Le gouvernement, il est vrai, n'arrête pas l'homme dans un
endroit solitaire, ne lui saute pas dessus depuis le bord du
chemin, et n'entreprend pas, sous la menace d'un pistolet,
de lui vider les poches. Mais le vol n'en est pas moins du
vol, et un vol bien plus lâche et honteux. Le bandit de
grand chemin assume lui-même la responsabilité, le danger et
le crime que comporte son acte. Il ne prétend pas avoir le
moindre droit à votre argent, il ne soutient pas qu'il
l'utilisera dans votre intérêt. Il ne prétend pas être quoi
que ce soit d'autre qu’un voleur. Il n'a pas acquis assez
d'impudence pour professer qu'il n’est qu'un « protecteur »,
et qu'il prend aux gens leur argent contre leur gré dans
l'unique but de « protéger » ces voyageurs extravagants qui
se croient parfaitement capables de se protéger eux-mêmes,
ou qui n'apprécient pas son système particulier de
protection. Il est bien trop raisonnable pour professer de
telles prétentions. En outre, après avoir pris votre argent,
il vous laisse là, comme vous le souhaitez. Il ne persiste
pas à vous suivre le long de la route contre votre volonté,
supposant qu'il est votre « souverain » légitime en raison
de la « protection » qu'il vous accorde. Il ne continue pas
de vous « protéger » en vous ordonnant de vous incliner
devant lui et de lui obéir; en vous enjoignant de faire
ceci, et vous interdisant de faire cela; en vous dérobant
encore plus d'argent toutes les fois qu'il juge avoir
intérêt ou plaisir à le faire et en vous marquant d'infamie
par le nom de rebelle, traître et ennemi de la patrie, en
vous fusillant sans merci, si vous contestez son autorité ou
résistez à ses exigences. Il est – ce brigand de grand
chemin – trop gentilhomme pour perpétrer des impostures,
insultes et vilenies telles que celles-là. Bref, lorsqu'il
vous vole, il n'entreprend pas en outre de faire de vous sa
dupe ou son esclave. Les procédés de ces voleurs et
assassins qui se font appeler « le gouvernement » sont
exactement à l'opposé de ceux qu'utilise le bandit isolé.
En premier lieu, à la différence des bandits, ces gens du
gouvernement ne se font pas individuellement connaître; et par conséquent, ils n'assument pas personnellement la
responsabilité de leurs actes. Tout au contraire,
secrètement (par scrutin secret) ils désignent tel d'entre
eux pour commettre le vol en leur nom, tandis qu'eux-mêmes
restent presque entièrement cachés. Voici ce qu'ils disent à
la personne ainsi désignée: « Allez trouver A... B..., et
dites-lui que « le gouvernement » a besoin d'argent pour les
dépenses qu'entraîne la protection de sa personne et de ses
biens. S'il a l'audace de dire qu'il n'a jamais passé
contrat avec nous pour que nous le protégions, qu'il ne veut
pas de notre protection, dites-lui que c’est là notre
affaire et non la sienne; que nous avons choisi de le
protéger, qu'il en ait envie ou non; et qu’en outre nous
exigeons d'être payés pour le protéger. S'il ose demander
quels sont les gens qui ont entrepris de se faire appeler
« le gouvernement » et entendent le protéger, et en demander
paiement, sans que jamais il ait passé contrat avec eux,
dites-lui qu'une fois encore c’est notre affaire et non la
sienne; que nous n’avons pas choisi de nous faire connaître
individuellement de lui; que secrètement (par scrutin
secret) nous vous avons nommé comme notre agent pour lui
notifier nos exigences, et, s'il s'y soumet, lui remettre un
reçu qui le protégera de toute demande semblable pour
l’année courante. S'il refuse de se soumettre, saisissez une
part suffisante de ses biens pour pouvoir en tirer non
seulement la somme que nous exigeons, mais encore de quoi
payer vos propres dépenses et votre peine. S'il s'oppose à
la saisie de ses biens, appelez à la rescousse les
spectateurs (sans nul doute quelques-uns se trouveront être
membres de notre association). Si, défendant ses biens, il
venait à tuer un membre quelconque de notre association qui
vous prête main forte, emparez-vous de lui à tout prix;
accusez-le de meurtre (devant l'un de nos tribunaux);
condamnez-le et pendez-le. S'il faisait appel à ses voisins,
ou à d'autres qui, comme lui, pourraient être enclins à
résister à nos exigences, et qu’ils viennent en grand nombre
à son aide, criez qu’ils sont tous des rebelles et des
traîtres; que « notre pays » est en danger; appelez le chef
de nos assassins à gages; dites-lui de réprimer la rébellion
et de « sauver le pays », quelque prix qu'il en coûte.
