocher une sorte d’opportunisme sémantique, en
ce que les bons principes sur lesquels elle se fonde ne sont rien moins
qu’inhérents à l’économie de marché.
Ceci étant rappelé avec force, si des travaux de recherche
ont des choses originales à dire, quoique dérivant d’un concept
bancal, faut-il, par dogmatisme, s’en priver? Il y a là une question
épistémologique tout à fait passionnante, à
laquelle je réponds négativement. Un libéral n’en
serait plus un s’il sacrifiait au dogmatisme une chance que la vie des
individus se déroule mieux. Que l’État me détrompe
en me montrant que sa logique endogène ne le condamne pas à
toujours plus d’interventionnisme et de réglementation! J’en tirerai
bien plus de bénéfices comme individu que je n’en perdrai
de crédit comme analyste: car si l’État peut avantageusement
se réformer, ce n’est qu’en se livrant lui-même à plus
de concurrence, plus de « marché », plus
de rigueur, plus d’ouverture sur le souci d’autrui, bref, en cessant, au
fond, d’être lui-même…
En matière de RSE, il en va de même: d’abord, rendons grâce
à la recherche d’avoir pour mission d’analyser la réalité
du mieux qu’il est possible (quand on est intellectuellement honnête).
Or, il convient ici de distinguer deux choses: le libéral peut regretter
que le marché valorise telle ou telle pratique ou thématique
de RSE, comme il regrette généralement que le marché
de l’essai politique valorise le discours anti-libéral. Mais si
des consommateurs choisissent librement de subventionner le commerce éthique,
par exemple, il ne peut qu’en prendre acte.
Il faut donc bien distinguer ce qui relève d’une argumentation qui
serait philosophiquement libérale de ce qui relève d’une
argumentation qui serait positivement libérale. La première
n’a rien à redire au fait que les thématiques RSE font l’objet
d’une valorisation marchande « libre ». La seconde
peut en revanche se permettre de critiquer une telle évolution,
sur la foi d’une argumentation rationnelle (sans oublier de jauger l’authenticité
de la « liberté de choix » ci-avant supposée).
Et nul libéral ne pourra adresser la moindre critique de principe
au chercheur qui choisit de faire l’état des lieux de la valorisation
en question (toute oeuvre étant, par ailleurs, soumise à
la critique méthodologique et plus largement, au débat contradictoire).
Il est des pratiques sinon à proprement parler « issues
de », du moins « reconnues par »
la RSE, qui ne souffrent aucune critique de principe: parmi celles-ci,
par exemple, l’écologie industrielle. Il est évidemment conforme
à la logique de l’entreprise d’économiser de la matière,
de l’énergie, de la ressource, bref, d’améliorer son efficience
productive. Il en va de même de quantité d’autres pratiques
de gestion, programmes de formation du personnel, veille informationnelle,
valorisation de sites naturels, etc. dont la RSE a sans doute abusivement
tendance à s’emparer mais auxquels on ne lui fera pas grief de s’associer.
Il est enfin une critique de la RSE parfois rencontrée à
laquelle je ne m’associe pas: celle qui tend à confondre «
le marché » avec le « marché de concurrence
pure et parfaite » (confusion qui autorise d’ailleurs
quantité d’auteurs à confondre ce dernier avec le marché
libre, alors que les deux notions sont non seulement dissociées
mais antinomiques!). Concrètement, le marché n’existe pas.
Les marchés, si! Tous sont caractérisés par une asymétrie
d’informations entre le producteur direct et le consommateur. J’estime
donc que les associations de consommateurs peuvent être utiles et
certaines campagnes de « responsabilité sociale
», éventuellement fondées. Que l’on boycotte
une société coupable d’avoir fait naviguer un rafiot pourri
sur l’Atlantique, une autre dont le Boeing vient de s’écraser, une
dernière dont l’usine a explosé? Cela est rationnel: en situation
d’information asymétrique, celui qui donne un « signe
» de négligence voit sa réputation altérée
de manière tout à fait normale. Le problème de ce
genre de campagnes vient du « ce sur quoi »
elles se fondent. Il est aisé, bien entendu, de faire passer une
entreprise pour « scélérate » alors
qu’elle ne fait que jouer le jeu de la concurrence de manière normale.
