Et pour nous faire avaler ces couleuvres, le discours économique est
piégé de sophismes et de superstitions qui sont d'autant plus
pernicieux qu'ils sont enfermés dans des modèles aux allures savantes
et sophistiquées. En France, l'incapacité à mettre en oeuvre de
véritables réformes structurelles, qui auraient vocation à remettre
l'État à la place légitime qui lui revient, finit par engendrer une
instabilité politique dans un climat de conflits sociaux récurrents
qui sont autant de symptômes inquiétants du délitement de notre
infrastructure économique.
La valse des ministres à l'Éducation depuis Claude Allègre, et à l'Économie depuis Francis Mer, montre clairement qu'il n'y a
plus de pilotes à bord; ou plus précisément, tous les ministres qui
ont entrepris de mettre en oeuvre le moindre changement en vue
d'améliorer le fonctionnement de l'administration se sont heurtés à
une inertie syndicale dont le pouvoir s'est avéré plus fort que le
pouvoir politique, pourtant seul représentant légitime du peuple.
Libérés de leur devoir de réserve, Luc Ferry et Francis Mer ont
d'ailleurs publié récemment deux ouvrages forts instructifs.
L'économie politique, en devenant progressivement une science
économique, a parcouru un long chemin sinueux pour s'affranchir peu à
peu de la tutelle des pouvoirs politiques. À l'origine simple discours
grossièrement mercantiliste, manipulé pour les besoins des
gouvernants, la connaissance économique s'est autonomisée avec
l'objectif et l'ambition de devenir une science à part entière. Mais
les rapports entre les savoirs et les pouvoirs ont toujours été
troubles.
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l'emprise des idées
keynésiennes est si puissante que la connaissance économique se
structure à nouveau par rapport aux demandes des pouvoirs publics.
Dans ce processus, la mathématisation poussée aboutit à la production
de modèles sophistiqués qui sont autant de « laboratoires
artificiels » dans lesquelles seront testées les politiques
économiques des pays industrialisés dans lesquels l'emprise étatique
sera croissante.
Si les modèles sont, d'une manière générale, indispensables à une
connaissance poussée de la réalité économique contemporaine, ceux qui
mettent en scène un improbable « planificateur bienveillant » chargé
de limiter l'action des marchés pour maximiser un bien-être social
tout aussi problématique relèvent plus de l'incantation scientiste que
de la démonstration scientifique. Plus fondamentalement, les modèles
économiques manqueraient leur objectif s'ils se développaient sans
aucune référence aux racines éthiques et philosophiques de toute
connaissance économique.
Dans ce cas, ils nous conduisaient à faire le chemin inverse de
celui qui avait contribué à délivrer la connaissance économique du
pouvoir. Car si le savoir confère du pouvoir; le pouvoir manipule,
oriente, et ce faisant, annihile, l'utilité fondamentale de tout
savoir.
Le pouvoir nous conduit à envisager la mondialisation en cours comme
un processus à combattre ou à réguler. Pour gagner la faveur des
opinions publiques, alors même que la mondialisation se joue au
bénéfice du plus grand nombre, le pouvoir politique, quand il contrôle
la presse et l'éducation (ce qu'il parvient à faire dans les pays
fortement centralisés), va véhiculer un certain nombre de préjugés et
de fausses évidences, qui vont finir par devenir une véritable
« opinion publique officielle » auprès de laquelle la liberté
individuelle de penser devrait s'incliner.
Au risque de m'attirer la foudre de cette opinion formatée,
permettez-moi de croire que, quoi qu'en disent certains commentateurs
en mal d'apocalypse, la mondialisation correspond à une libération de
la société civile de cette emprise étatique qui, doublée de ses
réflexes nationalistes et protectionnistes, précipite les peuples dans
des conflits meurtriers dont ils sont toujours les premières victimes.
