Montréal, 15 mai 2005 • No 154

 

CHRONIQUE DE RÉSISTANCE

 

Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek de Strasbourg, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.

 
 

RÉFÉRENDUM DU 29 MAI:
NÉCESSAIRE COUP D'ARRÊT

 

par Marc Grunert

 

          Ne nous privons pas du plaisir de nous défouler un peu. Pour une fois que les nomenklaturas de droite et de gauche affichent ouvertement leurs intérêts politiques communs en faisant campagne pour le « oui » au référendum sur le traité constitutionnel, la tentation de les envoyer au diable est vraiment irrésistible.

          Mais ce serait pur nihilisme de vouloir envoyer la classe politique au tapis simplement pour le plaisir. Il faut y ajouter une satisfaction intellectuelle et un vif espoir.

 

Vers un super-État

          Quelles que soient les raisons de voter « non », ce sera un coup d’arrêt dans l’évolution tranquille qu’a été la construction politique européenne jusqu’à aujourd’hui. Les ingénieurs sociaux de l’UE voudraient nous faire croire qu’en construisant un mastodonte politique sur le modèle de l’ex-URSS les Européens vont prospérer. En réalité, ce sont les hommes de l’État et la bureaucratie qui prospèreront.

          La logique de la construction politique européenne est l’avènement d’un super-État européen. La preuve évidente tient dans ce souci d’uniformiser les lois, la fiscalité pour finalement donner au pouvoir central européen une prééminence absolue. La Commission européenne, le Parlement européen et la Cour de justice européenne possèdent déjà en partie les attributs d’un État. Qu’est-ce que la liberté y gagne?

          Supposons que la démocratie, parfois imprévisible, conduise un parti réellement libéral au pouvoir dans un pays membre. Quelle sera sa marge de manoeuvre pour réaliser de profondes réformes fiscales par exemple? Si le gouvernement d’un pays membre souhaite ouvrir les frontières au libre-échange économique, ne devra-t-il pas quémander l’autorisation aux autres pays membres? Quel progrès!

          Alors je dis NON à cette construction politique européenne parce qu’elle empêche par nature les différents pays de suivre d’autres voies que celle dictée par l’UE.

          Pour le coup, les souverainistes me deviennent sympathiques malgré les absurdités économiques qu'ils professent(1). Certes, on doit leur appliquer leur propre logique car la seule souveraineté qui soit légitime et absolue est celle de l’individu, pas la « souveraineté nationale ». Mais ce qui est clair, c’est que la souveraineté d’une entité implique son indépendance. Disons tout de suite qu’indépendance ne signifie pas pouvoir de faire n’importe quoi, par exemple se dispenser d’agir conformément aux lois de la réalité. L’indépendance implique au contraire la possibilité d’apprendre et de se corriger à l’aune de cette réalité. Mais que devient cette indépendance lorsqu’il n’y a plus de choix à faire?

La question des normes

          Hayek a très bien vu que plus s’étendent nos relations avec des individus toujours plus nombreux et éloignés, plus les règles qui les régissent doivent être abstraites et générales. Ces règles ne peuvent pas être décrétées par une quelconque autorité. Elles émergent « spontanément », naturellement (de manière non délibérée), et forment le cadre a priori et évolutif d’une « société ouverte »(2).
 

« Les ingénieurs sociaux de l’UE voudraient nous faire croire qu’en construisant un mastodonte politique sur le modèle de l’ex-URSS les Européens vont prospérer. En réalité, ce sont les hommes de l’État et la bureaucratie qui prospèreront. »


          Ainsi le principe des droits de propriété émerge-t-il par nécessité dans une société de liberté. La manipulation de ces règles détruit l’ordre de la liberté. La propriété implique la concurrence et réciproquement. Manipuler les règles de la concurrence pour réaliser une fiction mathématique, la « concurrence pure et parfaite », c’est forcément manipuler les droits de propriété de manière arbitraire et ajouter de l’incertitude dans un ordre dont les règles ont pour fonction de la réduire. C’est pourtant sur ce modèle que toute la « politique de concurrence » de l’UE est fondée.

