Montréal, 15 janvier 2005 • No 150

 

OPINION

 

Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et co-fondateur de l'Institut Turgot. Il est l'auteur de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).

 
 

LE TRISTE RETOUR DES POLITIQUES INDUSTRIELLES *

 

par Pascal Salin

 

          On la croyait reléguée au rang des souvenirs, la belle époque de la politique industrielle, de la « filière bois », du « plan calcul », des « champions nationaux », tous ces gadgets qui ont fait les délices des hommes politiques et des technocrates, mais qui ont coûté si cher aux contribuables français... Et l'on pouvait espérer que le dynamisme de la concurrence mondiale et la pression européenne aideraient à enterrer définitivement ces dinosaures du centralisme et du nationalisme économique, mais non! C'était oublier l'extraordinaire capacité de la nomenklatura française à cultiver superbement – et coûteusement – l'exception française. Voici donc la politique industrielle remise sur les rails grâce à l'alliance – elle aussi typiquement française – des dirigeants politiques et de quelques grands patrons du sérail, avides d'obtenir des subventions publiques au nom d'un prétendu intérêt national.

 

Retour en force

          On a pu voir les prémices du désastreux retour de la politique industrielle nationale dans l'interventionnisme étatique des affaires Alstom ou Aventis. Mais il se manifeste avec une particulière vigueur aujourd'hui avec la création de l'Agence pour la promotion de l'innovation industrielle, une structure publique centralisée censée apporter son appui à la recherche développée par quelques grandes entreprises pour un certain nombre de projets considérés comme « porteurs d'avenir ». Cette création, particulièrement pittoresque, est caractéristique de l'illusion scientiste entretenue dans toutes les économies planifiées. Elle suppose qu'il existerait un certain nombre de technologies efficaces – appelées technologies de pointe ou technologies du futur – que des experts indépendants seraient en mesure d'identifier et sur lesquels l'État devrait investir en priorité, en prenant notamment en charge une grande partie des dépenses de recherche-développement.

          Or procéder ainsi revient à substituer une approche purement technique à une approche économique, cette dernière étant pourtant la seule qui ait véritablement du sens. En effet, d'un point de vue purement technique, on peut toujours développer une technologie dans un domaine plutôt qu'un autre et, en y mettant les moyens humains et financiers nécessaires, on obtiendra forcément un résultat, ce qui incitera à se féliciter du succès (technique) du projet ainsi développé. Mais les prouesses techniques ne justifient pas, à elles seules, l'utilisation des ressources qui ont été consacrées à ce projet.

          Créer une Agence de l'innovation, c'est imaginer qu'il existe une sorte de grand placard aux innovations et qu'il convient simplement de demander à des experts indépendants de choisir les technologies qui leur paraissent les plus « porteuses d'avenir ». Or il existe une grande différence entre ces experts et les vrais innovateurs, à savoir que, contrairement aux seconds, les premiers sont irresponsables, en ce sens qu'ils ne supportent pas eux-mêmes les conséquences de leurs choix et les risques qu'il faut prendre pour innover, comme l'atteste le fait même qu'ils sont indépendants, c'est-à-dire libres de faire des erreurs.

          Certes, dans le cas de l'Agence, il est prévu que l'Agence ne supportera qu'environ la moitié des dépenses de recherche-développement, le reste étant laissé à la charge de l'entreprise dont le projet aura été sélectionné. Mais il n'en reste pas moins que l'on biaise les choix technologiques et économiques en faussant le calcul économique des entrepreneurs bénéficiaires de ce programme. En effet, si la recherche est subventionnée, on cache son véritable coût. Il se peut alors fort bien que le développement d'une technologie apparaisse rentable, alors qu'il ne le serait pas en réalité en l'absence de subventions (et c'est d'ailleurs bien pour cela qu'une entreprise demande une subvention).
 

