Il faut donc réinterpréter la réalité du monde moderne. En
prétendant que les biens publics existent et qu'il faut les
produire par une procédure de contrainte publique, les
hommes de l'État donnent une légitimation à l'exercice de
leur pouvoir. En prétendant qu'ils produisent des « biens
libres », c'est-à-dire disponibles pour tous, ils produisent
en fait des biens dont ils s'accaparent la propriété,
puisqu'ils s'accordent le droit d'énoncer les exclusions qui
sont inhérentes au droit de propriété. Si, véritablement,
ils se contentaient de produire des biens considérés comme
des « biens publics », ils devraient les rendre disponibles
à tous, sans distinction de nationalité, de race ou de
religion et laisser les citoyens décider dans quelle mesure
ils souhaitent établir des contrats avec des individus
d'autres nationalités. Si certains individus désirent
exclure d'autres individus parce qu'ils les perçoivent comme
« étrangers », cela relève uniquement de leur éthique
personnelle et aucune autorité n'a le droit de leur imposer
un comportement conforme à une autre éthique. Comme nous
l'avons déjà souligné, il faut avoir le courage de
reconnaître que nous passons notre temps à faire des
exclusions, mais ces exclusions ne sont légitimes que dans
la mesure où elles sont la conséquence logique des droits de
propriété.
La théorie des biens publics repose sur l'idée qu'il n'est
pas toujours possible ou souhaitable de définir des droits
de propriété. Mais, comme nous venons de le voir à propos de
la politique d'immigration, cette théorie constitue purement
et simplement un moyen de monopoliser les droits de
propriété dans les mains d'un groupe d'hommes particuliers,
les hommes de l'État. Ces derniers ont alors le moyen de
substituer leurs propres exclusions à celles que les
citoyens, dans leur immense diversité, souhaiteraient mettre
en oeuvre. On imposera donc aux citoyens la présence de tel
indésirable, sous prétexte qu'il est un réfugié politique,
mais on les empêchera d'entrer en relations avec un être
plein de sagesse et d'intelligence sous prétexte qu'il est
un étranger. On se rend compte alors qu'en tant que
propriétaires effectifs du domaine public, les hommes de
l'État se rendent en réalité propriétaires de l'ensemble du
territoire national: décider des exclusions, c'est être
propriétaire.
Tout cela signifie évidemment que les problèmes
d'immigration ne trouveront pas de solution aussi longtemps
qu'on continuera à les traiter comme des problèmes
collectifs. Toute décision publique concernant l'immigration
sera en effet insatisfaisante, en ce sens qu'elle ne pourra
pas se conformer aux voeux de ceux qui sont concernés.
L'unique solution, conforme aux principes d'une société
libre, consisterait évidemment à reconnaître la liberté
d'immigration, à supprimer les encouragements indirects à
l'immigration que provoque la « politique sociale » et à
rendre aux individus la liberté de leurs sentiments et de
leurs actes.
Pour exercer leur monopole d'exclusion, les hommes de l'État
trouvent le soutien d'experts qui forgent des concepts
fictifs. Tel est le cas de la théorie des biens publics,
ainsi que nous venons de le voir. Mais tel est aussi le cas
de la notion d'optimum de population. En fait, l'optimum de
population étant défini de manière globale, il relève en un
sens également de la catégorie des biens publics: de manière
à ce que les habitants d'un pays puissent vivre dans une
population dont la taille est « optimale », il faudrait
évidemment que l'État exerce une fonction de régulation dans
l'intérêt de tous, en particulier en pratiquant une
politique familiale et en maîtrisant la politique
d'immigration. Personne, individuellement, ne pourrait
maîtriser ces phénomènes et tout le monde aurait donc
intérêt à ce que l'État les prenne en charge.
Il devrait pourtant être généralement admis que l'optimum ne
peut être défini que du point de vue d'un individu. Si, pour
reprendre la situation hypothétique évoquée ci-dessus, les
pays n'existaient pas et le monde était structuré en
millions de propriétés et de petites copropriétés
constituées sur une base volontaire et respectant évidemment
la liberté d'entrée et de sortie, le phénomène de migration
aurait un tout autre sens. Ainsi, il y aurait des
copropriétés pratiquant l'exclusion à l'égard de certaines
catégories raciales, religieuses, culturelles, d'autres qui
ne pratiqueraient pas d'exclusion ou qui pratiqueraient la
ségrégation sur d'autres critères. La densité de population
serait forte dans certaines copropriétés, faible dans
d'autres, en fonction de la perception individuelle de ce
qu'est l'optimum. Dans une copropriété librement formée, on
peut déterminer un optimum de population. Ce n'est
évidemment pas le cas des nations actuelles.