Dites-lui de tuer tous ceux qui résistent, fussent-ils des
dizaines de milliers; et par là frappez de terreur tous ceux
qui sont semblablement disposés. Veillez à ce que la tâche
meurtrière soit entièrement accomplie; en sorte que nous
n'ayons plus d'autres troubles de ce genre par la suite.
Lorsque ces traîtres auront compris notre force et notre
détermination, ils seront de bons et loyaux citoyens pendant
des années, et paieront leurs impôts sans demander quoi ni
qu'est-ce. »
C'est par une semblable contrainte que sont payés les
impôts, comme ils les appellent. Quelle preuve fournit le
paiement des impôts de ce que le peuple accepte de soutenir
« le gouvernement », c'est ce qu'il n'est point besoin de
discuter davantage.
2. Il est une autre raison pour laquelle le paiement de
l'impôt ne suppose aucun consentement, ou aucun engagement à
soutenir le gouvernement: c'est que le contribuable ne sait
pas et n'a aucun moyen de savoir qui sont les individus
particuliers qui composent « le gouvernement ». Pour lui
« le gouvernement » est un mythe, une abstraction, un
incorporel, avec lequel il ne saurait passer contrat, auquel
il ne saurait accorder son consentement, envers lequel il ne
saurait s'engager. Il ne le connaît qu'au travers de ses
prétendus agents. « Le gouvernement » lui-même, il ne le
voit jamais. Certes, il sait bien, par la voix commune, que
certaines personnes, ayant atteint un certain âge, sont
autorisées à voter; et donc à prendre part au gouvernement,
ou s'y opposer (si c'est leur choix) pour le moment présent.
Mais lesquels votent réellement, et comment chacun vote (si
c'est pour ou contre le gouvernement), il n'en sait rien,
puisque le vote est entièrement secret (par scrutin secret).
Il n'a donc aucun moyen de savoir qui, dans la pratique,
compose « le gouvernement » au moment présent. Bien entendu,
il ne saurait donc passer contrat avec ces gens, leur donner
son accord, s'engager envers eux. De toute nécessité, par
conséquent, le fait qu'il leur paie l'impôt n'implique de sa
part aucun contrat, aucun consentement, aucun engagement à
les soutenir – autrement dit, à soutenir « le gouvernement »
ou la Constitution.
3. Ne sachant pas quels sont les individus particuliers qui
se nomment « le gouvernement », le contribuable ne sait pas
à qui il paie ses impôts. Tout ce qu’il sait, c'est qu'un
homme vient le trouver, se disant l'agent du
« gouvernement » – autrement dit, l’agent d'une association
secrète de voleurs et d'assassins qui se font appeler « le
gouvernement », et ont décidé de tuer quiconque refuse de
leur donner tout l'argent qu’ils exigent. Pour sauver sa
vie, le contribuable livre cette somme à cet agent. Mais comme
l’agent ne fait pas connaître individuellement ses mandats
au contribuable, celui-ci, après avoir livré son argent,
n'en sait pas plus qu'auparavant sur ce qu'est « le
gouvernement » – autrement dit, sur l'identité des gens qui
le volent. Par conséquent, dire qu'en livrant son argent à
leur mandataire il a conclu avec eux un contrat volontaire,
qu'il s'est engagé à leur obéir, à les soutenir, et à leur
donner dans l'avenir tout l'argent qu'ils pourraient
réclamer, c'est simplement ridicule.
