Une constitution du genre ici proposé rendrait évidemment impossible
toutes les mesures socialistes de redistribution. Cela n'est pas moins
justifiable que toute autre limitation constitutionnelle de pouvoirs,
inspirée par le souci de rendre impossible la destruction de la
démocratie et l'instauration de pouvoirs totalitaires. Au moins quand
arrivera le temps – à mon avis pas très éloigné – où les illusions
traditionnelles du socialisme seront reconnues pour vaines, il sera
nécessaire de prendre toutes précautions contre les risques endémiques
de rechutes dans ces superstitions, qui engendrent périodiquement
d'involontaires dérapages dans le collectivisme.
Car il ne pourra suffire de barrer la route à ceux qui veulent détruire
la démocratie dans le but d'instaurer le socialisme, ni même à ceux qui
sont entièrement acquis à un programme socialiste. Le plus puissant
facteur, dans la tendance actuelle vers le socialisme, est constitué par
ceux qui affirment ne vouloir ni du capitalisme ni du socialisme, mais
une « voie moyenne » ou un « Tiers Monde » [La mystérieuse « troisième
voie ». Hayek reprend ici la conclusion de son maître von Mises qui
avait démontré l'impossibilité logique de cette « troisième voie »]. Les
suivre est une piste qui mène au socialisme, car une fois que nous
donnons licence aux politiciens d'intervenir dans l'ordre spontané du
marché au bénéfice de groupes particuliers, ils ne peuvent refuser de
telles concessions à l'un quelconque des groupes dont le soutien leur
est nécessaire. C'est ainsi qu'ils amorcent le processus cumulatif dont
la logique intrinsèque aboutit forcément, non pas à ce que les
socialistes imaginent, mais à une domination sans cesse élargie de la
politique sur l'économie.
Il n'existe pas de tiers chemin quant au principe d'organisation du
processus économique, qui pourrait être rationnellement choisi pour
conduire à des objectifs désirables; il n'y en a que deux: ou bien un
marché dont le fonctionnement ne permet pas que quiconque puisse fixer
efficacement l'échelle de bien-être dans les divers groupes et entre
individus; ou bien une direction centrale dans laquelle cette échelle
est à la merci d'un groupe organisé pour conquérir le pouvoir. Les deux
principes sont inconciliables, car toute combinaison rend irréalisables
les fins de l'un comme de l'autre. Qu'il soit impossible d'atteindre le
but imaginé par les socialistes, n'empêche pas que la licence générale
conférée aux politiciens de distribuer des avantages à ceux dont ils
escomptent l'appui ne doive finalement détruire l'ordre autogénéré du
marché, favorable au bien général, et le remplacer par un ordre factice
imposé de force par quelques volontés arbitraires.
Nous sommes en présence d'un choix inéluctable entre deux principes
incompatibles, et si loin que nous restions inévitablement de la pleine
réalisation de l'un ou de l'autre, aucun compromis durable ne peut
s'instaurer entre les deux. Celui que nous aurons choisi comme fondement
de nos démarches, que ce soit l'un ou l'autre, nous poussera plus avant
vers quelque chose qui restera imparfait mais ressemblera de plus en
plus étroitement à l'un des deux extrêmes.
Une fois reconnu clairement que le socialisme, tout autant que le
fascisme ou le communisme, conduit inévitablement à l'État totalitaire
et à la destruction de l'ordre démocratique, il est incontestablement
légitime de se prémunir contre un dérapage involontaire dans un système
socialiste, au moyen de dispositions constitutionnelles qui ôtent au
gouvernement des pouvoirs discriminatoires de contrainte, même là où
l'on pourrait un temps croire généralement que c'est pour une bonne
cause.
Si peu évident qu'il y paraisse souvent, le monde social est gouverné à
long terme par certains principes moraux auxquels croit la multitude des
gens. Le seul principe moral qui ait jamais rendu possible la croissance
d'une civilisation avancée, fut le principe de la liberté individuelle;
ce qui veut dire que l'individu est guidé dans ses décisions par des
règles de juste conduite, et non par des commandements spécifiques. Dans
une société d'hommes libres, il ne peut exister des principes de
conduite collective obligatoires pour l'individu. Ce que nous avons pu
réaliser, nous le devons à ce que les individus se sont vu garantir la
faculté de se créer pour eux-mêmes un domaine protégé (leur « propriété
»)
dans l'enceinte duquel ils puissent mettre en oeuvre leurs aptitudes à
des fins choisies par eux. Le socialisme, à qui fait défaut tout
principe de conduite individuelle n'en rêve pas moins à une situation
qu'aucune action morale de libres individus ne peut réaliser.
L'ultime bataille contre le pouvoir arbitraire, nous avons encore à la
livrer le combat contre le socialisme et pour l'abolition de tout
pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et
répartir délibérément leurs fruits. J'espère que le temps s'approche où
ce caractère totalitaire et essentiellement arbitraire de tout
socialisme sera aussi généralement compris que celui du communisme et du
fascisme; alors des barrières constitutionnelles contre tout essai
d'acquérir de tels pouvoirs totalitaires, sous n'importe quel prétexte,
recueilleront l'approbation générale.
Ce que j'ai tenté d'esquisser dans ces trois volumes (et dans l'étude
distincte sur le rôle de la monnaie dans une société libre), c'était un
itinéraire pour sortir du processus de dégénérescence du pouvoir
politique dans sa forme actuelle; j'ai voulu confectionner un outillage
intellectuel de secours qui soit disponible lorsque nous n'aurons plus
d'autre choix que de remplacer la structure branlante par quelque
édifice meilleur, au lieu d'en appeler par désespoir à une forme
quelconque de dictature. Le Pouvoir, au sens large, est nécessairement
le produit d'un dessein intellectuel. Si nous pouvons lui donner une
forme telle qu'il procure un cadre favorable à la libre croissance de la
société, sans donner à quiconque mission de diriger cette croissance
dans le détail, sans doute pouvons-nous espérer voir se poursuivre le
développement de la civilisation.
Nous devrions en savoir assez long, pour éviter de détruire notre
civilisation en étouffant le processus spontané de l'interaction des
individus, en chargeant une quelconque autorité de le diriger. Mais pour
ne pas tomber dans cette faute, nous devons rejeter l'illusion d'être
capables de délibérément « créer l'avenir de l'humanité » – comme l'a
dit récemment, avec une démesure d'orgueil caractéristique, un
sociologue socialiste.
Telle est l'ultime conclusion des quarante années que maintenant j'ai
consacrées à l'étude de ces problèmes, après avoir pris conscience de
l'Abus et du Déclin de la Raison qui n'ont cessé de se poursuivre tout
au long de ces décennies.
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