Autrement dit, l'intériorisation des principes humanistes
fondamentaux (ne pas violer, ne pas tuer, ne pas voler) est
indissociable de la conscience des intérêts égoïstes que
chacun trouve à les respecter, dès lors que certaines
conditions sociales sont réunies (sanction efficace en cas
de transgression, garantie de réciprocité, perspective
existentielle longue). Ce faisant, la liberté augmente
l'efficacité de la loi répressive – laquelle n'a plus
d'utilité concrète qu'à la marge – et celle du discours moral
sans, justement, devoir perpétuellement en appeler à la
vertu sacrificielle, les discours de ce genre recelant un
potentiel dictatorial considérable. Que les conditions
sociales de la conscience de l'intérêt changent, toutefois,
et tout est susceptible de changer: c'est pourquoi il est si
dangereux de laminer les principes sur lesquels nos sociétés
reposent.
2. L'État n'est vivable que lorsque
le fonctionnaire est un « honnête homme » |
Au contraire du libéralisme, l'étatisme repose sur
la soumission de l'individu aux règles de droit public. Ce qui n'est
précisément tolérable qu'à la condition d'en appeler à la vertu, la
compréhension, la tempérance, l'intelligence – voire la pitié… – des
fonctionnaires et des gouvernants; en effet, si le marché
concurrentiel autorise l'individu à rompre tout lien de coopération
avec les entrepreneurs malveillants ou incapables, l'administration
publique est, elle, maladivement jalouse des relations qu'elle
entretient avec le « citoyen ». Or, lorsqu'un individu A dispose d'un
pouvoir quasi absolu sur un individu B, B n'a plus qu'à souhaiter que
A soit aimable… Dans le chapitre que le Livre noir du communisme(1)
consacre au Cambodge, J.-L. Margolin mentionne que, même chez les
Khmers rouges, il exista des « gentils » relatifs (généralement les
plus corruptibles(2)) qui brûlaient ou ensevelissaient vif moins
promptement que les autres.
La logique de l'État (au sens générique « d'autorité publique ») est
d'imposer. Bien entendu et heureusement, les personnes en charge de
l'État ne sont pas nécessairement des aliens imperméables au
système de valeurs de leur société d'exercice. Et bien entendu,
dira-t-on avec raison, l'exercice de l'autorité publique se fait dans
un cadre de règles légales, constituant autant de garde-fous contre
l'arbitraire administratif. Cela est juste d'un point de vue formel(3)
– en régime démocratique, les fonctionnaires ne bénéficient pas de
l'impunité et cela suffit à différencier très avantageusement nos « démocraties » de n'importe quelle dictature. Mais les fonctionnaires
« administratifs » sont aussi formellement chargés de faire respecter
les lois(4). De sorte que chaque nouveau texte
dont le droit étatique s'engraisse, chaque nouveau domaine
d'intervention dont il s'empare sont, vis-à-vis de la protection des
droits individuels, comme une tonsure sur le crâne de Samson: si le
droit de l'État est partout, de quelle prérogative, au juste, les
fonctionnaires chargés de l'appliquer sont-ils privés? Et si ce
processus d'inflation législative permet à la dictature de voir son
droit de cité conforté, nos « démocraties » continuent-elles de s'en
démarquer aussi avantageusement(5)? Car si le droit nous protège
contre l'arbitraire des fonctionnaires, quel « méta-droit » nous
préserve de l'arbitraire du législateur?
Ceci étant dit, il convient de se méfier d'un certain populisme « anti-fonctionnaires », qui, sur la foi d'emportements spectaculaires
et ponctuels, confond, en France, le travail (voire la probité) de ces
derniers – souvent de bonne qualité, autant que faire se peut avec
leur statut. Ce ne sont pas « les » fonctionnaires qui sont à blâmer
(on ne bâtit aucune doctrine intéressante sur la disqualification a
priori de telle ou telle catégorie d'individus). C'est le système
de la fonction publique qui l'est.
