La philosophie politique et la science politique
ont pour objet de bâtir la définition théorique
du régime idéal. Mais leur objet est aussi de
guider l'homme d'État dans chacune des décisions
quotidiennes qu'il a à prendre dans un
environnement sur lequel il n'a qu'un pouvoir
d'intervention limité.
Ainsi, on peut concevoir la situation d'un
ministre dont le pouvoir serait suffisant pour
ouvrir totalement les frontières à l'immigration
mais ne le serait pas pour supprimer l'État-providence.
Le rôle de la doctrine libérale (et de toutes
les doctrines politiques qui prétendent apporter
quelque chose en terme de Bien public) est
d'avoir quelque chose à répondre au ministre en
question qui se demanderait ce qu'il convient de
décider en l'espèce.
Pour répondre à cette question, il est important
de noter que lorsqu'un individu souhaite
immigrer en France (ou ailleurs), on ne sait
pas, a priori, de quelle façon il entend
survivre dans notre pays. Il a peut-être une
piste pour être embauché mais il se peut aussi
que dans un premier temps, qui peut être
temporaire ou définitif, il vive de l'aumône
privée, de l'État-providence (État au sens le
plus large, c'est-à-dire inclus les
collectivités territoriales) ou même du vol.
Par ailleurs, la France est un État-providence
qui pratique la redistribution à grande échelle.
Plus on ouvre les frontières à l'immigration et
plus sera importante la part des prélèvements
obligatoires, auxquels sont assujettis ceux qui
produisent, qui sera versée au profit des
immigrés dans le besoin.
Or, s'il est désagréable pour tout le monde
d'être soumis à une pression fiscale lourde
(sont visés ici tous les prélèvements
obligatoires), celle-ci devient encore plus
insupportable, pour certains d'entre nous, si
les « avantages sociaux » ainsi financés
profitent à des immigrés qui n'auraient
peut-être pas immigré si cette redistribution
publique n'existait pas.
C'est ainsi que M. Salin, dans le chapitre 11 de
son livre Libéralisme
paru dans le dernier
QL,
arrive à la conclusion que la liberté d'immigrer
n'a de sens que dans une société libertarienne.
« Instaurer une totale liberté d'immigrer dans
le contexte institutionnel actuel ne serait
évidemment pas viable ni désirable. Ceci
reviendrait par exemple à attribuer à tout
individu dans le monde le droit non pas de
contracter avec des Français, mais le droit de
vivre à leurs dépens, ce qui n'est pas du tout
la même chose... ».
S'il est certes difficile d'imaginer la
coexistence, sur le territoire français, de tous
les êtres humains de la planète qui sont dans la
misère (ce qui peut se chiffrer à plusieurs
milliards selon les critères retenus), situation
qui aboutirait à ce que ces immigrés (ainsi que
les nationaux) se trouvent dans des conditions
de vie qui soient pires que celles des pays dont
ils ont émigré, il est par contre tout à fait
concevable que pour un grand nombre d'individus
vivant actuellement ailleurs qu'en France, la
situation serait bien meilleure s'ils pouvaient
vivre en France, y compris dans une France
nettement plus peuplée qu'elle ne l'est
actuellement.
On me répondrait sans doute que cette
immigration d'envergure ferait éclater le
système français de prestations sociales. Et
alors?
La position de M. Salin, qui consiste à
n'accepter l'ouverture totale des frontières
qu'à la condition que soit réalisée l'utopie
libertarienne, ou que l'on s'en soit
suffisamment rapproché, et qui me semble
malheureusement partagée par un grand nombre de
personnes qui se présentent comme étant
libérales ou libertariennes, n'est pas
compatible avec l'idée d'égalité des hommes
devant la Loi.
Or, l'idée que l'appareil judiciaire et
administratif doit traiter tous les individus
rigoureusement de la même manière est au coeur du
libéralisme. Ce qui distingue la doctrine
libérale des autres doctrines politiques est
avant tout sa conception du Bien public.
Appliquée à la France, le libéralisme ne
consiste jamais à défendre les intérêts de
groupes particuliers, même si le groupe consiste
en une majorité de Français. Un État
authentiquement libéral traite tous les êtres
humains rigoureusement de la même manière. C'est
à cette condition, et à cette condition
seulement, que la doctrine libérale peut être
universelle.
Par ailleurs, l'incohérence radicale de la
doctrine libertarienne apparaît ici comme
ailleurs (même si les libertariens ont du mal à
le comprendre, il est évident que l'on ne peut
concevoir une société sans monopole de la
justice et de la police que là où l'on n'a plus
du tout besoin de justice et de police; cf. mon
article
La société libertarienne est-elle
réalisable? paru dans le Courrier des lecteurs
du QL no 140).
En effet, les libertariens « protectionnistes »
comme P. Salin, H.H. Hoppe, etc., condamnent les
hommes de l'État sur la question de
l'immigration, non parce que ces derniers
tentent d'empêcher des individus habitant des
zones peu propices à la vie humaine de les fuir
pour vivre dans des endroits plus hospitaliers,
mais parce que leur action empêche que ce
protectionnisme puisse se faire de manière
privée en maintenant ce que les juristes
appellent le « domaine public ».
Supposons donc que nous soyons dans une société
libertarienne et qu'un « immigré » atteigne
l'ex-territoire français et stationne sur une
propriété sans le consentement du propriétaire.
On est tous d'accord pour dire que le
propriétaire a le droit de le chasser. Mais pour
ce faire, il a nécessairement besoin du
consentement du propriétaire de l'espace qui
jouxte sa propriété sauf à devenir lui-même un
agresseur.
Ainsi, dans une société libertarienne, renvoyer
dans les pays pauvres les hordes de personnes
qui stationneraient « illégalement » dans les
pays riches poserait autant de problèmes que de
les déplacer sur la propriété du voisin.
Partant de là, on ne voit pas très bien comment
le principe de propriété privée pourrait, à lui
tout seul, être à la base d'une politique de
régulation de l'immigration et remplacer,
avantageusement (parce que capable de trier
entre l'immigration de bonne et de mauvaise
qualité [sic] contrairement à celle des hommes
de l'État qui est aveugle), le protectionnisme
d'origine étatique.
Pierre-Edouard Visse
France
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