Il est donc particulièrement incongru de prétendre défendre
les politiques mercantilistes de « soutien aux entreprises
nationales » sur la base d'un unanimisme de façade (au
passage, que pensent les ONG du bilan écologique du
Concorde?) ou, mieux encore, sur l'argument d'une prise sur
la réalité à laquelle les « instituts et bureaux noircissant
du papier » seraient génétiquement réfractaires. À moins que
les lumières de la société civile « concrète » n'aient
soudainement irradié les couloirs de l'ENA, il semble bien,
historiquement, que c'est à cet incubateur de têtes bien
pleines qu'a été dévolue la tâche de donner naissance aux
institutions de la politique industrielle française.
La dynamique stérilisante des politiques économiques
publiques peut être illustrée au moyen de l'exemple suivant,
aussi concret que simple: j'ai un ami, rmiste de son état,
dont l'idée d'entreprise, pourtant potentiellement viable,
bute, entre autres, sur le fonds de roulement (la mise de
départ) qu'exige l'acquittement de la TVA, de l'imposition
forfaitaire annuelle et des charges sociales liées au projet
(en passant sur les frais administratifs et les
complications juridico-fiscales inhérentes à la création
d'entreprises, en France). Pour un hypothétique « capital
risqueur », il n'est déjà pas évident de devoir financer de
l'impôt et de la cotisation sociale avant que d'avoir vu
rentrer un euro de chiffre d'affaires; cela devient
carrément suicidaire dès lors qu'en cas de faillite (un
événement relativement fréquent, en France),
l'administration fiscale (et les salariés) sont institués
comme créanciers privilégiés de l'entreprise (autant dire,
l'assurance, pour le prêteur privé, de ne pas récupérer sa
mise). C'est à ce virus de la méningite
administrativo-fiscale que les entreprises françaises
doivent leur taux particulièrement élevé de mortalité
infantile (ne parlons même pas des décès in utero...);
voilà qui, assurément, constitue un problème politique – car
tout est politique… – et nécessite en conséquence de
« prendre des mesures »: agences de soutien aux entreprises
ou marchés publics captifs, entre autres dispositifs
possibles. Or, prétendre remédier à un problème de
suradministration en créant des bureaucraties correctrices,
c'est, bien entendu, immobiliser de l'argent public
supplémentaire, nécessiter la levée de nouveaux impôts (ou
alourdir les anciens) et, en conséquence, aggraver le
problème initial. Les libéraux livrent un « curieux
paysage » de l'économie mondiale? Les mercantilistes nous
proposent, eux, une curieuse thérapie pour guérir les
traumatismes dont souffre l'économie française: quand une
jambe est cassée, autant fracturer l'autre, cela évite de
boîter...
On répondra que les bureaucraties de soutien à l'économie
française peuvent aussi générer plus d'argent qu'elles n'en
coûtent, du fait de leur action. En d'autres termes,
qu'elles peuvent être rentables. Tant qu'à avoir des
services publics, il faut effectivement souhaiter qu'ils
fonctionnent le mieux possible. Mais hélas, il ne suffit pas
de danser autour du totem interventionniste en prononçant
les incantations « agences gouvernementales », « taxe
Tobin » ou « aide publique au développement » pour voir les
bienfaits de la clairvoyance d'État s'inviter au Monde « réel ». Il ne suffit pas de vouloir « coordonner » les
agences pour que cela permette d'évaluer leur produit, leur
rapport qualité-prix, leur souci d'efficience. Quels
objectifs leur assigner? Quelles incitations fournir à leurs
« managers »? Autant de questions qui trouvent des
réponses relativement peu coûteuses et historiquement
efficaces au sein d'un cadre concurrentiel. Autant de
réponses qu'un cadre administratif public ne peut tout
simplement pas fournir (et sans qu'en outre, on ne puisse
guère le lui reprocher…), faute de référentiel objectif par
rapport auquel situer son action. C'est pourquoi, sur le
plan de la rhétorique, le service public gagne toujours: les
pistes sur lesquelles il court ne comportent qu'un couloir,
le sien. Toutefois, lorsqu'un pays offre l'exemple d'un taux
de progression de ses prélèvements obligatoires qui excède,
sur longue période, celui de sa richesse nationale, il est
difficile d'en déduire que ses services publics sont
rentables ou efficaces…
Les politiques mercantilistes (comme les politiques
sociales) procèdent d'une vision mercantile de la politique,
celle qui consiste à maximiser l'adhésion populaire
aujourd'hui au détriment des générations qui viendront
demain, le tout sur la base d'une rhétorique dont la
généalogie spartiate (la guerre économique, les pays
concurrents, le protectionnisme) ne devrait rien avoir de
particulièrement attractif. Car les marchés ne sont pas
« stratégiques par nature ». Ils le deviennent lorsque
l'État tout puissant décide qu'il doit en être ainsi, en
transformant le commerce international – vecteur de
bien-être général – en arme de guerre.
Avant de se résoudre à changer nos « façons collectives
de travailler » (une phrase tirée du petit livre rouge?)
est-il permis au citoyen d'inviter les décideurs politiques
de France et d'ailleurs à changer leurs façons individuelles
de penser? En attendant mieux, le discours libéral n'a pas
d'autre ambition.
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