On ne peut pas dire a priori qu'un pays quelconque est
actuellement au-dessus ou en dessous de son « optimum de
population ». Aucun critère, en effet, ne permet de définir
un optimum collectif. Ainsi, on peut certes penser qu'une
population plus importante facilite l'innovation et la
spécialisation des tâches, mais on peut aussi penser qu'elle
est à l'origine d'encombrements et de nuisances diverses.
Qui peut arbitrer entre ces effets de sens contraire?
Le concept d'optimum de population n'a de sens que si on le
conçoit comme un concept subjectif. Dans une société libre,
les individus se déplacent vers les zones où la densité,
d'une part, la diversité, d'autre part, de la population
correspondent le mieux à leurs désirs et à leurs besoins.
Une île déserte constitue le lieu de séjour rêvé d'un
misanthrope et, pour lui, l'optimum de population est égal à
un. Mais le Chinois qui émigre à Hong-Kong pour faire du
commerce considérera sans doute que l'optimum correspond à
une densité très élevée.
Un raisonnement « collectiviste » semblable à celui qui
inspire la notion d'optimum de population inspire aussi la
politique de contrôle des naissances dans certains pays
pauvres. On considère qu'il y a un « gâteau » à partager et
que le bien-être de chaque individu est d'autant plus grand
qu'il y a moins de personnes pour le partager. Et pourtant
ce « gâteau » est créé par l'activité des hommes. Des hommes
plus nombreux peuvent produire un « gâteau » plus grand. Il
convient, pour cela, de s'en remettre à la sagesse des
parents, seuls aptes à décider de l'optimum de population de
leur famille. Les millions de décisions prises par les
parents sont interdépendantes, les gains et les coûts dus à
la croissance de la population se reflétant en particulier
dans les systèmes de prix (rémunération du travail, coût du
logement, etc.). De ces processus spontanés résulte, dans
une population libre, une certaine densité de population
dont on ne peut pas dire qu'elle constitue un optimum
collectif, mais qu'elle est le résultat de la recherche
permanente de leur propre optimum par un très grand nombre
de parents.
La politique de restriction à l'immigration (ou à
l'émigration), comme la politique de contrôle des
naissances, constituent des restrictions de la liberté
individuelle au nom d'un prétendu intérêt général. C'est
pourquoi il est important de débusquer tous les faux
concepts collectivistes, y compris le taux de croissance
national, le revenu national, l'optimum de population, la
politique familiale, de même bien sûr que la notion de biens
publics.
Ces concepts sont en fait inspirés par une vision
mécaniciste et arbitrairement quantitativiste,
malheureusement trop fréquente dans le domaine de la
macroéconomie. Elle conduit à des propositions erronées,
comme celles que nous venons de rencontrer. Cette vision
conduit aussi, par exemple, à l'idée que l'immigration
serait une cause de chômage, comme s'il existait un nombre
limité d'emplois dans un pays, de telle sorte que tout
nouvel immigrant prendrait un emploi existant et mettrait un
« national » au chômage. De même est erronée – en tant que
proposition générale – l'idée souvent exprimée selon
laquelle la liberté d'immigration entraînerait une baisse du
salaire réel. Ceci serait vrai si les processus de
production étaient donnés et s'il existait un stock fixe de
capital. On substituerait alors du travail au capital et la
productivité marginale du travail diminuerait, donc sa
rémunération. Mais l'immigration modifie les processus de
production pour différentes raisons
Tout d'abord, les immigrants épargnent et créent donc du
capital qui accroît la productivité du travail. Si l'on
suppose que les immigrants épargnent exactement dans la même
proportion que les nationaux, il y a simplement
élargissement de la production. On peut même imaginer que le
désir d'amélioration matérielle qui les a poussés à émigrer
les pousse aussi à épargner davantage. Mais ceci est
certainement plus vrai dans une situation où l'immigration
n'est pas subventionnée – cas de l'immigration aux
États-Unis au XIXe siècle où les immigrants voulaient
prendre en main leur propre destin – que dans une situation
où l'immigration résulte précisément du désir de vivre aux
dépens des autres.
