Du point de vue politique, la libéralisation tourne le dos
aux interventions de l'État. Le marché et la concurrence
aboutissent à une autre harmonisation, ils forcent chaque
État à s'aligner sur celui qui est le « mieux disant libéral » le moins d'impôts, le moins de réglementations, le moins
de charges sociales, etc. La seule mutuelle reconnaissance
des normes (comme l'avait prévu l'Acte unique) rapproche des
espaces européens très différents, mais de façon progressive
et toujours dans le sens du moins d'État.
En 1990, six cents universitaires de l'Europe entière (dont
je faisais partie) donnaient leur signature à un texte qui
encore aujourd'hui résume très exactement le point de vue
libéral. Je me permets de vous le joindre ci-dessous.
MANIFESTE POUR L'EUROPE
DES EUROPÉENS (1991) |
Au moment où
les gouvernants se proposent de donner un nouveau visage
aux institutions et politiques de l'Europe, les
signataires de ce manifeste appellent les Européens de
toutes nations à la vigilance. Les gouvernants ne
doivent pas accentuer la dérive vers une Europe
dirigiste, bureaucratique et fermée, et à oeuvrer pour
une Europe des libertés. Nous voulons une Europe pour
les Européens, et non pas pour les États. L'Europe ne
doit pas être le prétexte à de nouvelles usurpations des
libertés individuelles par les gouvernants et les
bureaucrates. Elle est au contraire une occasion de
remettre en cause les États, en instaurant de libres
choix institutionnels pour les Européens. Nous voulons
une Europe pour tous les Européens, et non pas seulement
pour quinze pays. Il faut prévoir les conditions
d'accueil pour tous les pays européens, au lieu de
considérer l'Europe comme une forteresse jalousement
gardée par un pouvoir politique renforcé.
RENOUER AVEC LA TRADITION
EUROPÉENNE |
Seules ces
options fondamentales sont conformes à la tradition
européenne, qui est faite de valeurs communes et de
diversités culturelles et institutionnelles. Les valeurs
communes de l'Europe sont le respect de la liberté et de
la dignité de la personne humaine, la propriété
individuelle, l'économie de marché et l'État de droit.
L'Europe est riche aussi de ses diversités, propices à
la création intellectuelle, artistique et économique,
autorisant la recherche empirique des chemins du
progrès. Aujourd'hui l'Europe renoue avec sa tradition;
il faut garantir et renforcer les valeurs de la liberté
dans les pays de l'Est, il faut relever le défi de la
mondialisation, et maintenir durablement la prospérité
générale. Plus que jamais, il serait absurde d'adopter un
projet jacobin qui construirait un pouvoir étatique
supplémentaire et un droit artificiel. Dans cet esprit,
nous demandons que l'on n'hésite pas accentuer les
quatre libertés fondamentales du traité de Rome, que les
politiques contraires à la liberté et au marché soient
abandonnées, que les institutions communautaires soient
allégées et réorientées en vue d'une meilleure pratique
des droits individuels.
Les quatre
libertés fondamentales sont celles du libre-échange des
biens, de la libre circulation des services, des
capitaux et des hommes (incluant la liberté
d'établissement). Elles doivent aller au-delà des douze
pays de la CEE et bénéficier à tous les pays européens.
Ces libertés nous paraissent suffisantes pour aboutir à
une véritable harmonie européenne. Pour Jacques Delors
et pour la plupart des partisans de l'Europe de
Bruxelles, l'harmonisation est l'uniformisation imposée
et artificielle. Pour nous l'harmonisation est l'union
par la liberté et la mise en concurrence. Voilà
pourquoi, pour assurer la meilleure protection sociale
des Européens, nous refusons une Charte sociale
irréaliste et technocratique et nous préconisons le
libre choix individuel des systèmes d'assurances
sociales et de retraites. Voilà pourquoi, pour assurer
l'allégement fiscal, nous sommes opposés à une
uniformisation fiscale et nous préférons la concurrence
entre droits et règlements fiscaux. Voilà pourquoi, pour
assurer la meilleure information du consommateur, nous
ne croyons pas aux normes européennes et nous approuvons
le principe de la reconnaissance mutuelle des normes
prévu dans le projet de marché unique.
