Montréal, 15 juillet 2005 • No 156

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.

 
 

LE NAUFRAGE DE L'EUROPE POLITIQUE

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Les résultats du référendum ont été récupérés et interprétés par la gauche comme une victoire contre le libéralisme et une défaite d'un gouvernement considéré comme antisocial. Pourtant, dans ce pays qui se gargarise de la qualité de son débat démocratique, jamais la parole n'a vraiment été donnée aux libéraux. Elle n'est pas plus donné aujourd'hui à ces libéraux qui, loin d'approuver le projet de traité constitutionnel, étaient résolument dans le camp des rebelles pour défendre un non libéral. Mais, ce sont précisément ceux qui dénoncent la « pensée unique » qui nous enferment dans une grille de lecture à sens unique: que le gouvernement soit de gauche ou de droite, quand il essuie un échec dans ce pays, c'est qu'il n'a pas assez fait de « social ».

 

Une pensée unique… au monde!

          Giscard a rédigé le projet de Traité tandis que Chirac en a fait la promotion, en le présentant comme un rempart à la « mondialisation libérale ». Le verdict des urnes devrait tempérer les ardeurs de nos régulateurs. Mais, il y a, en effet, une pensée unique en France, et elle est unique au monde! Elle est à ce point unique qu'elle empêche toute réelle alternative malgré les désaveux électoraux successifs et les alternances de surface. Je crois pouvoir affirmer, sans me tromper, que ce n'est pas un complot libéral qui noyaute le monde de l'édition ou des médias, qui impose leurs grilles de lecture aux journalistes, qui exerce un contrôle sur les sujets du baccalauréat en économie et sur les contenus des manuels d'économie. Parce que la pensée libérale est quasiment étouffée dans ce pays, on ne voit pas comment elle pourrait exercer son hégémonie.

          Dans cette campagne, aucun responsable politique n'a osé en faire la pédagogie, en montrant d'abord qu'il était vain d'opposer systématiquement le social au libéral. De son côté, le concert médiatique, dans une troublante uniformité de pensée, enfonçait dans les esprits cette opposition erronée entre « libéral » et « social ». Cessons de nous illusionner avec cet épouvantail commode. Ce n'est pas l'économie qui est en crise en France ou à Bruxelles, mais bien l'étatisme et son corollaire, l'interventionnisme.

          Partout où on laisse l'économie se développer, la prospérité durable est au rendez-vous, ce qu'ont récemment compris les Chinois. Cela fait trente ans que l'on nous parle de « crise économique » en France. Aucune crise ne peut durer trente ans. C'est tout un modèle d'inspiration interventionniste et centralisatrice qui est en panne dans ce pays comme il fut en panne partout où il a été appliqué. Croit-on sérieusement que l'on donnerait une impulsion nouvelle à ce pays en renforçant encore ce modèle? C'est encore ce modèle en faillite qui a inspiré les rédacteurs du projet de traité constitutionnel pour l'Europe.

          Aujourd'hui, les masques tombent tandis que les sympathisants et les cadres du Front national courtisent l'extrême gauche à la recherche d'une troublante coalition anti-libérale. Au demeurant, cette coalition n'est pas surprenante. Il y a des années que le FN, José Bové, les alter-mondialistes de ATTAC et la LCR tiennent le même discours quand bien même chacun cherche à se démarquer des autres. Tous ces apprentis sorciers ont trouvé un ennemi commun: la haute finance, les firmes multinationales, la directive Bolkenstein, le capitalisme sauvage… Rien de tel qu'un ennemi commun pour rassembler les tribus gauloises. Mais quid de la potion magique! Que proposent-ils donc en échange? Un monde meilleur! Il fallait y penser…

          Tous ces gens sont profondément étatistes puisqu'ils font de l'État le bras armé de leur révolution, qu'elle soit « sociale » ou « nationale ». Dans les deux cas, ils ont besoin des appareils étatiques pour contrôler non seulement l'économie, mais aussi et surtout diriger les consciences. Car une planification réellement efficace de l'économie implique de supprimer le libre arbitre et l'initiative individuelle, ce qui est en bonne voie chez nous.

