Comme occupation intellectuelle, on trouve
difficilement plus complet. Rien, aujourd'hui, ne doit échapper à
l'attention de l'investisseur aguerri: la science, les nouvelles
technologies, les médias, la mode, la biologie, la sexualité, le jeu,
l'éducation, l'alimentation, et plus encore. Pour chacun de ces
domaines, je pourrais citer (et vous aussi sans doute) des dizaines
d'entreprises cotées en Bourse qui sont, par leur taille et leurs
ressources, au coeur des innovations et de la production des biens et
services concomitants.
Que serait l'informatique sans les IBM, Microsoft et Apple? Que serait
l'automobile sans les Ford, GM et Toyota? L'imaginaire de nos enfants,
pour le meilleur comme pour le pire, serait bien différent sans les
Disney, Pixar, Sony et Electronic Arts (le plus grand fabricant de jeux
vidéo au monde). Même notre santé mentale, physique ou sexuelle est
façonnée par les découvertes pharmaceutiques (pilule
anticonceptionnelle, Viagra, antidépresseurs, etc.) des Pfizer, Johnson
& Johnson, Novartis, GlaxoSmithKline et autres. Quand vos intérêts
d'investisseurs couvrent un aussi large spectre, il est difficile
d'échapper à un certain questionnement moral, social ou politique. À y
regarder de plus près, on constate qu'il existe très peu de réformes
gouvernementales et de débats éthiques qui n'impliquent aucune grande
entreprise cotée sur les parquets de New York, de Londres, de Paris ou
de Tokyo.
C'est un euphémisme de dire que les marchés financiers n'ont pas très
bonne presse dans les cercles autres que ceux des affaires. Pourtant,
l'histoire nous apprend que la prospérité d'une nation est directement
reliée à sa capacité de créer un système financier ouvert et
concurrentiel, avec au premier rang un marché boursier dynamique et
accessible. Plus encore: la liberté d'un peuple et le respect de ses
droits dépendent en bonne partie de la dispersion du pouvoir et de la
richesse que permet, entre autres, un marché boursier où participent des
millions de petits épargnants. Comme le dit l'économiste canadien Reuven
Brenner, le progrès économique et social repose d'abord et avant tout
sur notre capacité à marier le talent et le capital.
Quand les cités-États de la Renaissance italienne ont ouvert leurs
marchés financiers, elles ont tout de suite attiré les artisans et
commerçants les plus talentueux du pays. La ville d'Amsterdam est
devenue le miracle économique de l'Europe au XVIIe siècle parce qu'elle
a mis en place la première Bourse des valeurs mobilières de l'histoire,
drainant vers elle tous les Européens qui avaient de bonnes idées à
commercialiser. L'Angleterre a réussi à étendre son empire lorsque
Londres a pris le relais en développant des marchés financiers encore
plus ouverts et sophistiqués.
Les millions d'immigrants entrepreneurs qui ont choisi les États-Unis
comme terre d'accueil depuis 100 ans ne l'ont pas fait en raison de son
filet de sécurité sociale, de son régime politique ou du raffinement de
sa culture, mais bien parce qu'ils avaient accès à un marché de capitaux
fortement déconcentré et décentralisé, indépendant de l'État et des
dynasties industrielles, qui ne trouvait son équivalent nul part
ailleurs. Si les trois quarts des grandes entreprises de haute
technologie ou de biotechnologie dans le monde sont américaines, c'est
parce que les États-Unis sont encore l'endroit où l'on réussit le mieux
le mariage entre les talents des entrepreneurs et les capitaux des
investisseurs.
La Bourse fascine et inquiète à la fois. Elle fascine tous ceux qui
veulent augmenter leur patrimoine financier, et elle inquiète tous ceux
qui croient que la culture matérialiste et la soif de profit nous mènent
directement à notre perte. Certains souhaiteraient qu'on puisse la
contrôler davantage et même, si possible, en tirer des revenus pour
l'État, sous la forme d'une taxe sur les transactions des investisseurs
par exemple. D'autres voudraient qu'elle protège davantage les droits
des petits actionnaires, qui ont souvent l'impression d'être les
derniers à être récompensés, une fois que tout le monde (travailleurs,
patrons, fournisseurs, État, etc.) a obtenu sa part du gâteau.
Mais au-delà de tout, la Bourse est un moyen, parmi tant d'autres, de
s'enrichir. Du moins, telle devrait être sa fonction première du point
de vue des investisseurs. Hélas! ce n'est pas du tout le cas, notamment
pour cette catégorie d'investisseurs qui ont choisi de prendre en main,
en partie ou en totalité, la gestion de leur portefeuille (je les
appelle indistinctement les investisseurs individuels, particuliers,
autonomes ou tout simplement, sans aucun préjugé, les petits
investisseurs).
Les statistiques recueillies au cours des 20 dernières années sont
incontestables: les rendements réalisés par ces investisseurs, autant
sur le marché des actions que sur celui des obligations, sont
pitoyables, pour ne pas dire catastrophiques. Pendant que tout le monde
joue à l'autruche, il y a péril en la demeure. Pourquoi? À qui la faute:
les gestionnaires de fonds? les patrons d'entreprise? les spéculateurs?
les médias? l'État? les investisseurs eux-mêmes? Avec les rendements
qu'il obtient, le petit détenteur d'actions ou de fonds d'actions
n'arrive même pas à protéger son capital contre l'inflation, et pendant
ce temps-là on nous parle d'investissement socialement responsable, de
capitalisme actionnarial ou de tendances de marché. La maison brûle, et
on discute de la couleur des rideaux du salon.
|