En deuxième lieu, les conséquences de l'immigration
dépendent de la structure de l'immigration. Divisons les
hommes en deux catégories: les innovateurs et les autres.
S'il y a la même proportion des deux catégories dans la
population des immigrants et dans la population d'accueil,
l'immigration se traduit par un simple élargissement de la
production, toutes choses restant égales par ailleurs, en
particulier la productivité du travail et le salaire réel.
Mais supposons qu'il y ait plus d'innovateurs parmi les
migrants, parce que, normalement, les plus courageux et les
plus imaginatifs prennent le risque d'émigrer (comme cela a
probablement été le cas aux États-Unis): il y a alors
accroissement de la productivité du travail et du salaire
réel.
Les règles actuelles de l'immigration créent un problème
spécifique de ce point de vue. En effet, l'immigration est
en principe interdite, mais on laisse passer une immigration
de « mauvaise qualité », composée en majorité de personnes
qui ne sont pas des innovateurs. Cela résulte évidemment du
système de subventions dites sociales qui modifie la
rémunération relative entre les deux catégories, mais aussi
du fait que les critères de la politique d'immigration n'ont
rien à voir avec les capacités des hommes: on favorise le
regroupement familial, l'installation de vrais ou de faux
exilés politiques, on régularise la situation de
clandestins. Un innovateur, pour sa part, ne cherche pas à
vivre de subsides et il ne peut pas se contenter de vivre en
clandestin. La politique d'immigration le décourage de
tenter sa chance.
C'est donc dans la situation actuelle d'encouragement à
l'immigration des moins productifs et de contrôle de
l'immigration – et non dans le cas où il y aurait liberté
d'immigration et moindre étatisation de la société – que
l'immigration pèse sur les salaires réels. Et c'est donc
dans cette situation que les migrants sont perçus à juste
titre comme des concurrents sur un marché du travail où les
conditions ne s'améliorent pas rapidement. Mais au lieu
d'imputer la baisse du salaire réel à l'immigration, il
conviendrait de l'imputer à la politique d'immigration et à
la politique sociale.
Portée du principe de liberté dans le contexte actuel |
La liberté totale d'immigration serait donc justifiée dans
un monde qui ne serait pas étatisé. Cela implique que la
meilleure politique d'immigration consisterait à désétatiser
la société. Mais si l'on s'y refuse, comme c'est
malheureusement le cas pour le moment, le principe de la
liberté d'immigration peut-il être maintenu? Nous avons sans
doute instinctivement peur de cette liberté et de ses
conséquences. Comme l'a souligné avec force Michel Massenet,
il existe un risque considérable que des masses affamées
spéculent sur le sens moral des plus riches et déferlent
dans leurs pays. On le constate donc une fois de plus,
lorsque l'interventionnisme étatique produit des « effets
pervers » – ce qui est nécessairement le cas – on est tenté
de les éliminer par une nouvelle intervention étatique qui
fait naître de nouveaux effets pervers. Ainsi, la « politique sociale » fait apparaître une immigration perçue
comme excessive et non désirable, ce qui conduit à la mise
en place d'une politique d'immigration, dont nous avons vu
les effets néfastes.
Par ailleurs, étant donné que la nation elle-même est
largement étatisée, il est tout simplement impossible de
recourir à la liberté contractuelle: l'État décide à la
place des individus. Un système de liberté contractuelle
généralisée conduirait à une autorégulation de l'immigration
et la liberté d'immigrer n'a de sens que dans ce cadre.
Instaurer une totale liberté d'immigrer dans le contexte
institutionnel actuel ne serait évidemment pas viable ni
désirable. Ceci reviendrait par exemple à attribuer à tout
individu dans le monde le droit non pas de contracter avec
des Français, mais le droit de vivre à leurs dépens, ce qui
n'est pas du tout la même chose.