4. Tout pouvoir politique, comme on l'appelle, se fonde en
pratique sur cette question d'argent. N'importe quel groupe
de scélérats, pourvu qu’ils aient assez, d'argent pour
l'entreprendre, peuvent décider qu'ils sont un
« gouvernement »; car, pourvu qu'ils aient de l'argent, ils
peuvent engager des soldats, et utiliser ces soldats pour
extorquer davantage d'argent, et ainsi contraindre tout le
monde à obéir à leurs volontés. César a dit à propos de la
guerre que l'argent et les soldats se soutiennent
mutuellement, que l'argent lui permettait d'engager des
soldats et les soldats d'extorquer de l'argent: il en va de
même pour le gouvernement. Ainsi ces scélérats qui se font
appeler le gouvernement savent fort bien que leur pouvoir se
fonde essentiellement sur l'argent. L'argent leur permet
d'engager des soldats; les soldats leur permettent
d'extorquer de l'argent. Lorsque leur autorité est
contestée, le premier usage qu'ils font toujours de
l'argent, c'est d'engager des soldats pour tuer ou soumettre
tous ceux qui leur refusent davantage d'argent.
Pour cette raison, quiconque veut être libre devrait
comprendre ces faits d'une importance capitale, à savoir:
1) Que tout
homme qui met de l'argent entre les mains d'un
(soi-disant) « gouvernement » lui met en main une épée
qui sera utilisée contre lui-même, pour lui extorquer
encore plus d'argent, et pour le maintenir assujetti aux
volontés arbitraires de ce gouvernement. 2) Que ceux qui
prendront son argent, dès l'abord sans son consentement,
l'utiliseront pour le voler et l'asservir davantage, si
dans l'avenir il a l'audace de résister à leurs
exigences. 3) Qu'il est parfaitement absurde de supposer
que n'importe quel groupe d'hommes prendra jamais
l'argent d'un individu sans son consentement pour les
raisons qu'ils avancent, à savoir pour le protéger; car
pourquoi voudraient-ils le protéger, s'il ne souhaite
pas qu’ils le fassent? Supposer qu'ils le protégeront
est exactement aussi absurde que d'imaginer qu'ils lui
prendront son argent sans son consentement afin de lui
acheter de la nourriture ou des vêtements, alors qu'il
ne le souhaite pas. 4) Que si un homme souhaite une
« protection », il est à même de conclure ses propres
arrangements à cet effet; et personne n'a aucune raison
de le voler afin de le « protéger » contre sa volonté.
