Bonjour,
J'ai lu l'article de M.
Rideau sur l'Islam dans votre parution
du 2 mars 2002, et, comme il se trouve
que je fais des recherches sur la
question, je ne puis m'empêcher de
vous adresser ces quelques remarques.
J'ai déjà remarqué que le
ton de votre périodique laissait une
grande place au sarcasme agressif, et
le cas de cet article consacré à
l'Islam en est un exemple
particulièrement frappant. Je remarque
dans l'attitude de M. Rideau une
incompréhension totale de ce que peut
être l'Islam, et même de ce qu'est un
texte religieux de la tradition
biblico-coranique.
M. Rideau, dont je ne
conteste ni l'orthodoxie libérale, ni
la compétence en son domaine, ne
semble pas comprendre une chose qui
est pourtant évidente à quiconque est
familier de l'histoire des religions:
les textes religieux de la tradition
sémitique, comme le sont la Bible et
le Coran, ne sont ni des traités de
philosophie, ni des déclarations des
droits de l'homme, ni enfin des
constitutions en bonne et due forme.
M. Rideau fait preuve d'une grande
myopie en traitant, comme il le fait
tout au long de son article, les
textes religieux comme des codes de
bonnes manières périmés réduits à de
sympathiques coquilles vides, qu'il
faut malgré tout respecter
hypocritement en cherchant, grâce à la
casuistique la plus hypocrite, à faire
ce qu'on veut tout en sauvant la face
(ce que nous appellons pharisaïsme).
Les textes religieux que
sont la Bible et le Coran sont des
exhortations morales. Ils ne sont pas
des traités de droit. Pour prendre un
exemple qui nous est familier, celui
des Évangiles, il convient de
remarquer que Jésus prêche en essayant
de toucher personnellement son
auditoire. Ses paroles et ses actes
sont des moyens d'exhortation. Le but
recherché par les prophètes est
l'adhésion de tout l'être, pas de la
seule raison. Son but est d'amener les
fidèles à la sagesse, non de
convaincre leur intelligence.
N'en déplaise à M.
Rideau, la Bible, les Évangiles et le
Coran ne sont pas là pour dire ce que
les hommes peuvent faire ou non, ni
même quels rites ils doivent
pratiquer. Lisez l'Évangile: à toutes
les pages Jésus adresse des reproches
aux Pharisiens qui ne respectent que
la lettre, et non l'esprit de la loi.
Le Coran, lui aussi, condamne les
subterfuges hypocrites destinés à
sauver les apparences. Mieux encore:
lorsque le Coran énonce une obligation
rituelle, elle est toujours assortie
de réserves du type « mais, si vous ne
pouvez pas, alors, oui, vraiment, Dieu
est clément, miséricordieux » (cf.,
notamment, le fameux verset 2:256,
« Pas de contrainte en religion,
etc. »).
Bien au contraire, les
livres saints sont des supports pour
les croyants au cours de leur quête
spirituelle, non des commandements, ni
des recueils d'interdictions et de
prescriptions. Ce n'est pas pour rien
que tous les exégètes sérieux
prescrivent de préférer l'esprit à la
lettre. En fait, M. Rideau ne connaît
que le mode d'analyse critique, et non
le mode d'analyse analogique, qui est
le propre de la discipline historique.
Il est très facile de
maudire le voisin parce que trop
socialiste, trop religieux, trop
musulman, trop ceci ou trop cela. Ce
que je constate, c'est que vous ne
rendez pas service au libéralisme (qui
a déjà assez mauvaise presse) en
diffusant des articles haineux: si
j'étais musulman et que je lisais
l'article de M. Rideau, je tournerais
rapidement le dos au libéralisme, car
ce me semblerait être une idéologie
par trop hostile à ma religion. En
fait M. Rideau, dans son article, me
semble commettre deux péchés capitaux:
1) il connaît mal son sujet: l'Islam
lui semble assez étranger (et même la
connaissance des religions en tant que
telles) et, surtout, 2) il semble
croire que le libéralisme n'est
compatible qu'avec les sociétés qui
lui semblent agréables, en
l'occurrence celles du bloc occidental
développé et passablement laïcisé.
Nous sommes bien loin de l'humilité
intellectuelle du chercheur en
sciences humaines!
Plus nos sociétés seront
libérales, moins nous pourrons prédire
quelles évolutions sociales auront
lieu. Je ne suis pas si sûr que la
jeunesse d'aujourd'hui, en France en
tout cas, soit très satisfaite de
l'état de la société. Le jour où,
d'une manière ou d'une autre, les
forces sociales libérées emporteront
les restes des vieilles
social-démocraties encroûtées, nul ne
sait vers quel type de société nous
nous acheminerons.
Que les défenseurs du
libéralisme ne mélangent pas la
défense de la société capitaliste avec
la lutte pour la liberté! Ce n'est
pas la même chose: les démocraties
capitalistes occidentales sont des
accidents historiques, la liberté est
un principe absolu (comme Dieu,
d'ailleurs). Que M. Rideau prenne
garde! Demain, les vieilles religions
pourraient bien être plus que jamais
nécessaires aux individus dans des
sociétés sans chef et sans but
collectif (je suis même convaincu que
si elles sont apparues, c'est bien
pour répondre à ce besoin de courage
individuel – la fameuse « foi » –, qui
seul permet de se soutenir face à
l'adversité, contrairement aux
tribunaux – fussent-ils libéraux – et
aux sécurités sociales – même
privatisées!). Mais j'espère qu'il se
trouvera alors une classe
intellectuelle animée d'une sincère
curiosité envers les cultures
différentes pour permettre la
poursuite du dialogue et qui,
contrairement à M. Rideau, ne
dresseront pas de rideaux de fer
philosophico-religieux entre les
hommes.
Quoi qu'il en soit, je
vous souhaite les plus grands succès
dans la diffusion de votre message, et
le plus grand nombre de lecteurs
possible.
Cordialement,
Christophe Piton
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