Autrement dit, on ne peut pas reconnaître des droits de
propriété étendus de l'État sur le territoire et sur les
citoyens et ne pas accepter ce qui en est la conséquence
logique, à savoir son droit à définir les exclusions sur le
domaine dont il s'est rendu propriétaire. Et ce domaine
inclut d'ailleurs les personnes mêmes des citoyens,
puisqu'on admet à notre époque le droit illimité de l'État à
s'approprier par l'impôt le produit de leur activité: de ce
point de vue, l'État serait institutionnellement habilité à
prélever des sommes illimitées au profit d'une immigration
immense dans le cas où sa politique d'immigration serait
très laxiste. Le problème de l'immigration est ainsi devenu
purement et simplement un problème politique, soumis aux
techniques de la décision politique.
Est-ce à dire qu'aucun changement n'est possible? Ainsi,
certains, en particulier à gauche, sont favorables à la
répression des opinions racistes et à l'attribution du droit
de vote aux immigrés. Pour notre part, nous sommes en
désaccord sur le premier point, mais pas sur le second, à
condition de le préciser.
Il faut supprimer le délit de racisme, tout simplement parce
qu'on ne peut pas punir quelqu'un pour ce qu'il a dans la
tête. Chacun d'entre nous doit avoir le droit de penser du
mal de son voisin – donc de ceux qui sont plus éloignés – et
de le dire, les seules limites étant données par les
convenances sociales. Toute attitude raciste me paraît
insupportable et stupide, mais je ne me reconnais pas le
droit de la punir. Plus généralement, toute attitude qui
consiste à évaluer une personne humaine à partir de son
appartenance à une catégorie arbitrairement définie me
paraît insupportable et stupide, mais je ne me reconnais pas
d'autre droit que celui de faire des efforts de persuasion.
Ainsi, lorsqu'en 1996 le gouvernement Juppé a puni les
médecins, par des sanctions financières, pour n'avoir pas
limité davantage la croissance des dépenses de santé, il a
bafoué les principes du Droit les plus élémentaires en
introduisant un concept de responsabilité collective.
Si un individu A agresse un individu B, il doit en être puni
car il a porté atteinte à ses droits légitimes, que
l'agression soit motivée par des préjugés racistes ou par
toute autre cause, par exemple le désir de voler. Mais si
l'individu A pense du mal de l'individu B parce qu'il
n'appartient pas à la même race que lui ou pour toute autre
raison, il n'a pas à en être sanctionné. En effet, la
sanction impliquerait que l'individu B a des droits sur
l'esprit et la façon de penser de A, ce qui ne peut
manifestement pas être vrai dans une société non
esclavagiste.
Quant à la discussion sur le droit de vote des immigrés,
elle est évidemment pleine d'arrière-pensées. La gauche en
espère un nombre de voix plus important, tandis que d'autres
s'inquiètent de l'augmentation des transferts qui pourrait
en résulter, dans la mesure où les immigrés sont dans
l'ensemble plutôt bénéficiaires de ces transferts que
contributeurs. Or qu'est-ce qui détermine un droit de vote?
La réponse est tout à fait claire lorsque les droits de vote
sont liés aux droits de propriété. Ainsi, dans une société
anonyme, les droits de vote sont proportionnels aux droits
de propriété des actionnaires, de même que dans une
copropriété. Dans le monde hypothétique de petites
copropriétés qui nous sert de référence, un « étranger » qui
serait admis dans une « nation » en tant que copropriétaire
aurait évidemment les mêmes droits de vote que les autres
(en proportion de ses droits de propriété). Les droits de
propriété sont atténués dans un club ou dans une
association, puisqu'ils ne sont pas individualisés. Si
chacun bénéficie de droits de vote identiques, ce qu'il peut
a priori retirer du club est également identique, de même
que le montant de la cotisation (même s'il existe parfois
des catégories différentes de membres, ayant d'ailleurs
éventuellement des droits différents).