5) Que l'unique garantie certaine que puissent avoir les
hommes de leur liberté politique consiste pour eux à
garder leur argent dans leur poche jusqu'au jour où ils
auront l'assurance, parfaitement satisfaisante à leurs
yeux, que cet argent sera utilisé comme ils le
souhaitent, pour leur avantage, non à leur détriment. 6)
Qu'à aucun gouvernement on ne peut raisonnablement
accorder confiance un seul instant, qu'à aucun
gouvernement on ne peut attribuer des objectifs
honnêtes, dès lors qu'il cesse de dépendre d'un souhait
totalement volontaire. Ces faits sont si importants et
si visibles qu'on ne saurait raisonnablement supposer
que quiconque donnerait volontairement de l'argent à un
« gouvernement » dans le but d'assurer sa propre
protection, à moins qu'il n'ait conclu avec ce
gouvernement un contrat explicite et purement volontaire
à cet effet. Il est donc parfaitement évident que ni le
vote ni le paiement des impôts tels qu'ils se pratiquent
réellement ne prouvent le consentement ou l'obligation
de qui que ce soit à soutenir la Constitution. Par
conséquent nous n'avons absolument aucune preuve que la
Constitution ait pouvoir de lier quiconque, ou que
quiconque soit soumis à quelque contrat ou obligation
que ce soit visant à la soutenir. En conclusion,
personne n'est obligé de soutenir la Constitution. |
Non seulement la Constitution
ne lie personne aujourd'hui, mais elle n'a jamais lié
personne. Elle n'a jamais lié personne parce que personne ne
lui a jamais accordé son consentement dans des conditions
propres à la rendre obligatoire selon les principes généraux
du Droit et de la raison. Selon un principe général du Droit
et de la raison, un document écrit ne lie personne tant
qu'il n'est pas signé. Ce principe est si inflexible que, si
un homme ne sait pas écrire son nom, il faut néanmoins, pour
qu'il se trouve lié par un contrat écrit, qu'il y « mette sa
marque ». Cette coutume s’est établie il y a des siècles,
alors que peu d'hommes savaient écrire leur nom; en un temps
où un clerc, c’est-à-dire un homme sachant écrire, était une
personne si rare et précieuse que, même lorsqu'il avait
commis de grands crimes, il avait droit au pardon, pour le
motif que le public ne pouvait se passer de ses services.
Même à cette époque, un contrat écrit devait nécessairement
être signé, et les gens qui ne savaient pas écrire
« mettaient leur marque » ou encore signaient leurs contrats
en apposant leur sceau sur les cires fixées au parchemin sur
lequel étaient écrits leurs contrats. D'où la coutume
d'apposer un sceau, qui s’est perpétuée jusqu'à nos jours.
Le Droit affirme et la
raison déclare que si un document écrit n'est pas signé, il
faut présumer que celui qui devait se lier par ce document
n'a pas voulu le signer, ou se lier par lui. Le Droit et la
raison ensemble le laissent libre jusqu'au dernier moment,
celui où il décidera s'il va signer ou non. Ni le Droit ni
la raison ne requièrent ni ne supposent qu’un homme donne
son accord à un document avant que ce document ne soit
écrit; car avant le moment où il est écrit, cet homme ne
saurait en connaître précisément la teneur en droit. Après
que le document est écrit, et que l'homme a eu l'occasion de
s'informer de son exacte teneur en droit, alors, et alors
seulement, on s'attend à ce qu'il donne son accord ou le
refuse. Si alors il ne signe pas le document, on suppose que
c'est parce qu'il ne désire pas conclure un tel contrat. Le
fait que le document a été écrit pour qu'il le signe, ou
avec l'espoir qu'il le signera, n'a aucune valeur.
Jusqu'où iraient la
fraude et les procès, s'il était possible à une des parties
d'apporter devant le tribunal un document écrit, aucunement
signé, et de prétendre le faire appliquer, pour la raison
qu'il a été écrit en vue d'être signé par un autre homme?
parce que cet autre homme a promis de le signer? parce qu'il
aurait dû le signer? parce qu'il a eu l'occasion de le
signer, l’eut-il voulu? mais qu'il a refusé ou négligé de le
faire? Or c'est le plus qui se puisse jamais dire de notre
Constitution. Les juges eux-mêmes, qui affirment dériver
toute leur autorité de la Constitution – d'un document que
personne n'a jamais signé – mépriseraient tout autre
document non signé qu'on leur apporterait pour en juger.
En outre, avant qu'un
document écrit puisse lier la partie qui l'a établi, il est
nécessaire, en droit et en raison, que ce document soit non
seulement signé mais aussi remis à la partie à l'avantage de
laquelle il a été établi (ou à l'un de ses représentants).
La signature est sans effet si le document n'est pas remis.
