Montréal, 15 janvier 2005 • No 150

 

OPINION

 

Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.

 
 

LA VISION GUÈRRIERE DE L'ÉCONOMIE OU L'IMPOSTURE INTELLECTUELLE DU MERCANTILISME

 

par Erwan Quéinnec

 

          La réaction qu'ont inspirée à un député UMP (B. Carayon), dans le Figaro du 11 janvier dernier, les recommandations libérales de MM. Salin et Zimmern (Figaro du 10 janvier) est intéressante à plus d'un titre. En premier lieu, à titre politique: combien de temps les partis ou les alliances politiques de droite et de gauche parviendront-ils à masquer leurs divergences idéologiques de fond, notamment sur la question économique? À gauche, sans même évoquer les contradictions internes au Parti socialiste, comment ce dernier parviendra-t-il à concilier sa théologie keynésienne (fondamentalement productiviste) avec l'aspiration des Verts à une économie sociale de marché bien plus frugale, dans ses tenants comme dans ses aboutissants? Et comment les libéraux français s'accommoderont-ils du penchant multiséculaire de la droite française (jacobine) pour le mercantilisme? Si le débat électoral comporte aujourd'hui suffisamment peu d'allusion aux idées pour préserver l'apparente cohérence des équilibres traditionnels, la question n'en est pas pour autant négligeable.

 

          L'idée mercantiliste fut sans doute la première que les libéraux contestèrent, sur le terrain de la pensée économique. Son succès vient de son simplisme (comme souvent) et de sa connotation guerrière: la France (aujourd'hui, l'Europe) est inscrite dans une guerre économique mondiale qui justifie le soutien public aux industries nationales (en gros, une « renationalisation » souterraine...), de manière à ce que notre pays tire son épingle d'un jeu à somme nulle, dans lequel les gains des uns se traduiraient par les pertes des autres (l'économie mondiale métaphoriquement réductible à une partie de ping pong, en quelque sorte). Et de recommander, comme aux plus belles heures du pompidolisme, la floraison d'administrations expertes en « soutien aux entreprises », « prospective » et autres fleurons d'une planification à la française plus ou moins explicitement remise au goût du jour. Pourquoi un tel arsenal bureaucratique? Pour une et une seule raison: parce que les autres pays ne sont pas nos amis, nos partenaires, nos fournisseurs ou nos clients. Ils sont... « nos concurrents »!

          Hélas, ces concurrents ne luttent pas selon les lois de la concurrence, lesquelles exigent au premier chef que l'on soit comptable de ses propres deniers. Les gouvernements démocratiques, eux, sont comptables de « leurs » bulletins de vote et il est en conséquence prévisible que leur comportement obéisse à une loi de « maximisation de l'utilité électorale », commandant d'intervenir dans l'économie privée, autant que faire se peut (il existe heureusement des limites à l'insémination de l'économie privée par le politique). Cette rationalité interventionniste est fondée sur une illusion d'optique qui, confinant à la cécité, débouche sur l'aveuglement: tandis qu'une entreprise qui se restructure donne à voir ses coûts immédiats (notamment sociaux) et dilue les bénéfices de son action dans une augmentation générale du niveau de vie dont nul ne sait plus saisir l'origine (la fameuse main invisible), l'État, lui, donne à voir ses bénéfices immédiats (car la plupart des administrations parviennent à rendre quelque service) en diluant ses coûts (directs et indirects) dans le puits sans fond du déficit budgétaire. Il est intéressant, de ce point de vue, que la posture mercantiliste soit exemplifiée par le cas des États-Unis: les États-Unis et la France sont probablement les pays dont les intellectuels et les politiques sont les plus terrorisés par la « mondialisation libérale »(1) (heureusement, les entreprises françaises et américaines, elles, en tirent quelque profit...), au point de se montrer fort ingénieux quand il s'agit de substituer aux antiques barrières douanières, des normes environnementales et sociales dont les visées protectionnistes sont patentes(2).

          Les impasses du mercantilisme sont en effet nombreuses: si l'on condamne (à juste titre) les accès de protectionnisme made in USA, il devient 1) parfaitement injustifié en principe et 2) inefficace en pratique d'y répondre par des accès (ou des excès) de même nature (d'autant que le mercantilisme généralisé mène in fine à l'autarcie). L'idée selon laquelle le protectionnisme donnerait un avantage à un pays X au détriment d'un pays Y n'est vraie que d'un strict point de vue clientéliste et à court terme. Protéger une industrie de la concurrence internationale (en la subventionnant de manière plus ou moins directe), c'est sans doute avantager (à court terme) les parties prenantes d'une entreprise inefficace mais c'est (à court terme) pénaliser les consommateurs du pays potentiellement importateur (usage légitime de l'argent public?) et les entreprises (donc les salariés) des pays étrangers. Comme à long terme, l'inefficacité ne génère que l'inefficacité, ce type d'artifice finit par s'effondrer de lui-même, généralement au prix d'une dette publique considérable, proportionnelle au temps perdu à différer les ajustements rendus nécessaires par l'acceptation des règles du marché international (on ne peut jouer le jeu du commerce international « à moitié »).
 