Le droit d'immigrer dans une nation ne peut pas être comparé
à un droit de propriété dans une société anonyme ou dans une
copropriété parce que personne n'est juridiquement
propriétaire de la nation. La participation d'un citoyen est
plutôt analogue à l'adhésion d'un membre à un club ou à une
association. Comme dans celles-ci, chacun dispose dans
l'État-nation d'un même droit de vote, mais, contrairement à
elles, chacun contribue de manière différente. De là naît le
problème pratique de l'immigration. Il n'y a pas de raison,
en effet, de refuser le droit de vote à un immigré,
c'est-à-dire le droit de participer aux décisions qui
affectent sa communauté, à partir du moment où il a été
admis dans celle-ci, c'est-à-dire que les membres de la
communauté n'ont pas pratiqué l'exclusion à son égard. C'est
en ce sens que nous sommes favorables à l'idée d'accorder le
droit de vote aux immigrés. Comment, en effet, peut-on
justifier le fait de prélever des impôts sur les immigrés
qui créent des richesses dans un pays, mais leur refuser un
droit que l'on accorde aux autres producteurs, le droit de
décider de l'affectation de ces impôts?
Le véritable problème en réalité ne vient pas du fait que
des immigrés puissent voter, mais du fait que les modalités
pratiques du vote dans les démocraties modernes permettent
aux électeurs d'imposer une redistribution des richesses
entre catégories. Et c'est précisément la crainte
qu'éprouvent ceux qui sont hostiles à l'attribution d'un
droit de vote aux immigrés. Dans la mesure où chacun
bénéficie d'une voix aux élections, quel que soit le montant
d'impôts qu'il paie et quel que soit le montant de
transferts qu'il reçoit, les électeurs ont intérêt à voter
pour ceux qui pratiquent des transferts au profit de la
catégorie à laquelle ils appartiennent. Dans la mesure où
les règles actuelles favorisent l'immigration de ceux qui
sont des bénéficiaires nets, en leur accordant un droit de
vote on risquerait de renforcer l'asymétrie du système, ces
nouveaux électeurs votant pour les politiciens les plus
favorables aux transferts, ce qui accélérerait
l'immigration. On entrerait donc dans un cercle vicieux,
dans lequel l'État deviendrait de plus en plus proche de la
définition qu'en donnait Frédéric Bastiat, c'est-à-dire « cette fiction par laquelle chacun s'efforce de vivre aux
dépens des autres »: un nombre croissant de gens essaierait
évidemment de vivre aux dépens des autres. Ceci étant
naturellement intenable à terme, il en résulterait une
démotivation des plus productifs, un appauvrissement général
ou une stagnation définitive, et finalement bien sûr l'arrêt
d'une immigration devenue non rentable.
Cela conduit à dire que le véritable problème n'est pas
l'immigration ni l'attribution du droit de vote aux
immigrés, mais le caractère inadéquat des procédures de
décision. Le phénomène décrit provient de ce que le vote
permet d'instaurer des transferts obligatoires entre
catégories sans aucune limite et/ou du fait que le droit de
vote est le même pour tous, alors que les contributions et
les bénéfices sont très inégalement répartis. Il en résulte
évidemment qu'il y a toujours possibilité pour une majorité
d'individus d'essayer de spolier les autres des richesses
qu'ils ont produites pour se les approprier. Il y a quelque
chose de parfaitement immoral dans une procédure qui permet
aux bénéficiaires d'un transfert de décider du montant de ce
transfert, c'est-à-dire de ce que l'on va prendre aux
autres. Pour limiter le jeu de ces incitations, on pourrait
adopter des dispositions – par exemple de nature
constitutionnelle – établissant des limites strictes aussi
bien aux montants de prélèvements subis par les
contribuables qu'aux montants des prestations reçues. Mais
on pourrait aussi modifier les procédures de vote, par
exemple en décidant que les droits de vote seraient
proportionnels aux impôts payés par chacun. Si l'on adoptait
la conception selon laquelle l'État serait le gérant d'un
club constitué par la nation, chacun aurait un droit de vote
identique, mais la cotisation perçue serait également la
même pour tous. Ainsi disparaîtrait la tentation de prélever
sur les uns pour transférer aux autres. Le droit de vote des
immigrés paraîtrait parfaitement normal: ils seraient comme
les autres contributeurs et bénéficiaires du « club ». En
même temps la tentation de discriminer à leur encontre – donc la tentation
« raciste » – disparaîtrait dans la mesure
où leur appartenance à une catégorie spécifique – les « étrangers », les
« immigrés » – ne serait d'aucune
conséquence pratique pour les autres membres de la nation.