          Alors qu'on nous parle sans arrêt du devoir de mémoire, certains font semblant d'oublier que le national-socialisme était une idéologie profondément antilibérale sur laquelle Hitler et Mussolini ont surfé pour conquérir le pouvoir et tenter d'imposer un modèle de société totalitaire à toute l'Europe. Et cette Europe fut libérée par des pays profondément libéraux, c'est-à-dire des pays au sein desquels la liberté individuelle et les droits fondamentaux des individus étaient proclamés et protégés par une constitution claire. Mais voilà, alors que les modèles d'économies planifiées basées sur des sociétés totalitaires se sont effondrés, c'est le libéralisme qui est définitivement discrédité dans l'esprit de nos élites qui n'ont pas voulu s'inspirer des constitutions qui ont fait leur preuve. Et l'Europe est aujourd'hui rattrapée par ses vieux démons.

          Dans un sens, il est bon que la France soit affaiblie afin que nos apprentis sorciers, collectivistes et amnésiques, soient une fois pour toutes isolés et neutralisés. Ils ont déjà fait tant de dégâts en France; il serait désastreux qu'ils s'en prennent maintenant à l'Europe dont nous avons tant besoin. Pourtant, ils sont pressés de revenir aux affaires dans l'Hexagone, mais avec quel programme? Les nationalisations, le passage à 32 heures, la création de nouveaux impôts, des TVA sociales, des réglementations supplémentaires, des quotas d'importations, une politique industrielle de grands travaux, des grands programmes technologiques, bref la poursuite des politiques antérieures? Un prodigieux bond en arrière au nom même du grand bond en avant!
 

Le refrain usé des cent jours

          La France n'a pas su se réformer en 20 ans, pourquoi le ferait-elle maintenant en cent jours, sur fond de naufrage de l'Europe politique? Pourtant, cent jours, c'est largement suffisant pour rompre avec les mécanismes du passé en brisant le carcan intérieur qui mine notre économie. De ce point de vue, il est regrettable que l'Europe ne dispose pas d'une véritable constitution, car certaines de nos pratiques hexagonales (conventions collectives, fiscalité progressive, dérive des dépenses publiques) seraient déclarées anticonstitutionnelles par une cour suprême respectueuse des droits et devoirs fondamentaux(1). Mais il est heureux que le projet rédigé par Giscard fût rejeté, imposant un arrêt salutaire de tout le processus de construction d'une Europe politique aux fondements incertains. Car le projet Giscard consacrait les dérives, qui font tant de mal à la société française, à l'Europe entière.

          En France, la situation est plus tragi-comique. Le nouveau premier ministre s'est donné cent jours pour apporter la confiance au pays. En son temps, François Mitterrand s'était donné « cent jours pour rompre avec le capitalisme ». C'était la condition pour rassembler la gauche autour d'un « programme commun » de gouvernement. Et Mitterrand avait réussi ce tour de force de rassembler la gauche française, à condition d'agiter la perspective d'un autre monde… L'étendard d'un autre monde est aujourd'hui brandi par l'extrême gauche et le mouvement ATTAC, plongeant dans la cacophonie le PS agonisant et se disputant les électeurs du Front national. Mais peut-on réellement rompre avec le seul système économique qui fonctionne ici-bas?

          Après Mitterrand, la gauche est devenue « plurielle », avant d'éclater complètement à l'occasion du dernier référendum. Mais les tiraillements à droite sont tout aussi puissants. Quant au capitalisme, il est toujours là: unique et pluriel tout à la fois. Les politiques veulent réguler l'économie. Ils se présentent tous en régulateur en dernier ressort; mais ils montrent chaque jour le spectacle d'un monde politique éclaté, sans réelle prise sur une réalité qui leur échappe toujours plus. Le contraste est patent face à une réalité économique à la fois complexe, variée, évolutive et indivisible.
 

