Entre-t-il dans les
intentions des partisans du non de relayer une telle
conception du monde? Dans l’ensemble, sans doute pas, encore
que l’examen d’une telle question exige que l’on différencie
souverainisme et collectivisme. Mais quoi qu’il en soit, le
monde réel ne découle jamais des idées généreuses qu’on a
préparées pour lui. On ne programme pas les destinées
idéologiques, on les subit. Je ne doute pas que les valeurs
de la droite souverainiste soient fondamentalement
humanistes ni que ses militants cherchent ce qu’il y a de
meilleur pour notre pays. Et qu’ils aspirent à voir sa
langue, sa culture, ses arts et ses productions rayonner
partout, il n’est rien de plus légitime: le marché mondial
élit chaque jour suffisamment de productions françaises,
dans tous les domaines, pour qu’on n’ait pas à en cultiver
la vision déprimée qui est la nôtre.
Que le souverainisme, en
revanche, se voile la face au point d’attribuer le déclin
français à l’euro ou à la technocratie bruxelloise et qu’il
en vienne à faire les yeux doux au Parti communiste, cela
relève de ce que l’idéologie du non contient de pire. Quant
à la droite national populiste – celle que l’on qualifia
jadis de « fasciste » –, passons rapidement sur son cas:
elle est, dans l’ensemble, si hétérogène, si incohérente et
si encline à la provocation pure que nul ne peut dire ce
qu’elle pense, si d’aventure il lui arrive de penser. Il
n’existe donc pas, en France, de parti explicitement
fasciste. Mais on aurait tort de se croire gardé de toute
aspiration fasciste au motif qu’un cordon sanitaire
maintiendrait le mot à distance du débat officiel. En
politique, le mélange des couleurs peut déboucher sur
d’étranges résultats chromatiques: la couleur primaire ayant
dominé la campagne référendaire est assurément le rouge.
Mais mélanger beaucoup de rouge à un peu de brun peut fort
bien donner… du brun !
La problématique des
intentions est plus difficile à sonder à gauche. À droite,
en effet, on ne trouve pas d’équivalent doctrinal à un parti
tel que Lutte Ouvrière, le seul mouvement politique français
significatif qui, à ma connaissance, se réfère explicitement
à un régime dictatorial (la dictature du prolétariat). Et si
la plupart des militants de l’ultra-gauche sont des
idéalistes sincères, la foi communiste ne fait pas mystère
de ses aspirations révolutionnaires ni de sa prétention à
anéantir le capitalisme. Ce qui pose un problème de
civilisation infiniment plus aigu que celui auquel nous
confronte le populisme de droite…
Bien sûr, le communisme
est une idéologie que caractérise le génie de la rhétorique.
C’est pourquoi une image d’humanisme lui colle
indéfectiblement à la peau. Il aura suffi au PCF de se
convertir formellement à la démocratie et aux droits de
l’homme pour qu’on absolve sa fonction historique de
succursale du prosélytisme soviétique de tout péché. On ne
peut décidément aller contre sa nature: « l’identité
française » commande de trouver le communisme sympathique.
Pourquoi et comment un
tel paradoxe? En partie parce que le communisme parvient à
dissocier la question des droits de l’homme de celle de
l’économie et qu’il n’est pas un parti politique, en France,
pour contester cette posture. Le faire est d’ailleurs
impossible: cela conduirait à ouvrir une brèche inadmissible
dans la légitimité du modèle social français. Et la France,
ne l’oublions pas, est une Union soviétique qui a réussi...
Voilà pourquoi, dans le
camp du oui, la dichotomie entre économie de marché et
économie collectiviste se réduit à un attribut fonctionnel:
l’économie de marché, ça « fonctionne », l’économie
collectivisée, ça « ne fonctionne pas ». Cela est vrai, bien
entendu, mais insuffisant. La différence fondamentale entre
l’économie de marché et l’économie collectiviste, c’est que
la première vit de ce qu’il y a de meilleur en l’homme
tandis que la seconde procède de son asservissement.
Imaginons ce que cela pourrait donner, au fil du petit
exercice suivant de prospective fiction.
Supposons que la
coalition du non accède aux affaires et s’entende – avant
que n’arrive l’ère des purges – sur un programme commun:
unanimement, elle décide de fermer les frontières aux
importations d'Europe de l'Est et d'Asie. Il en résulte très
vite un renchérissement du coût de la vie qui étrangle,
comme d’habitude, les ménages les plus pauvres.
Corrélativement, les entreprises qui exportent vers ces pays
ferment leurs usines. Le gouvernement, fidèle à son
programme de campagne, prend alors la décision d’interdire
les licenciements et les délocalisations. Il peut aussi
décider de réquisitions immobilières et alimentaires.
Évidemment, de telles mesures précipitent le marasme
économique, en provoquant, par exemple, une vive hausse des
prix (sans parler de la fuite des capitaux). Il n’est pas
question de faire machine arrière: puisque les entreprises
privées ne jouent pas le jeu de la solidarité sociale,
puisqu’elles n’investissent pas assez dans la recherche,
puisque les patrons cherchent à fuir l’impôt de solidarité
qui les frappe, il faut que l’État prenne plus résolument en
main les rênes de l’activité économique. On nationalise à
tour de bras et sur la base d’indemnités de dédommagement
purement formelles.