Le problème se
situe d'abord au niveau du principe de réparation: quand une
entreprise commercialise un produit défectueux, elle le retire vite du
marché, à ses propres frais, et indemnise, en général grassement, les
victimes. Il faut généralement une pression médiatique ou une
opiniâtreté judiciaire considérables pour qu'une administration (on
pourrait ici étendre le raisonnement à certaines corporations
professionnelles, a fortiori lorsqu'elles bénéficient de
prérogatives publiques) reconnaisse une erreur, puisque son statut met
la fonction publique à l'abri de toute contrainte de pénitence. Et
lorsqu'elle le fait, c'est pour la réparer (souvent chichement) grâce
à l'argent du contribuable et n'en tirer aucune conséquence
institutionnelle autre que la sanction éventuelle de tel ou tel agent
fautif (sanction prenant souvent la forme d'une promotion.). Quant aux
victimes, en tant que contribuables, elles sont invitées à participer
à leur propre indemnisation. Pire: si l'administration a commis une erreur, nous
explique tel ou tel syndicat clairvoyant, c'est qu'elle manque de
moyens…
En sus, les individus ne font affaire avec les entreprises
commerciales qu'à leur propre initiative, tandis qu'ils subissent l'intrusion des administrations de
contrôle dans leurs affaires personnelles. Cette intrusion se fait au
nom de l'intérêt général – entendez l'intérêt de l'État – lui-même
exprimé au travers de la loi, conçue, votée et promulguée par
l'appareil d'État. Comme en outre, l'activité législative de nos
institutions est incessante, l'inflation de règlements divers qui en
résulte a finalement pour effet de mettre chaque citoyen… hors la loi.
Nul n'est censé ignorer une norme que seule une activité
professionnelle à temps plein et requérant des diplômes pointus
permet pourtant de connaître (ou plus exactement de chercher et
d'interpréter) et qui s'immisce dans tous les recoins de l'existence.
Il en résulte que nous contrevenons tous au droit de l'appareil
d'État, d'une manière ou d'une autre et généralement à notre insu…
Dans ce contexte, à la loi protectrice de l'idéal constitutionnaliste
se substitue la loi affligeante, celle qui n'est tolérable que tant
qu'elle reste peu appliquée. Que l'administration, dès lors, décide
qui et quand elle frappera, il ne tient qu'à elle de se servir et de
punir sans que le droit sur lequel on comptait pour se prémunir ne
révèle quoi que ce soit d'autre que la faute jadis inconnue – un impôt
non acquitté, un permis non demandé, peut-être une injure homophobe,
raciste ou sexiste – désignant chacun comme cible d'une salutaire et
républicaine expiation.
La loi libérale est crédible (car aussi peu « disante » que ferme), transparente (connue de tous car très largement
« intuitive ») et contingente (elle ne s'applique qu'en cas de
comportement fautif envers autrui(6)). La loi de l'État est diffuse,
opaque et aléatoire: diffuse car à force de menacer tout et tout le
monde, elle impressionne et rallie de moins en moins; opaque car
inflationniste et incompréhensible; aléatoire car sanctionnant des
façons d'être et de vivre et non seulement de se comporter envers
autrui. En France, 90% des lois sont soumises aux assemblées
parlementaires par les membres du gouvernement (« projets » de loi par
opposition aux « propositions de loi », qui émanent des
parlementaires). Même si, hélas, le parlementarisme moderne ne
garantit nullement le respect des droits individuels fondamentaux, il
est évident qu'un tel processus de production normative oriente la
législation en fonction d'un objectif d'efficacité politique
(exécution des dispositions gouvernementales) plutôt que juridique
(protection des droits individuels). Et lorsque la loi porte à ce
point l'empreinte de l'exécutif, la liberté s'en voit toujours
menacée.
Mieux vaut, dans ces conditions, ne pas tomber sur un Pol Pot
miniature, un Fouquier-Tinville ou un Robespierre prêts à saigner
l'individu pourvu que la « morale républicaine » y trouve son compte…
Mieux vaut alors rencontrer des fonctionnaires imprégnés d'une saine
logique du service, d'un solide bon sens et d'un humanisme chevillé à
l'esprit. Il n'est pas,
là non plus, anodin de constater que les fonctionnaires n'aiment
généralement pas le libéralisme tandis que nul n'a plus besoin d'une
règle libérale de comportement que le corps des fonctionnaires. Parce
qu'il s'agit de la seule garantie que les individus ont de ne pas voir
le « service public » se transformer en une insupportable servitude
privée. Pour peu qu'il soit encore temps de s'inquiéter…
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