« Les politiques mercantilistes (comme les politiques sociales) procèdent d'une vision mercantile de la politique, celle qui consiste à maximiser l'adhésion populaire aujourd'hui au détriment des générations qui viendront demain, le tout sur la base d'une rhétorique dont la généalogie spartiate (la guerre économique, les pays concurrents, le protectionnisme) ne devrait rien avoir de particulièrement attractif. »


          Il est donc particulièrement incongru de prétendre défendre les politiques mercantilistes de « soutien aux entreprises nationales » sur la base d'un unanimisme de façade (au passage, que pensent les ONG du bilan écologique du Concorde?) ou, mieux encore, sur l'argument d'une prise sur la réalité à laquelle les « instituts et bureaux noircissant du papier » seraient génétiquement réfractaires. À moins que les lumières de la société civile « concrète » n'aient soudainement irradié les couloirs de l'ENA, il semble bien, historiquement, que c'est à cet incubateur de têtes bien pleines qu'a été dévolue la tâche de donner naissance aux institutions de la politique industrielle française.

          La dynamique stérilisante des politiques économiques publiques peut être illustrée au moyen de l'exemple suivant, aussi concret que simple: j'ai un ami, rmiste de son état, dont l'idée d'entreprise, pourtant potentiellement viable, bute, entre autres, sur le fonds de roulement (la mise de départ) qu'exige l'acquittement de la TVA, de l'imposition forfaitaire annuelle et des charges sociales liées au projet (en passant sur les frais administratifs et les complications juridico-fiscales inhérentes à la création d'entreprises, en France). Pour un hypothétique « capital risqueur », il n'est déjà pas évident de devoir financer de l'impôt et de la cotisation sociale avant que d'avoir vu rentrer un euro de chiffre d'affaires; cela devient carrément suicidaire dès lors qu'en cas de faillite (un événement relativement fréquent, en France), l'administration fiscale (et les salariés) sont institués comme créanciers privilégiés de l'entreprise (autant dire, l'assurance, pour le prêteur privé, de ne pas récupérer sa mise). C'est à ce virus de la méningite administrativo-fiscale que les entreprises françaises doivent leur taux particulièrement élevé de mortalité infantile (ne parlons même pas des décès in utero...); voilà qui, assurément, constitue un problème politique – car tout est politique… – et nécessite en conséquence de « prendre des mesures »: agences de soutien aux entreprises ou marchés publics captifs, entre autres dispositifs possibles. Or, prétendre remédier à un problème de suradministration en créant des bureaucraties correctrices, c'est, bien entendu, immobiliser de l'argent public supplémentaire, nécessiter la levée de nouveaux impôts (ou alourdir les anciens) et, en conséquence, aggraver le problème initial. Les libéraux livrent un « curieux paysage » de l'économie mondiale? Les mercantilistes nous proposent, eux, une curieuse thérapie pour guérir les traumatismes dont souffre l'économie française: quand une jambe est cassée, autant fracturer l'autre, cela évite de boîter...

          On répondra que les bureaucraties de soutien à l'économie française peuvent aussi générer plus d'argent qu'elles n'en coûtent, du fait de leur action. En d'autres termes, qu'elles peuvent être rentables. Tant qu'à avoir des services publics, il faut effectivement souhaiter qu'ils fonctionnent le mieux possible. Mais hélas, il ne suffit pas de danser autour du totem interventionniste en prononçant les incantations « agences gouvernementales », « taxe Tobin » ou « aide publique au développement » pour voir les bienfaits de la clairvoyance d'État s'inviter au Monde « réel ». Il ne suffit pas de vouloir « coordonner » les agences pour que cela permette d'évaluer leur produit, leur rapport qualité-prix, leur souci d'efficience. Quels objectifs leur assigner? Quelles incitations fournir à leurs « managers »? Autant de questions qui trouvent des réponses relativement peu coûteuses et historiquement efficaces au sein d'un cadre concurrentiel. Autant de réponses qu'un cadre administratif public ne peut tout simplement pas fournir (et sans qu'en outre, on ne puisse guère le lui reprocher…), faute de référentiel objectif par rapport auquel situer son action. C'est pourquoi, sur le plan de la rhétorique, le service public gagne toujours: les pistes sur lesquelles il court ne comportent qu'un couloir, le sien. Toutefois, lorsqu'un pays offre l'exemple d'un taux de progression de ses prélèvements obligatoires qui excède, sur longue période, celui de sa richesse nationale, il est difficile d'en déduire que ses services publics sont rentables ou efficaces…

          Les politiques mercantilistes (comme les politiques sociales) procèdent d'une vision mercantile de la politique, celle qui consiste à maximiser l'adhésion populaire aujourd'hui au détriment des générations qui viendront demain, le tout sur la base d'une rhétorique dont la généalogie spartiate (la guerre économique, les pays concurrents, le protectionnisme) ne devrait rien avoir de particulièrement attractif. Car les marchés ne sont pas « stratégiques par nature ». Ils le deviennent lorsque l'État tout puissant décide qu'il doit en être ainsi, en transformant le commerce international – vecteur de bien-être général – en arme de guerre.

          Avant de se résoudre à changer nos « façons collectives de travailler » (une phrase tirée du petit livre rouge?) est-il permis au citoyen d'inviter les décideurs politiques de France et d'ailleurs à changer leurs façons individuelles de penser? En attendant mieux, le discours libéral n'a pas d'autre ambition.

 

1. Sur ce point comme sur l'absurdité de la paranoïa mercantiliste, voir Paul Krugman, La mondialisation n'est pas coupable, La Découverte, 2000.
2. Ce rapprochement entre deux pays à l'ego national passablement hypertrophié ne saurait faire oublier que, culturellement, l'État est suspecté aux États-Unis lorsqu'il est adoré en France. Cela fait une grosse différence...

 

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