Bonjour Monsieur Michaud,
Vous avez raison, nous
avons très peu d’articles qui traitent du système
judiciaire en rapport avec l’approche libertarienne.
C’est un domaine extrêmement complexe. Permettez-moi
quelques réflexions.
Vous dites que l’appareil
judiciaire est façonné par l’État et s’exerce à partir
des lois et règlements créés par le pouvoir législatif.
C’est vrai en partie, notamment parce que l’État
n’arrête pas de générer toujours plus de lois et
règlements! Mais ce n’est pas une nécessité. Le droit
commercial par exemple, s’est développé au Moyen-Âge de
façon privée, les ligues de marchands des différentes
villes d’Italie et du Nord de l’Europe s’entendant sur
des règles communes pour transiger et régler les
litiges. Ceux qui refusaient de s’y conformer risquaient
d’être exclus de ces cercles commerçants et de perdre
des affaires.
Vous savez aussi sans
doute que le droit coutumier (la common law
anglaise) n’est pas nécessairement fondé sur des
règlements de l’État, mais découle au contraire d’une
jurisprudence accumulée au fil des siècles. D’une
certaine façon (si je comprends bien), c’est un système
judiciaire qui s’est développé en parallèle à l’État, et
qui a d’ailleurs parfois servi à restreindre le pouvoir
de l’État. Ainsi, le système judiciaire n’est pas
nécessairement une émanation de l’État, mais au
contraire, il peut se développer sans l’État. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui, et le concept tend à être
oublié, parce qu’il n’y a probablement plus un seul
aspect de la vie humaine qui ne soit pas réglementé en
détail sur des centaines de pages de textes de loi.
Je ne suis donc pas
certain qu’il faille intervenir à travers les mécanismes
de l’État pour assurer les fondements d’une société
libertarienne, comme vous écrivez. C’est comme dire que
l’État doit intervenir pour assurer la concurrence,
alors qu’en fait les seules entraves à la concurrence
qui existent sont celles que met l’État. Pour assurer la
concurrence, l’État doit simplement cesser d’intervenir.
La première chose à faire
pour assurer une justice libertarienne serait d’éliminer
la presque totalité des lois, qui régissent des aspects
de la vie humaine qui n’ont pas besoin d’être régis, et
qui créent de faux crimes et de faux conflits. Toute la
justice dans un sens libertarien découle de l’axiome de
non-agression. Si nous avions un État minimal qui
s’occupait simplement de nous protéger contre les
agressions internes et externes, et qui ne gardait pour
fonction que la sécurité, la défense et la justice, on
pourrait imaginer qu’il n’y a qu’une loi fondamentale
très simple, qui dit que chacun est propriétaire de son
corps et des biens qu’il a acquis légitimement (sans
agresser personne), que toute coopération volontaire est
permise et que toute forme d’agression est interdite.
Évidemment, ceci est sujet à des interprétations très
diverses, mais ces interprétations pourraient être
dévolues à un système judiciaire autonome, évolutif,
comme celui de la common law.
D’ailleurs, si on va plus
loin, on peut imaginer que nous n’avons même pas besoin
d’un État pour appliquer cette loi fondamentale. Dans
une société sans État, des entreprises privées
(probablement liées, selon les théoriciens libertariens
qui se sont penchés là-dessus, à des sociétés
d’assurances, qui auraient intérêt de par la nature de
leurs affaires à développer des mécanismes de protection
de leurs clients et de règlement des litiges) pourraient
offrir des services de justice. Les individus pourraient
s’affilier à l’une ou l’autre de ces entreprises. Les
mécanismes de marché (concurrence, entrepreneurship,
recherche du profit, etc.) joueraient également ici pour
assurer que ce seraient les meilleures entreprises (avec
les juges les plus objectifs et qui appliqueraient de la
façon la plus cohérente le principe de liberté,
propriété individuelle et non-agression) qui
attireraient le plus de clients. C’est ce qu’explique
notre collaborateur Erwan Quéinnec dans son article «
Pour un système de justice privée » (le QL,
no 112).
Parler de concurrence
entre des entreprises et des systèmes de justice
découplés de l’État peut sembler bizarre, alors que nous
sommes habitués à voir un seul système uniforme, avec
une Cour suprême au sommet. La réplique habituelle est:
Mais qui va avoir la décision finale? Est-ce qu’on ne va
pas s’entretuer pour imposer une vision ou l’autre de la
justice? Est-ce que la justice ne deviendra pas une
notion totalement arbitraire si elle est soumise à la
concurrence? Il suffit pourtant de constater que c’est
exactement ce qui a cours entre les États: il existe des
tas de systèmes judiciaires sur le plan international,
et pourtant, malgré les conflits constants entre les
États et entre les individus de différents États, on
observe de nombreux mécanismes pour régler ces litiges
et nous ne sommes pas constamment en guerre. Il n’existe
pas non plus de Cour suprême mondiale pour régler en
bout de ligne tous les différends (la cour
internationale de La Haye ne s’occupe pas de
grand-chose).