Et l'une des parties est parfaitement libre de refuser de
remettre un document écrit après l'avoir signé. Elle est
aussi libre de refuser de le remettre qu’elle l'est de
refuser de le signer. Non seulement la Constitution n'a
jamais été signée par quiconque, mais elle n'a jamais été
remise par quiconque à l'agent ou an mandataire de qui que
ce soit. Par conséquent elle ne saurait avoir plus de valeur
en tant que contrat que tout autre document qui n'eût jamais
été ni signé ni remis.
Les faits suivants sont des preuves pertinentes de
ce que, dans l'usage général de l'humanité, il y a chez tous
les hommes une nécessité pratique que tous les contrats
importants, spécialement ceux dont la nature est permanente,
soient à la fois écrits et signés. Depuis près de deux
siècles – depuis 1677 – il existe dans le Code des lois de
l'Angleterre une loi – et la même loi, pour la substance
sinon exactement pour la lettre, a été répétée, et est
maintenant en vigueur dans presque tous les États de notre
Union sinon tous – dont la teneur générale consiste à
affirmer qu'on n'entreprendra aucune action visant à faire
appliquer un contrat de la catégorie la plus importante s'il
n'est pas mis par écrit, et signé par les parties qui seront
liées par ce contrat.
Le principe exprimé par
cette loi, notons-le, n'est pas seulement que tous les
contrats doivent être signés, mais aussi que tous les
contrats, excepté ceux qui sont spécifiquement exemptés –
généralement ceux qui concernent de petites sommes et ne
seront applicables que peu de temps – seront à la fois
écrits et signés. Sur ce point les raisons qui ont amené à
établir cette règle sont qu'il est désormais si facile de
mettre un contrat par écrit et de le signer, et que ne pas
le faire ouvre la porte à tant d'incertitudes, fraudes et
procès, qu'on ne saurait autoriser les hommes qui négligent
de faire mettre par écrit et signer leurs contrats (ceux qui
sont de grande importance) à utiliser les tribunaux pour les
faire appliquer. Cette règle est sage; et l'expérience
confirme qu'elle est sage et nécessaire, puisqu'elle est en
vigueur en Angleterre depuis près de deux cents ans, que son
adoption dans notre pays est très près d'être universelle,
et que nul ne songe à l'abolir.
De plus, nous le savons
tous, la plupart des hommes ont grand soin de faire écrire
et signer leurs contrats même lorsque cette loi ne les y
oblige pas. Ainsi, la plupart des hommes, si on leur doit de
l'argent, fût-ce une somme de cinq ou dix dollars, prennent
soin de le mettre par écrit. S'ils achètent de la
marchandise, même pour un faible montant, et la paient à la
réception, ils se font faire une facture acquitté. S'ils
versent une faible somme pour équilibrer des comptes, ou
régler toute autre dette minime auparavant contractée, ils
s'en font faire un reçu écrit.
En outre, partout
(probablement) dans notre pays, de même qu'en Angleterre, la
loi exige que toute une catégorie de contrats, tels que
testaments, actes notariés, etc., soient non seulement
écrits et signés, mais en outre scellés, conclus devant
témoins et authentifiés. Lorsqu'une femme mariée cède ses
droits à un bien foncier, dans plusieurs États la loi exige
que la femme comparaisse séparément, sans son mari, et
déclare qu'elle signe son contrat en toute liberté, exempte
de toute crainte ou de toute contrainte exercée par son
époux.