Comme il en va chaque
fois que l’État décide de diriger l’investissement et la
production nationaux, le déclin s’accentue. Les incitations
à l’origine de la création d’entreprise sont anéantis: on
peut forcer un bagnard à casser des cailloux, on ne force
pas un écrivain à écrire, un entrepreneur à entreprendre, un
créateur à créer, un inventeur à inventer. Comment?
Existerait-il dans notre société une classe de sociaux
traîtres résolus à agir contre les intérêts du peuple en
refusant de produire ce que celui-ci exige? Qu’à cela ne
tienne, qu’on confisque leurs biens ! Ce qui suit, à partir
de là, prend généralement la forme de camps de travail ou de
déportation.
Le communisme peut
protester de son innocence, de sa bonne foi, exhiber sa
formelle abjuration du totalitarisme soviétique. La cause
qu’il promeut produira toujours les mêmes effets, sauf à ce
que ses dirigeants interrompent la fuite en avant dans le
désastre, sur la base d’on ne sait quelle lucidité, d’on ne
sait quelle motivation. Pourquoi cela est-il inévitable, dès
lors – et dès lors seulement – qu’un ou des partis
communistes accèderaient aux affaires et seraient libres de
gouverner comme bon leur semble? (Une double restriction que
je crois considérable: une mesure d’inspiration communiste
ne fait pas un régime totalitaire. Un régime totalement
communiste, si. Mais de l’un à l’autre, il y a un fossé…)
Parce que la nature totalitaire du communisme est tout
entière contenue dans sa haine fanatique de l’économie de
marché. L’idéologie communiste condamne le capitalisme à
échouer totalement, elle le veut, elle l’exige sur la
foi de la tare génétique que le marxisme a, en lui, décelée.
On pourrait s’en laisser convaincre si le vingtième siècle
n’était pas passé par-là. Mais le doute est une de ces
perversions bourgeoises qui n’altèrent en rien la foi
prolétarienne, et pour cause.
Pourquoi les services
publics sont-ils dysfonctionnels? Parce qu’on ne leur donne
pas assez de moyens. Pourquoi l’économie planifiée a-t-elle
échoué? Parce que l’on n’est pas allé assez loin dans la
collectivisation. Si l’économie de marché émet des signaux –
les prix – et se donne des bornes – le consentement d’autrui
– permettant de réguler très efficacement la décision
économique, le communisme n’attache aucun prix à ce qu’il
décide d’entreprendre: sa limite est celle de ce qu’une
économie peut produire jusqu’à l’épuisement. L’histoire de
l’Union soviétique est ici édifiante: les capitalistes,
disait Marx, ne rémunèrent les travailleurs qu’à hauteur de
ce qui est nécessaire à la reproduction de leur force de
travail. Nombreux sont les individus qui, aux grandes heures
du kolkhoze, du sovkhoze et du goulag – à l’origine, une
« entreprise » d’exploitation forestière et minière,
rappelons-le – n’ont même pas eu droit à un niveau de vie
aussi enviable...
La collectivisation de
l’économie ne se laisse borner par rien et, en conséquence,
l’on peut toujours considérer que toutes les chances de
réussir lui ont été refusées, a fortiori lorsqu’il
lui faut faire face, courageusement, aux hordes de saboteurs
contre-révolutionnaires qui oeuvrent contre elle... Le
communisme ne peut pas gérer la production nationale – gérer
implique de changer, reconsidérer, renoncer, parfois – parce
qu’il ne dispose pas des instruments de régulation qui lui
permettraient de ce faire et surtout parce que ses schémas
mentaux lui interdisent de s’en doter ! Il ne se réforme
qu’au pied du mur, quand sa survie vient à en dépendre,
quand son échec cinglant devient preuve expérimentale.
Errare humanum est: l’erreur communiste est humaine.
Perseverare diabolicum: l’idéologie communiste est
inhumaine.
Là encore, on m’objectera
que ces remarques sont anachroniques. C’est bien,
d’ailleurs, ce dont la stratégie de communication du Parti
communiste français entend nous convaincre. Mais lorsque
celui-ci nous explique que, loin de cautionner la
xénophobie, il oeuvre en réalité pour la solidarité entre
les travailleurs du monde, ceux que la rapacité du
capitalisme jette les uns contre les autres, que nous
joue-t-il? Il nous rejoue le coup de « l’ennemi du peuple »,
un rôle que dans la fantasmagorie communiste,
l’entrepreneur, qu’on l’appelle « bourgeois », « koulak » ou
« patron », est appelé à tenir pour l’éternité. Or,
l’argument de l’exploitation du travail par le capital
sous-jacent à cette « idée » remet évidemment en cause le
fondement même de l’économie de marché. Le travail n’est pas
une marchandise, nous explique-t-on. Donc, il ne revient pas
au marché de déterminer le niveau des salaires. Cette
mission doit revenir à un plan quelconque, chargé de
garantir aux travailleurs un niveau de vie « décent ». Le
principe de la protection sociale à la française procède
effectivement d’une soustraction, au marché, d’une part
substantielle (presque la moitié) du prix du travail. Et
comme d’habitude, cette planification crée chômage,
gaspillage et stagnation du pouvoir d’achat. Qu’à cela ne
tienne: il en faut donc plus encore et surtout, il en faut
partout.