          La plupart des normes produites par le pouvoir politique européen sont ce qu’Hayek appelait des règles de commandement et non pas ces règles abstraites qui permettent aux individus de poursuivre leurs propres fins en préservant la cohérence de l’ordre global. Ces normes européennes visent à intervenir directement sur l’ordre global de la société en lui imposant des fins concrètes. Alors que les normes spontanées (morales et juridiques) d’une société de liberté ne forment qu’un cadre qui rend possible la poursuite des fins individuelles, les normes décrétées européennes visent à créer de toutes pièces un ordre pensé a priori, ce qu’il est impossible de faire puisque cela suppose une omniscience que les hommes de l’État n’ont certainement pas.

          La distinction entre deux sortes de règles mise en évidence par Hayek est crucialement pertinente aujourd'hui. Hayek distingue les règles de commandement et d'organisation qui visent à réaliser des objectifs concrets et qui déterminent un ordre social totalitaire, tyrannique, en assignant aux individus des fins qui ne sont pas les leurs, et les règles générales indépendantes de tout objectif qui sont celles d'une société de liberté. « Les règles de droit, sur lesquelles un ordre spontané [de liberté] repose, tendent à un ordre abstrait dont le contenu, vis-à-vis des cas individuels ou concrets, n'est connu ni prévu par personne; tandis que les commandements et les règles qui gouvernent une organisation [l'Union européenne en l'occurrence] tendent à des résultats particuliers visés par ceux qui commandent dans l'organisation. » (Hayek, Droit, législation et liberté, tome 1)

          Par ailleurs, alors qu’un ordre spontané (non décrété) permet d’utiliser au mieux l’information, puisqu’il la crée, un ordre décrété détruit l’information en détruisant la valeur qui ne peut exister que si l’individu peut choisir. Or la liberté du choix est précisément ce que les normes positives et contraignantes suppriment.

          La société de liberté n’a donc pas de but identifiable. Ceux qui lui en donnent un sont généralement des visionnaires et se croient permis d’imposer leurs propres buts aux individus. Ce faisant ils réalisent moins « l’intérêt général » que le leur. C’est ce qui se passe avec la construction politique européenne. Il ne s’agit pas de créer un espace de liberté car cela ne pourrait se réaliser que d’une seule manière: en réduisant le pouvoir coercitif des États sans le remplacer par un autre encore plus tyrannique et éloigné de nous.

          Il a fallu des dizaines d’années pour en arriver à une entité politique européenne qui est en passe d’avoir tous les attributs d’un État-nation. Je suppose que lorsque viendra le prochain traité, il faudra de nouveau le ratifier pour ne pas en rester au mauvais traité précédent. Jusqu’à la cerise sur le gâteau: un État européen. À partir de ce moment, la tyrannie sera là pour très longtemps.

          Le « non », d’où qu’il vienne, sera le signe que l’avenir est encore ouvert. Tant qu’il existe une compétition politique, il vaut mieux être en concurrence avec les gauchistes que supprimer carrément la concurrence et donc le choix libéral clair (ce que nos hommes de l’État ont déjà commencé à faire puisque les traités successifs ont quasiment verrouillé la social-démocratie).
 

1. Les stupidités anti-libérales de Philippe de Villiers – on pourrait évidemment en dire autant de Nicolas Dupont-Aignan, Charles Pasqua, Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret, etc. –, stupidités qu'il assène depuis des années et de plus belle dans cette campagne, sont inspirées par Maurice Allais. Il est loin le temps où Villiers recommandait la lecture de Hayek.
2. Le point important n'est pas la « spontanéité » des règles, mais la nature des règles qui déterminent un « ordre spontané » ou société de liberté. « Bien qu'indubitablement, écrit Hayek, les individus aient suivi des règles qui n'avaient pas été confectionnées délibérément mais s'étaient établies spontanément, il reste que les gens ont peu à peu appris à améliorer ces règles; et il est au moins concevable qu'un ordre spontané se forme, entièrement fondé sur des règles crées délibérément ». Cette remarque nous renvoie à la compréhension de la distinction entre les règles et normes qui sont celles d'une société sous commandement (totalitarisme, tyrannie) et celles d'une société libre. Dans une société de liberté, les règles sont « aveugles », comme la justice. Elles sont fondées sur les droits individuels de propriété et ne déterminent pas une fin collective mais définissent ce que chacun a le droit de faire sans préjuger du résultat de la multitude d'actions individuelles. Toute idée contraire relève de la tyrannie.

 

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