Mais il est des entreprises dont les comportements sont indiscutablement
scélérats – disons, pour simplifier, criminels au sens individualiste
du terme – et qu’une défiance massive « de marché
» – un boycott – sanctionne légitimement. Qu’une association
de consommateurs joue, ici, un rôle de relais ou, au contraire, d’amortisseur
(en dédouanant telle entreprise de la responsabilté qu’on
lui prête), voilà qui procède du jeu normal de la liberté.
Une société libre se dote de quantité d’institutions
de régulation privée, apprenantes et donc évolutives,
permettant de pallier les carences informationnelles de l’homo economicus
« atomique ». Il convient donc de veiller
à ne pas nécessairement jeter le bébé avec
l’eau d’un bain que l’on sait malodorant. Le sous-jacent «
macro-théorique » de la RSE est pour le moins fragile;
les recommandations utilitaires que génère le concept peuvent
en revanche s’avérer utiles. À première vue, les libéraux
n’auront guère de sympathie pour un outil tel que le «
bilan social ». Mais si ce document correspond
à une demande sociale interne à l’entreprise (et financièrement
supportable), voire, s’il met au jour des pratiques d’emploi ou de valorisation
des conditions de travail permettant de justifier, par ailleurs, une politique
de modération salariale, doit-on le condamner? La réponse
est contenue dans la question. Un bon outil de gestion est celui qui passe
l’épreuve de la liberté d’entreprendre et de gérer.
Il s’agit là du seul test de validation empirique auquel toute création
humaine devrait être soumise.
C’est la grandeur épistémologique de la philosophie libérale
que d’aboutir à un tel constat, c’est aussi sa faiblesse politique.
C’est parce qu’elle est la plus générale de toutes les théories
socio-économiques – celle qui repose sur les axiomes les plus larges
et les plus cohérents – qu’elle est, en termes d’argumentation,
la meilleure qui soit. C’est parce qu’elle est faiblement programmatique
et donc ouverte à une gamme potentiellement infinie d’innovations
humaines que les théologies politiques la méprisent.
Une bonne théorie, nous dit le philosophe K. Popper, repose sur
les hypothèses les plus universelles et permet d’expliquer le maximum
de phénomènes naturels. Ce faisant, la bonne théorie
ne dit pas nécessairement toujours le contraire des autres: elle
ne fait qu’envisager le monde sous un angle singulier. Ainsi, le libéralisme
peut incidemment rejoindre les conclusions d’un certain nombre de sous-produits
dogmatiques de la théologie socialiste: je suis d’accord avec n’importe
quel féministe pour reconnaître aux femmes le droit de travailler
(et quantité d’autres!), pour peu que ce soit encore une cause à
défendre. Mais je n’ai pas besoin, pour cela, de transformer les
femmes en une minorité ethnique opprimée. Il me suffit de
considérer que ces dernières sont des individus et de leur
appliquer les mêmes règles qu’à n’importe quel individu.
La démarche est peu ou prou la même en ce qui concerne la
RSE: je n’ai pas besoin d’une théorisation ad hoc de l’entreprise
éthique ou socialement responsable pour accepter d’envisager l’intérêt
de telle ou telle innovation managériale ou institutionnelle, associée
à cette thématique. Il me suffit de comprendre ce qu’est
la situation de gestion d’une entreprise soumise au principe de concurrence.
À partir de là, le débat contradictoire sur les pratiques
peut avoir lieu, en toute sérénité.
1.
La moyenne ici retenue est évidemment grossière mais cela
ne change rien aux ordres de grandeur (surtout en considérant qu’euro
et dollar sont à peu près à parité de change).
Précisons qu’évidemment, en France comme aux États-Unis,
la propension au don est positivement corrélée au niveau
de revenu; s’il ne faut pas nécessairement en déduire que
les riches sont plus généreux que les pauvres (beaucoup de
personnes de condition modeste donnent leur temps plutôt que leur
argent), l’inverse n’est pas moins vrai. >> |
2.
Hubert Seillan, « pour un ministère des risques », Préventique
no 71, septembre-octobre 2003, p. 2. >> |
PRÉSENT
NUMÉRO
|