L’ultra-gauche aurait
donc vocation à « dépasser le capitalisme » sans remettre en
cause la démocratie ni les droits de l’homme. Mieux, le
capitalisme serait l’ennemi de la démocratie ! L’imposture
rhétorique du socialisme totalitaire se reconnaît bien là:
pour autant, les partis communistes veillent généralement à
se garder du genre d’accusations contenues dans cet article.
En conséquence, ils ne disent pas qu’il faut « collectiviser
l’économie »: leurs propositions socio-économiques demeurent
obstinément floues. Ainsi croit-on comprendre qu’il faut
nationaliser tel secteur, puis tel autre tout en dépossédant
de facto les actionnaires et les entrepreneurs du
pouvoir de décision économique, toujours l’air de ne pas y
toucher. Sous entendu: et si cela ne suffisait pas, il
faudrait aller plus loin.… Or, plus les mesures
d’inspiration collectiviste altèreront le fonctionnement de
l’économie « capitaliste » – celle dont la propagande
continuera à fustiger le caractère chimiquement pur aussi
longtemps que subsistera une entreprise privée – plus
celle-ci se rapprochera du niveau de performance qui est
celui du communisme. Il n’existe pas de loi tendancielle
condamnant spontanément et naturellement le capitalisme à
l’effondrement. Mais il est des prédictions auxquelles un
long travail de sape peut finir par donner raison.…
Je reconnaîtrai le
caractère caricatural de mon propos le jour où le Parti
communiste, m’ayant dit ce qu’il compte faire dans tel ou
tel domaine, m’indiquera aussi les critères qui permettront
de qualifier sa politique d’échec ou de succès, sans
faux-semblant ni prétexte salvateur ad hoc. En
attendant, je continuerai à le tenir pour ontologiquement
totalitaire; « totalitaire », c’est-à-dire ne se laissant
borner par rien d’autre que par l’évidence du vide.
« Totalitaire », c’est-à-dire imputant l’intégralité de ses
difficultés à des forces occultes, celles du grand capital
hier, de la « mondialisation libérale » aujourd’hui, cet
équivalent paranoïaque de ce qui, pour d’autres, prend la
forme d’un « complot judéo-maçonnique ».
La propagande du « non »
s’est trop peu adressée au traité constitutionnel et bien
trop à ce que l’Europe comporte de meilleur: son marché
commun. Ce dernier a servi d’exutoire à toutes les peurs, de
bouc émissaire à tous les archaïsmes. La France qui gagne
les élections a peur de la Pologne, peur de la Chine, peur
des États-Unis. Elle aura peur de l’Inde, demain comme elle
avait peur de l’Espagne, hier. Un jour, peut-être, se
mettra-t-elle à redouter la Somalie. Ne voit-on pas, en
effet, ce que les pauvres sont capables d’inventer pour
sortir de la misère? Heureusement, la France qui gagne les
marchés produit et exporte partout dans le monde. Les
élections qui se remportent sur la peur finissent par
engendrer la haine. C’est dans l’insouciance, au contraire,
que le libre commerce travaille pour la paix.
Reprenons donc nos
esprits. La France ni le monde ne sont en 2005 ce qu’ils
étaient en 1930. Pour autant, notre civilisation n’est pas
gravée dans le marbre de l’éternité. Soyons optimistes:
puisque le pire n’est jamais certain, c’est sans doute que
le mieux est possible. Mais le temps que la France a perdu
ne sera jamais rattrapé. Les réformes qui n’ont pas été
faites, les ressources qui ont été gaspillées, les énergies
qui ont été dissuadées, les antiennes qui n’ont jamais été
combattues, tout cela donne l’impression d’une impasse.
C’est lorsque l’on est riche et bien portant que l’on doit
réformer, lorsque l’on dispose d’assez de ressources pour
assumer les coûts inhérents à toute transition.
Nos gouvernants ont beau
ne rien en dire, ils n’ignorent pas l’impérieuse nécessité
qu’il y a à libérer l’économie française. Mais comment faire
lorsque tout, dans les discours et les idées, s’y oppose? Et
par où commencer dès lors que les facteurs de rigidité font
système et que les pouvoirs publics n’ont plus un sou qui
vaille, l’augmentation des impôts ne promettant rien d’autre
qu’un renforcement des dynamiques en cours? Il faudra du
courage, de la ténacité, de la lucidité, de l’imagination,
assurément. Il faudra aussi changer son fusil idéologique
d’épaule. Souhaitons en particulier que le Parti socialiste
aura compris à quel point le fait de jouer avec le feu
totalitaire de la démagogie antilibérale pouvait être
dangereux. Le pire est loin d’être certain, sans doute. Mais
depuis trente ans, au moins, il est urgent que le mieux
devienne possible.
|