Telles sont quelques-unes
des précautions qu'exigent les lois, et que prennent les
individus – pour des raisons de prudence ordinaire, même
dans les cas non requis par la loi –, afin de mettre leurs
contrats par écrit, de les faire signer et de se prémunir
contre toutes les incertitudes et controverses concernant
leur sens et leur validité. Or, nous avons un document – la
Constitution – qui veut et prétend être un contrat, ou dont
on prétend qu'il est un contrat; un document rédigé il y a
quatre-vingts ans, par des hommes qui sont tous morts
aujourd’hui; et n'ont jamais eu aucun pouvoir de nous lier
mais un document qui (prétend-on) a néanmoins lié trois
générations, soit des millions d'hommes, et qui (prétend-on)
va lier tous les millions d'hommes à venir; mais que
personne n’a jamais signé, scellé, remis, authentifié par un
témoignage ou autrement; un document que des gens qui ne
sont qu’une poignée, comparés au nombre total de personnes
qu'on veut qu’il lie, ont jamais lu, ou même vu, ou verront
ou liront jamais. Et parmi ceux qui l’ont jamais lu, ou le
liront jamais, à peine deux personnes, et peut-être même pas
deux personnes, ont jamais été d'accord ou seront jamais
d'accord sur ce qu'il signifie.
En outre, ce supposé
contrat – qui ne serait jamais accepté par aucune cour de
justice siégeant par l'autorité de ce même Contrat, si on
l'avançait pour attester une somme de cinq dollars due par
un homme à un autre –, ce contrat, dis-je, tel qu'il est
généralement interprété par ceux qui prétendent l’appliquer,
est celui par quoi tous les hommes, femmes et enfants à
travers tout ce pays et dans tous les temps abandonnent non
seulement tous leurs biens, mais aussi leur liberté, et même
leur vie, entre les mains d'hommes qui par ce supposé
contrat sont expressément exemptés de toute responsabilité
pour l'usage qu'ils font des personnes et des biens à eux
livrés. Et nous sommes assez fous, on assez mauvais, pour
détruire des biens et des vies sans limites, lorsque nous
combattons pour obliger des hommes à remplir un supposé
contrat qui, puisqu’il n'a jamais été signé par quiconque,
n'est, selon les principes généraux du Droit et de la raison
– ces principes qui nous gouvernent tous lorsqu'il s'agit
d'autres contrats – qu’un morceau de papier sans valeur,
incapable de lier personne, bon seulement à jeter au feu;
ou, si on voulait le garder, à conserver seulement pour
témoigner et avertir de la folie et de la méchanceté du
genre humain.
Il n'est pas exagéré, mais c’est au contraire
vérité littérale, de dire que par la Constitution – non
comme je l'interprète, mais comme le font ceux qui
prétendent l'appliquer – les biens, la liberté et la vie du
peuple des États-Unis tout entier sont livrés sans réserves
entre les mains d’hommes qui, la Constitution le prévoit,
n'auront jamais à « rendre compte » de l'usage qu'ils en
font. Ainsi la Constitution (art. 1, sec. 6) prévoit que
« pour les discours ou débats (ou votes) qui auront lieu
dans l'une ou l'autre chambre, ils (les sénateurs et les
représentants) n’auront à rendre compte en aucun autre
endroit. »
Le pouvoir législatif
tout entier est donné à ces sénateurs et représentants
(lorsqu'ils agissent par un vote des deux tiers); et cette
clause les protège de toute responsabilité pour les lois
qu'ils rédigent. La Constitution leur donne les moyens
d'assurer l’application de toutes leurs lois, en les
autorisant à priver de salaire, à révoquer et à renvoyer
tous les officiers de la justice et de l'administration qui
refuseraient de les appliquer.
Ainsi donc le pouvoir
gouvernemental tout entier est entre leurs mains, et on leur
a ôté absolument toute responsabilité pour l'usage qu'ils en
font. Qu'est-ce donc que cela, sinon un pouvoir absolu,
irresponsable? On ne saurait objecter à cet argument que ces
hommes se sont engagés par serment à user de leur pouvoir
dans de certaines limites; car en quoi se soucient-ils ou
devraient-ils se soucier de serments ou de limites lorsqu'il
est expressément prévu par la Constitution elle-même qu'ils
n'auront jamais à « rendre compte » ou à être tenus pour
responsables en quelque façon que ce soit, s'ils violent
leur serment, ou transgressent ces limites?