« Dans un sens, il est bon que la France soit affaiblie afin que nos apprentis sorciers, collectivistes et amnésiques, soient une fois pour toutes isolés et neutralisés. Ils ont déjà fait tant de dégâts en France; il serait désastreux qu'ils s'en prennent maintenant à l'Europe dont nous avons tant besoin. »


          Les gouvernements français se sont succédés avec une usure accélérée à la mesure de l'incohérence des politiques mises en oeuvre. Ni « social », ni « libéral », il est urgent surtout de ne pas choisir; et la France reste prisonnière d'un Ni-Ni dont la règle fut imposée par François Mitterrand en personne. Cette stagnation dans le Ni-Ni prouve, cependant, une seule chose: la recherche d'une troisième voie ainsi formulée est une impasse, ou plutôt un gouffre dans lequel les autres pays européens ne veulent pas être emportés. C'est pourquoi l'idée, avancée par Tony Blair, de remettre le budget européen à plat est bienvenue.

          La politique agricole commune est un gouffre financier qui aboutit à des dysfonctionnements économiques internes (l'offre française de viande de boeuf ne répond pas à la demande française!) et externes (les pays en voie de développement n'ont pas accès aux marchés des pays du nord!) qui sont devenus insupportables. Pendant ce temps, l'Europe technologique est en panne faute d'un environnement institutionnel européen favorable à la prise de risque et à l'innovation(2).

          Et si, pendant cent jours, messieurs et mesdames les dirigeants de ce pays, vous « laissiez faire » pour reprendre une formule aussi célèbre qu'incomprise: laissez les gens créer des entreprises; laissez-les se prendre en charge par eux-mêmes; laissez-les venir spontanément en aide à ceux qui sont dans l'impossibilité réelle de s'assumer, exprimant ainsi une solidarité réelle et non proclamée; laissez la société se construire par elle-même, par sa base, dans la société civile, au lieu d'imposer des solutions artificielles inadaptées…

À la recherche de l'Europe

 

« Le défi posé à notre société consiste à développer des institutions qui fournissent aux individus des incitations et la possibilité de prendre les décisions correctes. L'idée que les forces du marché doivent être limitées découle d'une croyance fondamentalement erronée. »

 

-Vernon L. Smith, Prix Nobel d'économie (2002)

 

          Il ne s'agit plus de savoir si la France est réformable aujourd'hui, il s'agit d'espérer qu'elle soit encore gouvernable. Dans ce contexte, comment peut-elle être porteuse d'un projet pour toute l'Europe? Comment la France peut-elle prétendre encore fournir un « modèle »?

          Il est vrai que l'Europe nous a apporté la paix et la prospérité. Il faut néanmoins rappeler quelques faits historiques majeurs. La paix en Europe fut scellée à Yalta, entre deux géants: l'URSS qui frigorifia la partie est, tandis que les États-Unis participaient à la reconstruction de l'ouest en injectant les fonds du plan Marshall. Certes, l'Europe s'est bâtie sur la réconciliation franco-allemande, qui fut un véritable moteur interne, mais avec une Allemagne coupée en deux. Pour une grande part, le sort politique et économique de l'Europe fut donc, pendant ces décennies de paix et de prospérité, entre les mains de nations extra-européennes.

          Avec l'effondrement de l'URSS, l'Europe se retrouve à nouveau entre les mains des Européens eux-mêmes. C'est alors que la question de son identité se pose avec acuité, conditionnant la question de ses limites. Car la question de l'identité européenne pose autant la question de ses frontières extérieures (les limites à l'élargissement) que de ses limites intérieures (les limites au processus d'intégration). Ces questions fondamentales, car fondatrices, doivent être traitées par une constitution. Mais, le rejet de la constitution s'explique aussi par l'impossibilité de donner des réponses claires à ces questions dans le cadre de la construction européenne en cours.