Ici encore les discriminations dont peuvent être victimes
les immigrés, aussi bien du point de vue de leurs droits de
vote que de l'attitude des autres à leur égard, ne sont
qu'une conséquence d'autres discriminations introduites par
l'État, par exemple celle qui existe entre différents
contribuables et celles qui existent entre différents
bénéficiaires des transferts publics. Un État ainsi
rééquilibré serait naturellement conduit à ne plus produire
que des « biens publics », c'est-à-dire les services désirés
par tous, pour autant qu'ils existent.
Bien sûr, une telle modification des règles de vote n'est
pas acceptable pour tous ceux qui ont su ériger la
démocratie absolue comme un tabou et un idéal moral
intangible, c'est-à-dire tous ceux qui vivent des transferts
qui en résultent, qu'ils en soient les bénéficiaires ou les
distributeurs politiques, ou tous les intellectuels égarés
qui légitiment le vol légal. Mais le fonctionnement de la
démocratie absolue n'est, bien sûr, pas compatible avec
l'attribution du droit de vote aux immigrés. Il faut choisir
et reconnaître que la démocratie absolue est
autodestructrice. Si on ne veut pas y renoncer, il est vain
de croire que l'on pourra trouver des modes de régulation
sociale acceptables. Nous le voyons à propos de
l'immigration, nous l'avons vu et nous le verrons à propos
d'autres « problèmes de société ».
Prenons, à titre d'exemple, le cas de l'école. Dans la
situation actuelle d'un pays comme la France, l'école est
gratuite, ouverte à tous et elle est censée favoriser
l'intégration des nouveaux immigrés et de leurs enfants par
apprentissage d'une culture commune. En fait, dans bien des
cas, elle conduit à des situations de rejet, par exemple
lorsque la proportion d'enfants appartenant à une culture
différente est trop importante. Que se passerait-il dans un
système d'écoles privées et payantes, les parents – ou
certains d'entre eux -pouvant éventuellement payer les
études de leurs enfants avec des « bons d'éducation »? Dans
des écoles véritablement privées – contrairement aux
caricatures actuelles par lesquelles on appelle « école
privée » une école qui participe en fait au monopole public
de l'Éducation nationale – les propriétaires d'une école
pourraient, en tant que tels, exercer un droit d'exclusion
et celui-ci devrait leur être laissé. On rencontrerait donc
probablement des écoles appliquant des quotas d'élèves
étrangers, des écoles ouvertes à tous, des écoles réservées
aux enfants d'une certaine origine nationale, religieuse,
ethnique ou raciale et même peut-être des écoles racistes.
Une fois de plus, on peut être choqué de l'existence de ces
dernières, mais n'est-ce pas aux parents – responsables de
la naissance de leurs enfants – de décider de leur
environnement? Pourquoi l'État – au nom de la nation – devrait-il être le producteur unique d'une culture nationale? Le mythe de l'intégration est en fait le mythe de
l'intégration à une culture unique et contrôlée par l'État.
L'école de la République est en réalité une machine à
écraser les individualités, les langues, les traditions, à
uniformiser les comportements. C'est l'intégration à un
grand tout collectiviste et non la culture des spécificités
d'où peut seul naître un véritable sentiment d'appartenance
à la nation.
Nous soulignons par ailleurs la différence qu'il convient de
faire entre l'intégration et l'unification (ou
l'harmonisation). La tendance naturelle des gouvernants
consiste à imposer des comportements, des attitudes, des
règles identiques à tous les citoyens sous prétexte
d'intégration sociale. Or celle-ci résulte de l'adaptation
volontaire et continuellement changeante de tous les
individus à leur société. La différenciation des individus
n'empêche pas leur intégration à une société. Ils sont
d'ailleurs les premiers bénéficiaires de l'intégration si
celle-ci est bénéfique. Il faut donc leur faire confiance
pour ressentir ce besoin d'intégration et pour prendre les
voies qui leur paraissent les meilleures à cet effet. Tous
ne la réaliseront pas de la même manière et au même rythme.
Certains essaieront de se protéger dans le cocon de leur
culture d'origine, d'autres essaieront plus rapidement
d'adopter la langue, les coutumes, les comportements de leur
communauté d'adoption. Ce désir d'intégration sera
d'ailleurs d'autant plus intense que l'immigration ne
résultera pas du simple désir de bénéficier du système de
transferts du pays d'accueil, mais d'une démarche où celui
qui reçoit doit aussi donner, c'est-à-dire d'une démarche
d'ordre contractuel.