Nous affirmons
qu'il n'y a pas de raison pour que certains domaines
d'activité échappent à ces libertés fondamentales, et en
conséquence les politiques communautaires qui réduisent
ces libertés doivent être abandonnées. Nous rappelons
notre opposition à la politique agricole commune, qui a
toujours pénalisé le pouvoir d'achat des Européens, qui
a entraîné des gaspillages scandaleux et créé des
privilèges exorbitants pour quelques-uns, sans apporter
à la masse des agriculteurs la moindre solution à leurs
problèmes, et qui aujourd'hui menace les pays de l'Est
d'une exclusion économique. Nous dénonçons de la même
manière les grands programmes industriels, qui n'ont
d'autre effet que de stériliser l'innovation et la
créativité ni d'autre raison d'être que de fausser la
concurrence. Nous disons notre scepticisme à l'égard de
toute politique commune de l'environnement, parce que
nous croyons, dans ce domaine comme ailleurs, aux
bienfaits de la décentralisation et du marché (dans un
cadre de droit rénové, où la propriété privée jouerait
enfin son rôle). Ainsi, à une Europe qui a été conçue
trop souvent par le passé comme un cartel d'États nous
voulons substituer une Europe de la concurrence. Nous
voulons l'Europe de la compétition, non l'Europe des
privilèges. Nous voulons moins de cartels, moins de
monopoles créés, organisés ou soutenus par les États.
Nous voulons moins de nomenklaturas bureaucratiques,
moins de castes politiques dirigeantes. Nous voulons
plus de secteur privé; le principe de la privatisation
du plus grand nombre des services dits publics doit être
mis en application dans les meilleurs délais. Ces
aspirations à la concurrence et à la privatisation sont
aussi bien le fait des Européens récemment libérés du
joug communiste que de ceux qui subissent depuis
cinquante ans les méfaits du dirigisme. Elles sont de
nature à éviter le réveil des nationalismes agressifs et
à ancrer durablement les nations européennes dans la
démocratie.
PLUS DE DROIT, MOINS DE LOIS |
Nous approuvons sans réserve les efforts menés pour
restaurer une vraie démocratie européenne. Celle-ci ne
peut se fonder sur la multiplication et le renforcement
d'institutions usurpatrices des libertés individuelles.
Le monopole d'un gouvernement, ou même d'un Parlement
européen n'ajoute rien à la démocratie, mais y
soustrait. Le vrai déficit démocratique n'est pas comblé
par l'apparition ou la réorganisation de pouvoirs
politiques mais par la reconnaissance et la protection
des droits individuels des Européens. Dans cet esprit,
nous demandons que le traité de Rome soit enrichi par
une Déclaration des Droits des Européens, inspirée des
principes de la Déclaration Européenne des Droits de
l'Homme. Dans la perspective d'un élargissement de
l'Europe, nous demandons encore que les moyens
judiciaires dont disposent les Européens pour faire
valoir directement leurs droits individuels, soient
renforcés et simplifiés et que l'on envisage la fusion
des juridictions de Strasbourg et de Luxembourg. Le
libre accès des citoyens à ces juridictions doit être
reconnu. Nous souhaitons pour tous les Européens que
l'Europe devienne ainsi un espace de droit, un libre
marché, où circulent en toute facilité des Européens
riches de leurs diversités et fiers de leur mutuelle
compréhension. Nous appelons de nos voeux une Europe qui
évite les pièges du socialisme et du nationalisme, et
qui puisse trouver la route de la liberté. Que ceux qui
entendent cet appel se joignent à nous pour alerter
l'opinion publique, et persuader les Européens qu'ils
ont une chance historique à saisir, et qu'ils ne doivent
pas remettre leur sort entre les mains de ceux qui par
intérêt, par idéologie ou par tradition ont réduit les
libertés et détruit l'espoir du progrès et de la paix. |
L'union politique
européenne a pris naissance après le seconde guerre
mondiale pour que la paix règne désormais en Europe.
Elle a commencé par un marché commun et se poursuit
aujourd'hui par une véritable politique intégrée. Je
sais bien qu'il n'y a pas de loi de l'histoire, mais n'y
a-t-il pas une logique de fer qui conduit à la
centralisation du pouvoir politique en Europe? Je pense
ici tout particulièrement à la logique du pouvoir
politique décrite par de Jasay et Bertrand de Jouvenel.