On ne saurait non plus
objecter à cet argument qu'on peut changer tous les deux ou
six ans les individus particuliers qui détiennent ce
pouvoir; car le pouvoir de chaque ensemble d'hommes est
absolu pour le temps qu'ils le détiennent; et lorsqu'ils
doivent s'en dessaisir leur succèdent des hommes dont le
pouvoir sera tout aussi absolu et irresponsable.
On ne saurait non plus
objecter que les hommes qui détiennent ce pouvoir absolu et
irresponsable sont nécessairement des hommes choisis par le
peuple (ou une partie du peuple) pour le détenir. Un homme
autorisé à se choisir un nouveau maître après un intervalle
de quelques années n'en est pas moins esclave. De même, des
gens auxquels il est permis de se choisir périodiquement de
nouveaux maîtres n'en sont pas moins esclaves. Ce qui en
fait des esclaves, c'est qu'ils sont et seront désormais
pour toujours entre les mains d'hommes qui détiennent sur
eux un pouvoir qui est et sera toujours absolu et
irresponsable. Le droit de domination absolue et
irresponsable est le droit de propriété, et le droit de
propriété est le droit de domination absolue et
irresponsable. Les deux sont identiques; l'un implique
nécessairement l'autre. Aucun des deux ne peut exister sans
l'autre. Si donc le Congrès possède le pouvoir absolu et
irresponsable de faire les lois, droit que la Constitution
lui accorde – selon l'interprétation qu'ils en donnent –
cela signifie nécessairement que le Congrès nous possède
comme on possède une chose. S'il nous possède comme on
possède une chose, il est notre maître, et sa volonté est
notre loi. S'il ne nous possède pas comme on possède une
chose, il n'est pas notre maître, et sa volonté, comme
telle, n’a pas d'autorité sur nous.
Or ces hommes qui
revendiquent et exercent sur nous cette domination absolue
et irresponsable n'osent pas se montrer cohérents, et
revendiquer aussi qu'ils sont nos maîtres, ou qu'ils nous
possèdent comme on possède une chose. Ils déclarent qu'ils
ne sont que nos serviteurs, agents, mandataires et
représentants. Cette déclaration comporte une absurdité, une
contradiction. Nul ne peut être mon serviteur, agent,
mandataire ou représentant et être en même temps soustrait à
mon contrôle et non responsable de ses actes devant moi. Peu
importe que je l'aie nommé, et investi de tout pouvoir. Si
je l'ai soustrait à mon contrôle et lui ai ôté toute
responsabilité devant moi, il n'est plus mon serviteur,
agent, mandataire ou représentant. Si je lui ai donné un
pouvoir absolu et sans responsabilité sur ma propriété, je
lui ai donné ma propriété. Si je lui ai donné un pouvoir
absolu et sans responsabilité sur moi-même, j'en ai fait mon
maître, et je me suis livré à lui comme esclave. Et il
importe peu que je l'appelle maître ou serviteur, agent ou
propriétaire. La seule question est celle-ci: quel pouvoir
ai-je mis entre ses mains? Était-ce un pouvoir absolu et
sans responsabilité, ou limité et responsable?
