Nous traitions de tous les types de problèmes liés à
l'économie et aux autres sciences sociales, car il n'y avait
pas que des économistes à mon Privatseminar. De
nombreux étudiants s'intéressaient moins à l'économie en
tant que telle qu'aux problèmes généraux des sciences
sociales et des sciences de l'action humaine. L'un d'eux
était Eric Voegelin, professeur pendant 20 ans à
l'Université de l'État de Louisiane, à Bâton Rouge, et
désormais professeur de philosophie à l'Université de
Munich, en Allemagne. Vous avez peut-être entendu le nom de
Voegelin, car il jouit d'une certaine renommée comme auteur
de livres de philosophie. Il y a aussi deux professeurs qui
enseignaient à la Nouvelle École de Recherches Sociales [New
School for Social Research], le Dr. Alfred Schütz et le
Dr. Felix Kaufmann. Vous serez peut-être surpris d'apprendre
que l'un des membres de mon séminaire, le Dr. Emanuel
Winternitz, enseigne, ou enseignait, l'histoire de l'art à
Yale. Vous serez peut-être encore plus étonnés d'entendre
que le Dr. Winternitz était avocat et que lorsqu'il arriva
aux États-Unis, il fut presque immédiatement nommé au
Metropolitan Museum à un poste relevant de sa spécialité,
qui est un domaine très particulier concernant les problèmes
où peinture et musique vont de pair. Il est désormais
directeur de l'un des départements du musée d'art du
Metropolitan.
Il y avait d'autres étrangers qui vinrent à Vienne pour un
temps et qui suivirent mon séminaire assez souvent, même si
ce n'était pas de manière régulière. Je n'en mentionnerai
que quelques uns. Comme vous le savez, je ne suis pas
vraiment favorable au marxisme et aux doctrines similaires,
et vous serez donc étonnés d'entendre que l'un de ces
étrangers s'appelait Hugh Gaitskell, l'actuel dirigeant du
Parti travailliste britannique. Vous serez également surpris
d'apprendre qu'un autre était un professeur japonais, Kotari
Araki, qui plus tard, en tant que professeur à l'Université
de Berlin durant la période de l'Axe, donna des cours sur
l'économie japonaise et sur les problèmes économiques de
l'Axe. Je veux pour finir mentionner un autre étranger qui
assistait à mon séminaire, François Perroux, actuellement
professeur d'économie au Collège de France, l'institution la
plus prestigieuse de l'enseignement français. Il y en avait
encore beaucoup d'autres.
En raison de l'inflation et des conditions économiques de
l'Europe de cette époque, le grand problème était, pour les
étudiants européens en général et pour les jeunes gens
étudiant en Autriche en particulier, en grande partie
financier. L'étude régulière de l'économie était assez
difficile pour des individus qui ne pouvaient pas se payer
les textes et les livres, d'autant que les bibliothèques,
même les bibliothèques publiques, n'avaient pas non plus
d'argent pour les acheter. Par conséquent, il était très
important de trouver des moyens et une méthode pour donner à
ces jeunes gens la possibilité de partir pour l'étranger.
Le premier de mes étudiants qui partit ainsi pour un pays
étranger fut le professeur Hayek. Jeremiah Jenks, éminent
professeur à l'Université de New York, avait écrit des
études importantes sur l'étalon de change-or en Extrême
Orient; on pourrait dire que c'était lui qui avait fait
connaître l'étalon de change-or aux économistes. Il vint à
Vienne parce qu'il voulait étudier et écrire sur les
conditions européennes, et je lui fis rencontrer Hayek. Plus
tard, par un arrangement spécial, le Dr. Hayek devint
pendant un moment le secrétaire de Jenks à New York. C'était
un cas exceptionnel. Jeremiah Jenks et Hayek étaient tous
les deux des hommes exceptionnels. Pour aider les autres, il
fallait trouver une autre solution.
À cet égard, une institution américaine fit un excellent
travail: la Fondation Laura Spelman, plus connue sous le nom
de Fondation Rockefeller. Laura Spelman était la femme du
premier Rockefeller. La Fondation Laura Spelman permit à de
jeunes étudiants européens de passer une ou deux années aux
États-Unis. Ils pouvaient suivre les cours des universités
s'ils le désiraient et visiter différentes régions du pays;
ils pouvaient réellement retirer de grands bénéfices de cet
arrangement.