Comment analysez-vous la nature du pouvoir politique? Et
qu'en déduisez-vous s'agissant de la construction
politique de l'Union européenne? |
D'après mes connaissances sur le sujet – j'ai eu l'occasion au début de
la décennie 1990, pendant trois années de faire un cours en licence
d'économie appliquée intitulé « Économie européenne », à l'Université
Paris Dauphine
–: au départ de l'Union européenne qu'on connaît aujourd'hui, il y a eu
un accord politique mais en matière économique pour effectivement
promouvoir la paix dans l'Europe – alors – des Six (France, République
Fédérale Allemande, Italie, Belgique, Hollande et Luxembourg). La
matière économique était restreinte puisqu'il s'agissait des marchés du
charbon et de l'acier et l'accord du début de la décennie 1950 s'est
concrétisé par la création d'une Haute Autorité (homologue de la
Commission actuelle) et d'une Cour de justice chargée de veiller à la
concurrence en cette matière économique. L'ensemble dénommé « Communauté du charbon et
de l'acier » (CECA) n'avait pas d'objectif politique affiché et je dirai
que c'est pour cela qu'il a fonctionné pour déboucher à la fin de la
décennie 1950 sur le marché commun à quoi vous faites allusion dans la
question. À l'opposé, la Communauté de défense (CED) que certains
politiques avaient voulu créer dans la foulée et qui, elle, aurait été
très politique puisque touchant à la défense nationale, n'a pas émergé.
En d'autres termes, le départ du processus européen n'a rien de
politique, à l'accord près, mais a été fondamentalement économique,
comme si ceux qui l'ont donné avaient voulu appliquer le principe,
libéral par excellence, « hayekien », selon lequel non seulement
l'échange libre améliore le sort des êtres humains mais encore il fait
de ceux qui échangent – et tout le monde échange – des amis: donc plus
de guerre. Selon moi, le zénith du processus a été atteint au milieu de
la décennie 1980 avec la signature de ce qu'on a dénommé l'« Acte unique » qui
disposait qu'à partir du 1er janvier 1993, les – désormais – douze pays
composant ce qu'on dénommait aussi désormais la « Communauté économique
européenne » (CEE), constitueraient un marché unique sans entraves
tarifaires ou non tarifaires.
Et c'est là que les socialo-communistes ont tout fait déraper. Eux qui
s'étaient agités pour faire survivre l'URSS – et la mise en esclavage
par celle-ci des pays dits « de l'Est » (sans oublier les pays baltes) –
ont fait le coup d'État, certes sans effusion de sang, qui a consisté à
utiliser sa disparition pour dénaturer le processus, pour l'entraver par
des considérations, elles, purement politiques. Et cela a donné le
traité de Maastricht (en particulier, la « Communauté économique
européenne » devient « Union européenne »), le traité d'Amsterdam et tous
les traités qui ont suivi jusqu'à aujourd'hui inclus. Qu'est-ce que
j'entends par « socialo-communistes »? Tous ceux qui ont rendu possibles
l'écriture et la ratification du traité instituant l'Union européenne
(en France, en particulier, autant le président de la République en
exercice que son prédécesseur, pour ne pas parler de leurs partis
respectifs qui se veulent opposés sur l'échiquer politique, ni d'anciens
présidents de la Commission dite « de Bruxelles » ou du « Parlement
européen » qui ne méritent pas qu'on cite leur nom).
De ce coup d'État contre quoi les libéraux n'ont rien pu faire malgré le
manifeste des universitaires libéraux, je retiendrai deux grandes
conséquences. L'une est que le marché unique n'a pas été réalisé le 1er
janvier 93 comme il aurait du l'être, mais d'une certaine façon il
fallait s'y attendre. L'autre est beaucoup plus grave car les politiques
ou les hommes de l'État, tant au niveau national qu'au niveau désormais
de l'Europe (du fait de ces traités signés), tirent parti de cette non
réalisation. Ils affirment vouloir y remédier et, dans ce but, ils
cherchent à (se) faire accorder des prérogatives dans ce sens. Mais de
fait, ce qu'ils obtiennent leur permet d'aller à l'encontre même du
marché unique et d'éloigner un peu plus chaque jour qui passe le moment
de sa réalisation. La constitution européenne est une concrétisation de
ce que j'avance. J'ai eu l'occasion d'écrire un article sur ce sujet
dans Liberté économique et progrès social, le bulletin de
l'Aleps, il y a très exactement un an, intitulé « L'Union européenne dans l'impasse »
(no 107, janvier-février 2004, pp.
17-36).
Où cela peut-il mener, me demandez-vous? L'éventail des possibilités à
quoi je pense est trop large pour en donner une ou deux. J'attendrai les
résultats des votes sur la constitution européenne pour me prononcer. À
ce moment-là, il sera amusant de faire des prédictions.
Que pensez-vous du
texte de la constitution européenne soumis au
référendum? |
Plutôt que de dire ma pensée,
je préfèrerai donner des éléments réflexions qui en sont le départ et
éclairer ainsi le lecteur sur l'état où se trouve actuellement l'Union
européenne, dont la France est un des vingt-cinq pays membres, et sur la
prochaine étape que certains voudraient lui voir franchir: je veux
parler de la ratification de la constitution européenne, véritable usine
à gaz toxiques.