On peut enfin se demander s'il n'existe pas des solutions de
marché au problème de l'immigration puisque, nous le disons
suffisamment dans le présent livre, il existe toujours des
solutions de marché à un quelconque problème. En fait, nous
le savons aussi, ce n'est pas tellement la solution de
marché qui importe que ce qu'on pourrait appeler « la
solution de droits de propriété » et c'est précisément ce
que nous avons souligné précédemment. Dans la mesure où la
situation actuelle est caractérisée par une définition floue
et insuffisante des droits de propriété, il est a priori
impossible de trouver des solutions de marché satisfaisantes
sans mettre en cause l'étatisation de la nation par l'État.
Puisqu'il n'y a pas de droits de propriété, il n'y a pas de
marché des droits (si ce n'est les ventes sur le marché noir
de fausses cartes d'identité... ).
Cela dit, on peut cependant trouver des formules qui
rapprochent du marché. C'est ce que fait Gary Becker
lorsqu'il propose d'instaurer un marché des droits à
immigrer
(ou, éventuellement, des droits à acquérir une nationalité).
Dans ce système l'État annonce chaque année la vente d'une
certaine quantité de droits et un prix d'équilibre s'établit
sur le marché. Ceux qui obtiennent les droits sont
évidemment ceux qui valorisent le plus ces droits
d'immigrer, c'est-à-dire ceux qui se croient les plus aptes
à produire des richesses dans la nation d'accueil. Plus le
système de protection sociale est généreux, plus les droits
en question sont chers. Mais ils sont également d'autant
plus chers que les opportunités d'enrichissement sont plus
grandes.
Ainsi, l'État s'étant approprié la nation, il en vendrait
l'usage – dans la solution de Gary Becker – à des
non-nationaux. Ce système est certes préférable au système
réglementaire, administratif et arbitraire qui prévaut
actuellement, mais il est inférieur à un système de
définition des droits de propriété et de relations
contractuelles. On peut aussi penser qu'il serait préférable
que les décisions concernant la venue d'immigrés soient
prises à l'échelon le plus petit possible, c'est-à-dire par
des personnes qui soient aussi près que possible de ceux qui
sont directement concernés par l'immigration. Autrement dit,
au lieu d'avoir une politique nationale d'immigration, il
serait préférable, par exemple, que l'autorisation de séjour
soit donnée au niveau des municipalités. On se rapprocherait
ainsi quelque peu du modèle de petites communautés que nous
avons évoqué à plusieurs reprises.
Un libertarien américain, Edward Crane (président du Cato
Institute), a pour sa part proposé que l'immigration soit
libre, mais que les immigrants n'aient pas le droit aux « bénéfices de la protection sociale ». Ainsi, d'après lui,
étant donné que les immigrants seraient obligés de ne
compter que sur eux-mêmes, il en résulterait que « dans
l'espace d'une génération, les États-Unis auraient une
culture d'immigration qui fournirait de meilleures écoles
que celles de l'élève américain moyen, une plus forte
proportion d'oeuvres charitables, moins de pauvreté, une
meilleure éthique du travail, plus d'esprit d'entreprise et
un système de retraite florissant en comparaison de celui de
la Sécurité sociale ».
Un autre libertarien, Hans-Hermann Hoppe, professeur à
l'université de Las Vegas, pense pour sa part que les hommes
politiques n'ont pas beaucoup d'incitations à changer le
système actuel dans les démocraties modernes. En effet, il
leur importe peu que le système national incite les plus
productifs à s'expatrier puisque tous les citoyens ne
disposent que d'une voix aux élections. Par contre, « dans
le court terme, le cossard qui vote pour des mesures
égalitaristes, aurait plus de valeur pour le leader
démocratique que le génie productif qui, en tant que
première victime de la politique d'égalitarisme, voterait
plutôt contre lui ».
On le voit donc, l'immigration met en cause absolument tous
les problèmes d'organisation sociale, parce qu'elle met en
cause les relations de chacun avec autrui et par conséquent
le système économique et politique. C'est pour nous une
invitation supplémentaire à nous interroger sur ces
questions. Comme les pages précédentes l'auront sans doute
montré, ce n'est pas l'immigration, par elle-même, qui est
le véritable problème. Le problème c'est l'État.
|