Le représentant de la Fondation en Autriche était un
professeur d'histoire, Francis Pribam. Ce dernier acceptait
aussi des économistes que je lui recommandais et, au cours
des ans, Gottfried Haberler, Oskar Morgenstern, Fritz
Machlup et plusieurs autres vinrent aux États-Unis,
passèrent deux ans ici sous les auspices de la Fondation et
revinrent en tant que « parfaits » économistes, ainsi que je
pourrais le dire. Comme vous le savez, ils écrivirent plus
tard beaucoup de bons et très intéressants ouvrages. Je peux
aussi signaler un autre étudiant ayant bénéficié de l'aide
de Laura Spelman: le professeur allemand Wilhelm Röpke.
Une autre chose se développa en dehors de mon
Privatseminar et de mes activités comme conseiller
économique à la Chambre de Commerce autrichienne: en 1926,
nous fondâmes à Vienne l'Institut de Recherche sur le Cycle
Économique. Son premier directeur fut à nouveau le
professeur Hayek. Quand Hayek quitta Vienne en 1931 pour
enseigner à la London School of Economics,
Morgenstern, aujourd'hui professeur à Princeton, lui
succéda. Malgré certaines expériences « déplaisantes » avec
les nazis, cet Institut existe encore en Autriche, bien
qu'il ne s'agisse plus de l'Institut de Recherche sur le
Cycle Économique mais d'un institut plus général, l'Institut
Autrichien de Recherche Économique.
Ce qui est très intéressant, c'est que ces étudiants, qui
étudièrent pendant les années 1920 dans les universités
autrichiennes et qui voulaient choisir une carrière
scientifique et contribuer au développement de la science
comme, par exemple, chercheurs en économie, n'avaient en
Autriche que très peu de chances à cette époque de gagner de
cette manière assez d'argent pour vivre. En tant
qu'étudiants, ils savaient parfaitement qu'ils devraient
travailler dans un autre domaine et ne pourraient consacrer
que leur temps libre à leur véritable intérêt, l'étude de
l'économie. Ils ne pouvaient savoir à cette époque que, lors
de l'invasion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en 1938,
beaucoup d'entre eux pourraient trouver des postes
d'enseignants dans des pays étrangers, en particulier ici,
aux États-Unis, et qu'ils y trouveraient un champ d'activité
bien plus large que celui qu'ils auraient jamais pu
connaître en Autriche.
Par conséquent, je dois dire que je considère que le
véritable succès de mon travail comme professeur d'économie
à Vienne fut de permettre à plusieurs individus très doués
et très capables de trouver une façon de consacrer leur vie
à la recherche scientifique. Ceci, bien sûr, n'était pas dû
à mon mérite. C'est une chose qui a pu se faire en raison de
l'attitude générale de ce pays, les États-Unis, qui accepta
comme professeurs ces jeunes réfugiés européens, et ce sans
tenir compte du fait qu'ils n'étaient pas nés Américains,
qu'ils avaient été formés et avaient grandi en Europe dans
des conditions très différentes. Ce que les États-Unis ont
gagné avec mes anciens étudiants n'est pas mal: ils occupent
aujourd'hui certainement de très bons postes. En tant que
professeurs d'économie de ce pays, ils ont contribué au
succès des universités américaines et particulièrement aux
départements d'économie et de sciences sociales. Beaucoup
travaillent aussi dans d'autres domaines et sur divers
travaux, souvent sur des travaux théoriques.
On parle beaucoup de nos jours de coopération et d'amitié
internationales entre les nations. En réalité, rien n'a été
officiellement fait à cet égard. Au contraire, le monde est
encore divisé en camps hostiles, ce qui est très triste.
Mais ce qui s'est véritablement développé dans le monde, de
façon non officielle, c'est un internationalisme de la
science et de l'enseignement. Je suis fier d'avoir pu
contribuer un peu à cette internationalisation. Le fait
qu'il existe aujourd'hui une coopération internationale au
sein des membres d'un même domaine de recherche constitue
l'un des développements les plus importants des dernières
années. Nous pouvons tous être fiers d'avoir un peu
contribué à ce développement.
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