Grâce entre autres à une
typologie très spéciale de son relief et la consistance de ses sols
souvent fertiles mais aussi parfois marécageux et pétrolifères, cette
place forte, proche de l’Espagne, est suffisamment défendable vis-à-vis
de la Bourgogne, Paris, Reims, Marseille, Gênes et Venise. De plus, elle
offre un éloignement permettant une relative imperméabilité à
l’influence du Vatican. La Gironde, sous-région ayant la ville de
Bordeaux pour chef-lieu, devient le centre de la production et de
l’exportation vinicoles. À partir de 1303, dernière année d’occupation
française, grâce aux travaux de M. K. James, nous connaissons l’ampleur
du boom économique:
1303-1304: |
45 000 |
1304-1305: |
400 000 |
1305-1306: |
978 480 |
1307-1308: |
928 412 |
1308-1309: |
1 027 240 |
(en hectolitres exportés = 100 litres) |
L’année 1310 voit les exportations tomber à 513 000
hectolitre mais ceci est dû à des gelées tardives, la
sécheresse et des pluies diluviennes lors des vendanges.
Jusqu’en 1336, la moyenne annuelle des exportations est de
827 000 hectolitres, soit beaucoup plus que les exportations
actuelles réglementées par des quotas depuis les deux
mandats de François Mitterrand, leader socialiste français
et président de la République entre 1981 et 1995. Le chiffre
d’affaires généré est toujours en deçà des flux financiers
dégagés à Marseille, Venise ou Gênes, mais ces ports
négocient surtout des produits de luxe au poids et au volume
moindres. La Gironde connaît un essor sans précédent et a
besoin de bras. La citoyenneté est offerte à quiconque
réside dans la ville de Bordeaux depuis au moins un mois. De
concert avec les autorités religieuses, grâces et
blanc-seings sont accordés aux voleurs et malandrins qui
acceptent de déverser leur l’huile de coude dans le port et
prêter main forte aux activités d’exportation.
Les techniques de vinification et de conservation du vin
font un bond en avant remarquable, notamment la technique de
la greffe. Paysans, bourgeois, nobles et ecclésiastiques
tiennent comme éléments des plus sérieux qui soient: un
cépage, un bouquet, la qualité d’un tonneau. Les tonneliers
prospèrent également et affinent leurs techniques de
fabrication par une étude approfondie de la petite
métallurgie et du bois.
Le vin devient objet de culte tant et si bien que des nobles
intriguent pour obtenir le statut de bourgeois afin de
bénéficier des privilèges y attenant. Devenus bourgeois, ils
oublient chevauchées et coups de lances au profit de sages
préoccupations vigneronnes, de contrats juteux et
d’activités commerciales rentables. On assiste dans tout le
duché à un formidable élan populaire et bourgeois: celui du
travail retrouvé. Toutes les couches de la population
entrent en contact avec l’argent. Petit ou grand, tout le
monde a sa part, certes dans des proportions inégales. On
voit même des serfs s’affranchir de leur condition servile
et acquérir des terres. À noter que cette expansion
économique ne touche que 500 000 personnes environ dans un
pays comme la France qui comprenait 12 millions d’habitants
selon les estimations.
Contrairement à ceux du haut pays, les bourgeois ne paient
pas d’impôts à l’exception d’une coutume dite « de Royan ».
Ils sont même exemptés de l’issac, taxe qui touche les vins
entrant dans la ville de Bordeaux pour y être négociés. Tous
ces privilèges sont inscrits dans une charte marchande
signée par le roi anglais Édouard 1er en 1302 contre la
promesse d’une insurrection, celle qui chassera l’armée
française l’année suivante avec l‘appui des Girondins.
Les arts ne sont pas en reste: peintures, broderies et
belles pièces d’orfèvrerie font désormais partie du
quotidien. Si la propriété foncière et immobilière est
devenue une évidence, l’on s’intéresse à soigner son image
via une décoration intérieure luxueuse. L’esthétique du
corps et de l’apparat sont également le centre de
préoccupations quotidiennes parmi, entre autres, une partie
de la jeunesse. Celle-ci peut également s’intéresser aux
arts libéraux, à savoir aller à l’école.
Édouard 1er a habilement appliqué en
Gironde un dérivé de la Magna Carta, signée en 1215,
par laquelle les riches marchands et bourgeois anglais
forcèrent Jean Sans-Terre à leur concéder un espace de
liberté et d’immunité fiscale, soit une non-intervention de
la main visible de l’État dans le commerce. Loin du pouvoir
central du roi, sorte d’électron libre sous protection
anglaise, la société bordelaise, ayant accueilli avec un
grand enthousiasme la charte de 1302 signée du sceau
d’Édouard 1er, connut près de quatre décennies de prospérité
inégalée à ce jour, doublée d’un climat de paix. Jusqu’à ce
que Philippe VI, roi de France reprenant la main, trahisse
sa parole et assimile marchands et bourgeois à de vulgaires
poules pondeuses, le tout à la veille de la Guerre de Cent
Ans et de l’épidémie de peste noire.
Cet épisode historique pouvant servir de récit appuyant la
lutte libérale montre clairement le corollaire entre la
création de richesses et les libertés individuelles,
notamment le droit de propriété et le libre-échange. Lorsque
l’État se contente de faire respecter les règles de base du
jeu, celles confinées dans les courtes lignes d’une charte
ou d’une constitution, il en ressort un bien-être collectif
accru. On retiendra également que l’édification d’une
société prospère se fait sur la richesse réelle générée par
des individus libres animés d’un esprit d’échange, et non
sur de vagues promesses et du papier de quatre sous d’une
piètre signature qui trouvera tôt ou tard le moyen de
dépecer les citoyens sous le couvert de la loi.
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