          Une Constitution se doit d'affirmer, et de protéger, les droits individuels fondamentaux, notamment contre les dérives de la puissance publique qui détient le monopole de la force. Une fois le cadre ainsi défini, les limites à l'ingérence bruxelloise (par une affirmation claire et à l'endroit du principe de subsidiarité), d'une part, et les limites à l'élargissement (on ne saurait accepter dans l'Union un pays européen ne respectant pas les droits individuels), d'autre part, s'imposent d'elles-mêmes. Toutes les constitutions modernes aux États-Unis ou en Suisse ont un point commun: soustraire les individus à l'arbitraire du pouvoir politique.

          En proclamant de nouveaux droits dits « sociaux », les Européens, loin d'étendre et de confirmer les droits individuels, les fragilisent dans leur fondement même, au risque de saper les bases économiques de la démocratie. Sous couvert de « justice sociale » et d'extension des droits sociaux, l'État-providence étend son pouvoir arbitraire sur le fruit du travail des individus, mettant en cause le droit de propriété, la notion de contrat et le sens des responsabilités individuelles, et déclenchant une immigration inadaptée aux exigences économiques.

          La consultation des peuples ne règle aucun problème si elle s'effectue sur une base ambiguë. Il est tout à l'honneur des dirigeants européens de vouloir faire l'Europe sur un mode pacifique – l'Europe a tant souffert de ses déchirements internes. Mais les questions économiques ne se règlent guère dans les urnes. On peut bien dégager une majorité écrasante contre le chômage, les licenciements ou la loi du profit, cela ne nous fait pas plus avancer sur la compréhension des phénomènes économiques en général, ou du fonctionnement du marché du travail en particulier.

          L'économie a vocation à répondre à des attentes contradictoires qui sont inscrites au plus profond de chacun de nous: le consommateur cherche le prix le plus bas des choses tandis que le producteur en veut le prix le plus élevé; le travailleur demande le salaire le plus élevé; les créanciers ne veulent pas risquer leur capital tandis que les actionnaires cherchent à en tirer le meilleur rendement; le consommateur veut conserver sa liberté de choix tandis que le producteur voudrait des clients garantis, l'employeur recherche la souplesse tandis que l'employé préfère la sécurité… Et nous incarnons tous, tour à tour, ces acteurs économiques que l'économiste sépare en catégories distinctes pour les besoins de l'analyse. S'il fallait régler ces questions, apparemment insolubles, sur un mode démocratique, la machine économique serait bloquée. Connaissez-vous quelqu'un qui soit pour le prix des choses et qui aime payer ses impôts? Pourtant, les choses ont un prix et les impôts sont nécessaires.

          Seule l'affirmation et la défense des droits individuels, proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, constituent la tâche ultime des institutions dans une nation moderne. Ces institutions doivent être organisées pour respecter le principe de séparation des pouvoirs, selon une architecture précisée par une constitution. Une constitution n'a pas d'autres buts, ni d'autres fonctions. Elle ne peut garantir des revenus aux agriculteurs, des primes aux éleveurs, des statuts aux chercheurs, des emplois aux chômeurs, ni édicter des normes industrielles, protéger la technologie européenne, ou encore défendre des droits sociaux dont la définition même est problématique. Une constitution ainsi réduite à son rôle de socle fondateur est source de paix et de prospérité. Une constitution fourre-tout qui devient un véritable programme politique se proposant de « changer de société » ou de constituer un « rempart à la mondialisation » est au contraire source de conflits et de marasme économiques.

 

1. La Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen pose les fondements d'une fiscalité équitable par laquelle chacun doit contribuer au financement du bien public en fonction de ses moyens, d'où le recours à un impôt proportionnel et non progressif. Un impôt progressif serait considéré comme anti-constitutionnel à bien des égards puisqu'il s'écarte de l'objectif initial (financement du bien public) pour répondre à un principe de redistribution des richesses.
2. Voir tribune de l'Institut Thomas More no 6, « À la recherche de la compétitivité européenne: la politique technologique de Bruxelles en question », disponible sur le www.institut-thomas-more.org.

 

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