Montreal, 15 juin 2005 • No 155

 

OPINION

 

Francis Dumouchel est étudiant en droit à l'Université de Montréal.

 
 

PORTRAIT DE L'ARTISTE
EN JEUNE… ANTICAPITALISTE

 

par Francis Dumouchel

 

          C'est un secret de polichinelle que dans le milieu intellectuel, on ne trouve pas une estime très élevée du libéralisme économique. Qu'ils soient de la classe médiatique, universitaire ou culturelle, les intellectuels semblent vouer une haine passionnée aux « lois du marché ». Cette remarque est loin d'être exclusivement applicable à la société québécoise ou même européenne; il suffit de lire Les raisins de la colère de John Steinbeck ou La mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller pour comprendre que les plus grands auteurs américains se joignent volontiers à ce choeur anticapitaliste.

 

          Les pages du Québécois Libre contiennent de nombreux articles dénonçant cet état des choses, notamment ceux rédigés par Gilles Guénette; ici, j'essaierai plutôt de comprendre les causes de ce phénomène apparemment mondial et d'expliquer brièvement pourquoi le libéralisme économique, contrairement à la croyance populaire, est un jardin d'Éden pour la créativité artistique.
 

Le grand schisme entre l'art et le libéralisme

          En réponse au « pourquoi? » du préjugé anticapitaliste, l'élite intellectuelle répondra intuitivement que les gens de « la masse » n'ont pas les capacités mentales nécessaires pour saisir d'emblée l'évidence du rêve socialiste et qu'ils se font manipuler par la publicité émanant des corporations privées. Au contraire, Hayek remarque: « plus on cultive l'intelligence, plus on développe l'instruction, plus les opinions et les goûts des individus se différencient, et plus difficilement ils s'entendent sur une certaine hiérarchie des valeurs. Comme corollaire de cette thèse, nous pouvons affirmer que plus nous recherchons l'uniformité, le parallélisme parfait des vues personnelles, plus il nous faut descendre vers les régions d'un climat moral et intellectuel primitif, où les instincts et les goûts "ordinaires" dominent. »(1) Ainsi, puisque la supposée intelligence supérieure de l'élite ne peut expliquer ses allégeances politiques, que reste-t-il?

          Dans son pamphlet The Anti-Capitalistic Mentality(2), Mises énonce sa théorie selon laquelle la plupart des arguments contre le capitalisme ne sont pas de nature économique, mais sociologique. En effet, une caractéristique notoire du libéralisme économique est de favoriser avant tout les entrepreneurs (c'est-à-dire ceux dont le but est de répondre aux besoins des autres dans une perspective de profit). Auparavant, sous le régime féodal, les artistes jouissaient d'une confortable indépendance monétaire tant que leurs oeuvres plaisaient à un noble et riche mécène. Le passage à une économie industrielle transforma cette exigence en celle de plaire à une panoplie de consommateurs, ce qui fut difficile pour certains artistes moins productifs ou aux idées plus obscures et hermétiques. En simplifiant les choses, la rancoeur de ces artistes face au capitalisme découlerait de la jalousie qu'ils ressentent en constatant la place privilégiée des entrepreneurs et en la comparant à leur position sociale moins enviable, malgré leur conviction profonde d'être moralement supérieurs.

          D'autre part, si les objections au capitalisme sont rarement fondées sur des principes économiques, ces derniers peuvent toutefois nous aider à comprendre les motivations derrière le soutien indéfectible des artistes à l'autorité étatique. Adoptons une perspective semblable à la théorie du Public Choice(3), en substituant seulement les artistes aux politiciens et bureaucrates. Nous pouvons considérer que les artistes, à l'image des gens « ordinaires », restent des êtres rationnels agissant dans leur propre intérêt. Cet intérêt particulier étant de recevoir une rémunération afin de produire et diffuser leurs oeuvres, deux choix s'offrent à eux: commercialiser des oeuvres plaisant à un public assez large pour rentabiliser leur investissement, ou tenter de court-circuiter le marché libre en quémandant des subventions à l'État. Une fois la structure gouvernementale mise en place, il serait stupide (bien qu'admirable) de renoncer à ce privilège en réclamant son abolition. Au contraire, il devient avantageux d'encourager un accroissement toujours plus marqué de la taille de l'État afin de protéger ses acquis (en agitant l'épouvantail du déclin de la culture).
 