Il faut d’ailleurs se
demander s’il est prudent de donner tant de pouvoir à
quelques hommes et femmes qui peuvent bouleverser la vie
sociale avec des jugements qui sont parfois déconnectés
de la loi même sur laquelle ils sont censés s’appuyer.
Selon la nouvelle orthodoxie exprimée par la Cour
suprême par exemple, la Constitution canadienne est un «
arbre vivant » (par opposition à un document qui doit
être interprété de façon stricte), et on peut donc
l’interpréter différemment selon les circonstances, les
moeurs, les modes intellectuelles. Bref, cette
Constitution est de moins en moins pertinente, et les
jugements reflètent surtout l’opinion subjective des
juges. C’est ce système qui est totalement arbitraire,
et qui menace de plus en plus la liberté (à mesure que
l’État grossit et que les lois s’accumulent), pas celui
d’une société libertarienne où il y aurait de fortes
incitations à s’en tenir à une justice cohérente.
J’espère que ces quelques
commentaires répondent en partie à vos questionnements.
Cordialement,
M.
M.
Réponse de Erwan Quéinnec: |
Bonjour,
Conformément à l'approche
évolutionniste du libertarianisme, on peut envisager
nombre de systèmes judiciaires efficaces et réformables
(car le principal avantage de la concurrence, c'est la
réforme!).
Le sujet est difficile
en effet car, d'une part, il convient de distinguer
droit civil et droit pénal. Le droit civil est le droit
des gens. L'État, ici, ne peut que jouer le rôle de «
ratificateur » de ses prescriptions (c'est d'ailleurs
largement ce qu'il fait: le code civil contient nombre
de stipulations auxquelles le libertarien n'a rien à
opposer). Le contrat est d'ailleurs une norme juridique,
théoriquement reconnue comme telle par le droit
(français). Et nombre de contrats d'entreprises
contiennent des dispositifs particuliers d'arbitrage,
une institution très libérale.
Le droit pénal est le
droit de la collectivité. On peut éventuellement s'en
passer et c'est, je pense, la posture anarcho-libérale
(au motif, exact, que tout préjudice qui n'est pas
réductible à une atteinte individuelle n'en est pas un).
Mais l'on peut aussi envisager des collectivités fondées
sur des bases conventionnelles, contractuelles donc
volontaires, comportant des règles fondamentales à
observer (constitution). C'est typiquement le cas des
associations sans but lucratif (j'incline à penser que
l'État devrait prendre une forme associative, permettant
de gérer certains services communs, dûment
circonscrits). L'essentiel, évidemment, est qu'un sens
commun partagé unisse les membres de la communauté.
C'est historiquement le cas: toutes les sociétés
humaines condament le meurtre et le vol.
D'autre part, une
difficulté doctrinale de la justice libertarienne réside
en sa contingence: elle n'est pas codifiable par le menu
détail puisque quantité de nouveaux litiges sont susceptibles
d'émerger, corrélativement à l'évolution des sociétés
humaines. La littérature académique a parfois analysé
cette caractéristique de manière pertinente. Par
exemple, est-ce qu'en portant une chemise verte,
j'agresse celui qui ne supporte pas la vision d'un tel
accoutrement? L'exemple peut paraître absurde, il est
parfaitement recevable, en principe: il s'agit bien d'un
rapport conflictuel interindividuel à réguler selon des
voies raisonnables et prévisibles (objet naturel du
droit). En toute rigueur, la solution au problème ne
peut être que jurisprudentielle et fait appel au bon
sens du juge (raison pour laquelle celui ci ne doit pas
être statutairement inamovible). La judiciarisation de
la société américaine est pleine de cas litigieux qui se
posent en ces termes et dont le bon sens est souvent
très contestable.
La solution au problème
est certainement d'adopter 1) une conception à la fois
minimale du préjudice et maximale de sa réparation (les
atteintes physiques et patrimoniales, au premier chef)
et 2) de se référer au droit de propriété (si je suis
proprio de ma rue, j'ai le droit d'interdire qu'on porte
des chemises vertes quand on marche dessus). Mais le
principe fondamental de l'organisation de cette justice,
c'est la qualité du juge, son adéquation aux attentes
sociales, dont les libertariens espèrent et pensent
qu'elles seront guidées par la raison; car on trouvera
toujours des cas de conflits que les principes
fondamentaux ne permettent pas de régler
« dogmatiquement », en particulier, tout ce qui
ressortit aux conflits de voisinage.
Bien à vous,
E. Q.
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