Voici quelques éléments de réflexion.
« Suivez-vous l'augmentation vertigineuse de tous les budgets européens?
», question d'actualité par excellence. Mais qui ne l'est pas tant que
cela tant elle est lancinante. Il y a un peu plus d'un siècle, Vilfredo
Pareto la posait explicitement pour la préciser ainsi: « Elle ne porte
pas seulement sur les budgets des États, ceux des provinces,
départements et communes grossissent à l'envi. En Angleterre, le budget
de l'État grossit modérément, mais le socialisme municipal est
florissant et les communes s'endettent, augmentent les impôts et
détruisent la richesse en de grandes proportions. »
Actualité brûlante: que font, en particulier, les socialistes en France
depuis les dernières élections régionales?
Et Vilfredo
Pareto de répondre à la question: « Cela confirme une opinion
que j'ai souvent exprimée, c'est-à-dire que le socialisme triomphera
sous la forme du socialisme d'État. La bourgeoisie, au lieu de s'opposer
aux progrès de ce dernier, le favorise autant qu'il est en son pouvoir.
Chacun tâche de happer un morceau du budget, les citoyens ne voient dans
les administrations de l'État, des provinces et des communes que des
instruments pour se dépouiller les uns les autres. Quelqu'un voudrait-il
s'en abstenir qu'il ne pourrait pas. Toutes les fois que les citoyens se
sont réunis dans le simple but de résister à une spoliation dont ils
étaient les victimes, ils ont échoué. Quand, au contraire, ils se
réunissent pour obtenir leur part du gâteau, le succès couronne assez
généralement leurs efforts. C'est la fable du chien qui portait le dîner
de son maître. Croire qu'on enrayera l'augmentation des dépenses en
enlevant aux députés l'initiative de les proposer est une illusion. Les
députés en seront quittes pour faire proposer ces dépenses par les
ministres de leur choix. Tous les palliatifs semblables ne servent de
rien. Tant que subsistera le sentiment qui porte les hommes à s'entre
dépouiller au moyen des administrations publiques, les budgets
augmenteront, jusqu'à ce qu'enfin, ils produisent la ruine des peuples
et qu'un gros dogue prenne la place de cette meute affamée. Il mangera
pour quatre, mais il pourra encore y avoir économie, s'il empêche de
dévorer ceux qui mangeaient pour huit. En tout cas, étant donné l'état
actuel des choses, je ne crois pas que les progrès du socialisme d'État
puissent s'arrêter. Si vous relisez Taine, vous serez frappé de
l'analogie entre l'état d'esprit des classes dirigeantes, à la fin du
XVIIIè siècle, et leur état d'esprit présent. Ces classes sont en train
de se suicider maintenant comme elles se suicidèrent alors. C'est une
immense veulerie de gens qui savent, à n'en point douter, qu'on veut les
dépouiller et qui, au lieu de résister, chantent les louanges de la "solidarité", de la "morale sociale", qui est à proprement parler
l'injustice et l'iniquité. Tous ces beaux discours ne les empêchent pas,
d'ailleurs, de donner le mauvais exemple et de tâcher de spolier ceux
qui, un jour, les spolieront à leur tour. »
C'est donc en ces termes que Vilfredo Pareto écrivait le 28 novembre
1899 au Journal des Économistes pour attirer l'attention des
lecteurs sur « le danger de cette peste sociale » qu'étaient les progrès du
socialisme d'État qu'il constatait et pour les « exciter à redoubler
d'efforts pour propager nos doctrines anti-pesteuses ».
Selon moi, son propos n'a pas une ride en ce début de XXIè siècle: le
socialisme d'État a progressé pas à pas dans le sens qu'il avait
illustré (si on laisse de côté les deux parenthèses terrifiantes,
périodes de temps limitées où il a été réalisé politiquement et a fait
apparaître son fond qu'est le totalitarisme: ce furent le socialisme
national en Allemagne et le socialisme soviétique dans l'Union des
Républiques Socialistes Soviétiques).
Le projet de la constitution européenne fait même apparaître l'acuité du
propos de Pareto: la constitution ne serait-elle pas qu'une espèce
d'étape de la progression? ne serait-elle pas simplement le socialisme
d'État à l'échelle des vingt-cinq pays membres de l'Union européenne,
voire des 25+x autres qui pourraient entrer...?
Le projet de
constitution européenne est à coup sûr, après le projet sur le principe
de précaution, la dernière « peste sociale » en date.
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