« Le capitalisme, en favorisant une division du travail et une productivité accrue, libère des ressources pour le domaine artistique. À aucune époque de l'histoire l'art n'a été plus accessible aux individus ordinaires qu'aujourd'hui. Si la société capitaliste est tellement matérialiste, comment expliquer l'omniprésence du cinéma étranger, des jeux vidéos, de la musique alternative? »


          Par conséquent, il n'est pas étonnant que le chercheur Todd Porterfield ait constaté qu'historiquement, l'art a toujours été au service de la politique: « On aime penser que l'artiste agit pour le seul plaisir de la création libre. Mais on oublie que cette perception du travail de l'artiste est elle-même le fruit d'un contexte social et politique »(4). Au-delà de leurs idées d'apparence critique et contestataire, il semble que le message des artistes « engagés » ne soit malheureusement en fin de compte qu'une ode à la puissance du Léviathan – cette expression m'a toujours semblée douteuse, permettez-moi de m'en moquer en supposant que ces artistes sont implicitement « engagés » (hired) par le gouvernement pour répandre sa propagande.
 

Le capitalisme, pour un art authentiquement libre

          Depuis la chute de Rideau de fer, on reconnaît généralement que le capitalisme est le système le plus économiquement efficace, malgré qu'on s'empresse de préciser qu'il faut s'assurer de poser des limites à son aspect « sauvage ». Une des accusations les plus sévères est celle que le capitalisme encouragerait le matérialisme au détriment des disciplines spirituelles telles que l'art.
 

          L'affiche de propagande soviétique ci-contre illustre ce préjugé. Une traduction approximative du texte serait: à gauche: « Dans les pays capitalistes, voici le chemin de ceux qui ont du talent »; à droite: « Dans les pays socialistes, le chemin est conçu pour ceux qui ont du talent ». Ce que la propagande ne montre pas dans l'image de droite, ce sont les paysans crevant de faim pour soutenir les concerts du violoniste, dont la seule fonction est de nourrir la gloire de la nation. Cette affiche ne montre pas non plus les artistes croupissant dans les goulags sibériens pour avoir osé questionner l'autorité du Parti.

 

          Le bonheur de la population d'un pays de se mesure certainement pas en constatant lequel a envoyé le premier un astronaute sur la lune ou lequel possède les armes nucléaires les plus destructrices. Dans les pays capitalistes, chacun est libre d'être un artiste ou non, qu'il démontre du talent ou non. Évidemment, il existe des incitations naturelles pour les moins talentueux à changer de profession, mais aucune coercition n'empêchera un Ed Wood de poursuivre son oeuvre, aussi douteuse soit-elle.

          Le capitalisme, en favorisant une division du travail et une productivité accrue, libère des ressources pour le domaine artistique. À aucune époque de l'histoire l'art n'a-t-il été plus accessible aux individus ordinaires qu'aujourd'hui. Si la société capitaliste est tellement matérialiste, comment expliquer l'omniprésence du cinéma étranger, des jeux vidéos, de la musique alternative? Mieux encore, les avancées technologiques rendues possibles par la compétition et la recherche de profit permettent à chacun d'avoir les outils de création suffisants pour devenir un artiste de salon. N'oublions pas que le caméscope personnel, le lecteur DVD et le baladeur mp3 ne sont pas le résultat des subventions gouvernementales, mais de l'entreprise privée.

          Aucun aspect de l'attitude libertarienne classique ne s'oppose à la mentalité artistique. L'individualisme, la tolérance et l'optimisme sont des qualités qui caractérisent autant le libertarien que l'artiste honnête. C'est pourquoi les libertariens ne doivent pas se limiter aux sciences sociales, mais envahir les départements artistiques. Ce n'est pas L'action humaine de Mises ou L'éthique de la liberté de Rothbard qui permettront de convertir le plus grand nombre au libertarianisme; ce sont plutôt Atlas Shrugged d'Ayn Rand, The Moon is a Harsh Mistress de Robert A. Heinlein ou le dessin animé South Park de Trey Parker et Matt Stone.

          Sans vouloir rédiger ici un manifeste de l'esthétisme, les principes du libéralisme classique pourraient aussi aider à redéfinir ou du moins recentrer le rôle des artistes. Embellir le monde dans lequel nous vivons, nous faire réfléchir sur le sens de la vie, nous émouvoir en présentant l'expérience humaine de façon originale; voilà des objectifs légitimes de l'art. En attendant, tentons de mettre fin à l'assistance étatique aux partisans du nihilisme et de la destruction de la civilisation occidentale.

 

1. Friedrich August von Hayek, La route de la servitude, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 101.
2. Ludwig von Mises, The Anti-Capitalistic Mentality, Grove City (PA), Libertarian Press, 1994.
3. Voir: James M. Buchanan and Gordon Tullock, The Calculus of Consent: Logical Foundations of Constitutional Democracy, Indianapolis, Liberty Fund, 2004.
4. Daniel Baril, « L'art est au service de la politique », (14 mars 2005) 39 Forum 1.