Il y a une autre raison
encore qui fait qu'ils ne sont pas nos serviteurs, agents,
mandataires ou représentants. Cette raison est que nous ne
nous attribuons pas non plus la responsabilité de leurs
actes. Si un homme est mon serviteur, agent ou mandataire,
nécessairement je prends la responsabilité de tous les actes
qu'il accomplit dans la limite du pouvoir dont je l'ai
revêtu. Si, en tant que mon agent, je l'ai revêtu d'un
pouvoir absolu, ou d'un pouvoir quel qu'il soit sur les
personnes ou les biens d'autres que moi-même, par nécessité
j'ai par là même pris la responsabilité devant ces autres
personnes de tout le mal qu'il pourrait leur faire, pourvu
qu'il agisse dans les limites du pouvoir dont je l'ai
revêtu. Or aucun individu qui se trouverait lésé dans sa
personne ou ses biens par des actes du Congrès ne peut se
tourner vers l’électeur individuel, et le tenir pour
responsable de ces actes accomplis pas les soi-disant agents
ou représentants de cet électeur. Ce qui prouve que ces
prétendus agents du peuple, ou de tout le monde, ne sont en
fait les agents de personne. Si donc personne n'est
individuellement responsable des actes du Congrès, les
membres du Congrès ne sont les agents de personne S'ils ne
sont les agents de personne, ils sont eux-mêmes
individuellement responsables de leurs propres actes, et des
actes de tous ceux qu'ils emploient. L'autorité qu’ils
exercent n’est que leur propre autorité individuelle et par
la loi de la nature – qui est la plus haute de toutes les
lois – toute personne lésée par leurs actes, ou privée par
eux de son bien ou de sa liberté, a le même droit de les en
tenir pour individuellement responsables que pour n’importe
quelle autre personne outrepassant son droit. Elle a le même
droit à leur résister, à eux et à leurs agents, qu’elle a à
résister à n'importe quelle autre personne outrepassant son
droit.
Il est donc clair, selon les principes généraux
du Droit et de la raison – ces principes auxquels nous nous
conformons tous devant les tribunaux et dans la vie
quotidienne – que la Constitution n'est pas un contrat;
qu'elle ne lie et n'a jamais lié personne; et que tous ceux
qui prétendent fonder leurs actes sur son autorité agissent
en réalité sans aucune autorité légitime que, selon les
principes généraux du Droit et de la raison, ce sont des
usurpateurs purs et simples, et que chacun a non seulement
le droit, mais encore le devoir moral de les traiter comme
tels.
Si les gens de ce pays
veulent conserver la sorte de gouvernement que décrit la
Constitution, il n'y a pas la moindre raison qui les empêche
de signer ce document lui-même, et de faire ainsi connaître
leurs souhaits d’une manière ouverte et authentique; de
façon à se conformer à ce que le sens commun et l'expérience
de l’humanité ont jugé raisonnable et nécessaire dans de
tels cas; et de manière à prendre eux-mêmes
individuellement, comme il convient, la responsabilité des
actes du gouvernement. Mais jamais on n'a demandé aux gens
de signer ce document. Et la seule raison pour laquelle on
ne leur a jamais demandé de le signer, c'est qu’on savait
bien qu'ils ne l'auraient jamais fait; qu'ils n'étaient pas
aussi fous ni aussi mauvais qu'il fallait l'être pour
accepter de le signer; que (du moins tel qu'il a été
interprété dans la pratique) ce n'est pas ce qu'un homme
intelligent et honnête souhaite pour lui-même; ni non plus
ce qu’il a le droit d'imposer à autrui. Du point de vue
moral, la Constitution est tout aussi dépourvue de toute
obligation que les pactes que concluent entre eux les
bandits, voleurs et pirates, mais sans jamais les signer.
Si une portion
considérable de la population estime que la Constitution est
bonne, pourquoi ces gens ne la signent-ils pas, ne font-ils
pas des lois pour eux-mêmes, qu'ils s’appliqueront les uns
aux autres, laissant en paix les autres personnes (qui ne
les troublent en rien)? Tant qu'ils ne l'ont pas
expérimentée sur eux-mêmes, comment ont-ils l'audace
d'imposer ou seulement de recommander la Constitution à
autrui? Manifestement, la raison de cette conduite si
absurde et incohérente est que, s'ils soutiennent la
Constitution, ce n'est pas seulement en vue de tout usage
honnête et légitime pour eux-mêmes et les autres, mais en
vue du pouvoir malhonnête et illégitime qu'elle leur donne
sur la personne et les biens d'autrui. Sans cette dernière
raison, tous leurs éloges de la Constitution, toutes leurs
exhortations, tout l'argent et le sang qu'ils dépensent pour
la soutenir n’existeraient pas.
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