Pour bien le comprendre, il nous faut renverser – du moins de remettre
en question – des propositions trop rapidement énoncées aujourd'hui
en vue de faire le procès de l'économie de marché et de la
mondialisation à l'œuvre sous nos yeux. La connaissance a vocation à
discuter toute vérité établie. Loin d'être des vérités établies, nous
voulons montrer que ces propositions reposent toujours sur des
hypothèses plus ou moins avouées et dont les fondements ne sont pas
toujours les plus assurés.
Proposition 1 • Le marché accroît les
inégalités entre les riches et les pauvres |
Depuis que l'homme vit en société, il y a toujours eu des riches et
des pauvres. Cela n'est pas propre au capitalisme actuel. Ce qui est
spécifique à l'économie moderne, c'est l'existence de ce processus de
croissance qui permet d'améliorer les conditions de vie de l'ensemble
de la population. Les classes moyennes sont une invention moderne,
produit de la société de consommation, elle-même résultat des
formidables gains de productivité liés à l'industrialisation. Dans le
processus de croissance, le niveau de vie moyen s'accroît
régulièrement. De ce fait, il existera toujours des inégalités puisque
ce concept se définit en relatif. À partir du moment où quelqu'un
s'enrichit plus vite que vous une inégalité apparaîtra. Sauf à
contrôler la vie de tout le monde, l'inégalité est le résultat à un
instant donné (en statique) d'un processus de développement qui est
par nature dynamique.
Les pays qui ont décidés de s'isoler de l'économie mondiale,
refusant ses règles du jeu imposé par la nature des phénomènes
économiques eux-mêmes, sont ceux qui régressent dans la pauvreté. Ceux
qui ont décidés de s'arracher de cet état de pauvreté ont compris tout
l'intérêt qu'ils ont à s'ouvrir à la connaissance des réalités
économiques. Il en va des individus, des entreprises, comme des pays
puisque, finalement, les pays, comme les entreprises, ne sont composés
que d'individus.
Seuls les individus prennent des décisions ou décident de ne plus en
prendre. Ce sont les décisions, les croyances, les compétences et les
motivations de ces individus qui feront le succès de leurs
entreprises, et la prospérité de leurs pays. Et si ces individus sont
brimés par des institutions qui les oppriment, bloquant toute
ascenseur social, ces individus s'expatrieront dans un monde ouvert à la mobilité des hommes et des idées. Aucun patriotisme n'est
assez puissant pour retenir des individus qui considèrent qu'ils n'ont
aucun avenir dans leur propre pays.
Il y a donc toujours eu des riches et des pauvres. Mais le marché
permet une mobilité entre ces catégories non déterminées a priori.
Par contre, dans toutes les sociétés précapitalistes, les différences
de richesses étaient liées au statut plutôt qu'à la compétence. Et
elles étaient devenues héréditaires dans les sociétés organisées sur
la base des ordres ou des castes. Ces inégalités de statut sont
incompatibles avec le fonctionnement d'une économie de liberté et
d'échanges.
De ce point de vue, en supprimant ce modèle de société d'ancien
régime, le marché a contribué à une réduction sans précédent des
inégalités, ce qui confère un pouvoir attracteur aux pays à économie
de marché. Certains trouvent scandaleux et vulgaire qu'un acteur de
cinéma (Arnold Schwarzenegger, gouverneur de la Californie) puisse faire une brillante carrière politique aux États-Unis.
Mais dans quel autre pays au monde un ancien immigré ayant fait
fortune dans la société civile aurait pu accéder à des fonctions aussi
hautes sans déclencher une révolution?
Proposition 2 • Il faut réduire les
inégalités de revenu |
Cette proposition est le corollaire de la précédente. Examinons-la
attentivement. La Révolution française avait vocation à supprimer les
privilèges, vestige d'un ancien régime fondé sur les inégalités de
statuts. L'idéal républicain proclame l'égalité de tous en droit.
L'économie moderne ne saurait en effet s'accommoder des inégalités de
statuts. Par contre, l'égalité des statuts n'implique pas une égalité
de revenu. Cet égalitarisme aveugle est d'ailleurs l'ennemi de tout
progrès économique et social.
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