« Créer une Agence de l'innovation, c'est imaginer qu'il existe une sorte de grand placard aux innovations et qu'il convient simplement de demander à des experts indépendants de choisir les technologies qui leur paraissent les plus "porteuses d'avenir". Or il existe une grande différence entre ces experts et les vrais innovateurs. »


          Par ailleurs – on l'oublie trop souvent – les subventions sont nécessairement prélevées sur les contribuables et elles diminuent donc les ressources disponibles pour les autres activités. La politique industrielle est ainsi frappée d'un terrible biais: elle consiste à aider un petit nombre de grandes entreprises, mais aux dépens d'une masse immense, active et souvent innovatrice, de petites entreprises. Comme l'aurait souligné Frédéric Bastiat, il y a ce que l'on voit – la réussite technique des projets subventionnés – et ce que l'on ne voit pas – la destruction de richesses et les obstacles à l'innovation dans les autres.
 

Quelque chose de dérisoire

          Il y a en effet un cycle dans la vie des entreprises. Elles commencent à petite échelle et, si elles sont suffisamment innovatrices, elles vont grandir. Certaines des meilleures d'entre elles deviendront de grandes entreprises. Mais ceci est un legs du passé et ce n'est pas parce qu'on a été innovateur dans le passé qu'on le restera dans le futur, précisément parce que la lourdeur de l'organisation risque de porter un coup fatal à l'esprit d'innovation. Si l'on veut vraiment parier sur le futur, c'est vers de plus petites entreprises, fortement innovatrices, qu'il conviendrait de regarder. Mais personne par définition ne peut connaître à l'avance et comparer ce que feront les unes et les autres et c'est bien pourquoi l'existence d'une agence centralisée de l'innovation est quelque chose de dérisoire.

          Il est d'ailleurs intéressant de constater que, partout dans le monde, l'innovation ne vient pas essentiellement des grandes entreprises, en dépit de l'importance de leur budget de recherche-développement. Beaucoup échouent pour cette raison, comme cela a été le cas pour IBM, incapable de voir venir la révolution de l'ordinateur personnel, ou avec les compagnies aériennes traditionnelles, secouées par l'émergence de compagnies à bas coût. Les grandes firmes qui restent innovatrices sont essentiellement celles qui achètent des licences à des entreprises de taille moyenne, mais extrêmement dynamiques et flexibles.

          Dans le cas français, la création de l'Agence pour la promotion de l'innovation industrielle semble liée aux recommandations faites par M. Beffa, le président de Saint-Gobain. Certes on peut comprendre que ce dernier souhaite recevoir des subventions étatiques, mais on peut aussi s'étonner qu'il puisse ainsi être juge et partie, prescripteur et bénéficiaire. On peut aussi s'inquiéter de ce terrible aveu de faiblesse. Si le dirigeant d'une grande entreprise affirme qu'une grande entreprise comme la sienne a nécessairement besoin de l'aide étatique pour développer ses activités de recherche, c'est dire à quel point elle n'est pas capable de mettre en oeuvre la fonction essentielle de l'entreprise, c'est-à-dire sa capacité d'innovation!

          Les entreprises françaises n'ont en tout cas pas besoin d'une bureaucratie supplémentaire, de prélèvements supplémentaires, de subventions supplémentaires. Elles ont tout simplement besoin de bien plus de liberté. Parce qu'il existe un retard économique français inquiétant, c'est dans cette voie qu'il faudrait s'engager d'urgence et vigoureusement au lieu d'accroître indéfiniment la présence envahissante de l'État sous toutes sortes de prétextes fallacieux.

 

* Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro, le 10 janvier 2005. Le lendemain, Bernard Carayon, député (UMP) du Tarn, y réagissait dans une lettre intitulée « La relance par le gouvernement des grands projets industriels - Non aux fossoyeurs de l'action publique! ». Erwan Quéinnec commente cette réaction, ailleurs dans ce numéro.

 

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