J'ai expliqué dans un article précédent pourquoi les
libertariens ne sont pas à droite et ne devraient pas
s'identifier comme des gens de droite (voir «
Les
libertariens sont-ils à droite? », le QL, no
135). Aux États-Unis, les libertariens (à tout le moins ceux
rattachés à l'École autrichienne) prennent de plus en plus
leur distance de la droite néoconservatrice, impérialiste et
autoritaire qui domine aujourd'hui le Parti républicain, et
discutent ouvertement de s'allier sur certaines questions
avec la gauche.
Si les libertariens ne sont pas à droite, qui donc est à
droite au Québec? Au contraire d'un
pays comme la France par exemple, où les différentes
mouvances de la droite se reconnaissent comme telles et ont
des racines qui remontent loin dans l'histoire, le Québec
n'a plus de droite politique organisée depuis une vingtaine
d'années. Le vieux conservatisme canadien-français a subi un
coup fatal pendant la Révolution tranquille. Il a pris deux
décennies à s'éteindre complètement. Le Crédit social et
l'Union nationale, qui représentaient des mouvances
idéologiques clairement à droite, ont perdu toute influence
vers le tournant des années 1980.
L'affaire CHOI-FM a toutefois mis en lumière le fait que
beaucoup de Québécois se
reconnaissent tout de même dans un discours de droite. Jeff
Filion, l'animateur qui est à l'origine de cette
controverse, tient des propos qui le rattachent
effectivement à la droite
américaine, plus précisément la droite néoconservatrice:
défense de l'empire américain et de ses guerres,
critique du pouvoir indu des groupes de pression et de
l'interventionnisme étatique, mais en même temps défense
d'un État interventionniste sur d'autres
points comme les subventions au sport, l'interdiction de la
cigarette dans les endroits « publics » (c'est-à-dire les
endroits privés qui reçoivent des clients tels les
restaurants), etc.
Le seul groupe organisé qui défend, à ma connaissance, une
vision de droite conventionnelle au Québec est l'équipe
du jeune magazine
Égards, qui se décrit comme « la
revue de la résistance conservatrice ». On y retrouve tous
les thèmes du conservatisme traditionaliste: religion, culte
du passé, pessimisme quant à l'avenir de la civilisation,
dénonciations de la modernité et de la décadence
contemporaine, obsession de l'homosexualité, accent sur la
permanence de la nature humaine et la transcendance des
valeurs, etc.
Les conservateurs pourraient avoir des choses intéressantes
et importantes à nous dire. Par exemple, dans une société où
l'idéologie officielle a réussi à presque complètement occulter
notre histoire jusqu'en 1960 (avant notre
« modernisation » par une étatisation à tout crin, quand
tout n'était prétendument que « grande noirceur »), il serait bon de
revaloriser le passé et de reprendre contact avec une
tradition qu'on a jeté avec l'eau du bain dans les années
1960.
Malheureusement, au contraire des libertariens qui
professent des valeurs conservatrices, ces conservateurs de
droite continuent à fantasmer sur des solutions
autoritaires. Ils critiquent sans doute l'étatisme –
difficile de faire autrement alors que c'est l'État qui,
depuis quarante ans, a détruit la société traditionnelle
qu'ils voudraient revoir – mais ce qui sous-tend leurs
critiques et leur vision, c'est qu'il est nécessaire d'avoir
un pouvoir pour imposer l'ordre conservateur. Ils prennent
d'ailleurs soin de souligner ce qui les distingue des
libertariens. Dans le numéro
d'hiver 2004-2005 paru récemment, Richard Bastien écrit:
Certains nous
reprochent en particulier une soi-disant complicité avec
la pensée libertarienne ou néo-libérale. Pourtant, s'il
est vrai que nous n'avons aucun scrupule à nous associer
à la partie « critique » de cette pensée, nous nous
démarquons d'elle autant que de la gauche dès lors qu'il
s'agit de trouver des solutions aux problèmes
contemporains. Les néo-libéraux ne comprennent pas que
l'individualisme affaiblit l'individu, qu'une société
individualiste (une dissociété) est une
contradiction dans les termes. Ils sont incapables
d'admettre l'existence d'un intérêt public qui
serait autre chose que la somme des intérêts
individuels. Pour eux, tout est affaire d'utilité
personnelle, de sorte qu'il devient impossible, par
exemple, de demander à des jeunes de se sacrifier pour
défendre leur pays […]. |
Comme les gauchistes, ce que les
conservateurs de droite ne comprennent pas, eux, c'est que
la moralité ne s'impose pas et que les collectivités n'ont
pas d'autre existence que dans l'esprit des individus qui
croient y appartenir. Seuls des individus entièrement libres
de leurs actes peuvent s'associer volontairement et défendre
un « intérêt public » dans la sphère limitée de leur
association. Pour le reste, il n'y a en effet que des
utilités personnelles, puisque les collectivités ne pensent
pas, ne ressentent rien et n'ont pas d'intérêt. Le prétendu
intérêt public défendu par la droite ou la gauche
collectivistes, ce n'est en fait que l'intérêt d'un petit
groupe qui est imposé de force sur l'ensemble de la société.
Ce n'est sans doute pas un hasard si l'exemple donné par
l'auteur de cet article se rattache à la guerre. Les
conservateurs de droite sont
obsédés par la force et la violence. Ils s'opposent (à juste
titre) à la violence de l'avortement, mais envoyer des jeunes se
faire tuer – et tuer – dans des guerres inutiles comme celle en Irak(1)
fait aussi partie de leur programme. Le magazine contient de nombreux éloges
absurdes au crétin Bush, qui « par sa seule présence à cette
haute magistrature consolide la naissance, l'héritage, la
tradition. » Rien de moins! Si cela n'est pas de l'idolâtrie,
je me demande bien ce que c'est.
Le magazine publie dans chacune de ses éditions les propos
scabreux, scatologiques et carrément violents d'un auteur
français de romans noirs exilé ici, Maurice G. Dantec.
Cet abruti mal engueulé dénonce tout ce qui, au Québec, ne
correspond pas à l'idéal d'une vieille France catho qui
aurait survécu dans le Nouveau Monde, tout en étant bien intégrée dans
l'empire néoconservateur américain, qu'il s'attendait
de découvrir lorsqu'il a traversé l'Atlantique. Un extrait parmi bien
d'autres, parmi les références au « foutre des Ayatollahs »
et au « fist-fucking post-universitaire »: « Tu me
fais pitié, et je pense que je vais uriner copieusement sur
la copie du torchon à partir duquel je me suis permis
d'extraire ta prose, comme on sonde un tas de fumier
idéologique. »
Disons que ça détonne dans une publication qui s'intitule « Égards
» et qui reproduit entre autres des discours de
cardinaux et des analyses de la pensée de Jean-Paul II.
Difficile sans doute de complètement occulter le côté noir,
autoritaire, et les fantasmes réprimés de cette pensée de
droite, qui n'est pas près de retrouver ses heures
de gloire au Québec si l'on se fie à la qualité de son
argumentation.
|