Le
généraliste a un rôle essentiel dans la structure de soins:
il en est la porte d'entrée. C'est le cas au Canada. Il est
évident que l'accès direct et systématique au spécialiste
comporte des coûts accrus et n'est pas, en soi, un gage de
bonne orientation. Un même médecin doit être
responsable du parcours coordonné des soins et du dossier
médical. C'est un dispositif de bon sens et de cohérence. La
France vient d'en accepter le principe en faisant sienne la
notion de médecin traitant.
Trop de consultations
sont inutiles ou redondantes, trop d'examens sont prescrits
ou répétés sans nécessité. Le dossier informatisé proposé
dans cette même réforme est à la fois une mesure de la
qualité des soins et un facteur de régulation. Un dossier consultable
instantanément constitue une aide indispensable au
diagnostic et au traitement. Le médecin informatisé pourra
enfin agir et prescrire en totale connaissance de cause et
non à l'aveugle comme c'est trop souvent le cas.
La demande et l'offre ainsi définies, on peut se demander
comment équilibrer les budgets consacrés à la santé tout en
assumant la mission de protection sanitaire. Il n'y a pas de
solution miracle. Devant l'extrême complexité des systèmes
de santé, je me borne à quelques remarques.
On admet dorénavant qu'il
revient aux parlements de déterminer le pourcentage du PIB
qu'ils souhaitent consacrer à la santé, les ressources
n'étant pas infinies et d'autres besoins devant être pris en
compte. En France, l'exercice est pratiqué depuis quelques
années. Il ne l'est pas encore au Canada, sous cette forme
du moins, et l'on réclame de toutes parts la mise en place
d'une stratégie de financement à long terme.
Un cadre contraignant
implique des choix. Pourra-t-on continuer encore longtemps,
dans un système inflationniste par nature, à assurer le
remboursement, serait-il partiel, de toutes les maladies?
Personnellement, je ne le crois pas.
Plusieurs hypothèses
pourraient être envisagées comme instituer une franchise en
ne remboursant que les risques majeurs ou tenir compte du
revenu pour l'établissement des droits. De toute façon, des
arbitrages difficiles s'imposeront à moins d'accepter de
transmettre aux générations suivantes les déficits abyssaux
que nous continuerons d'accumuler.
Une autre question à
l'ordre du jour concerne la collaboration public-privé. Elle
existe en France en matière d'hospitalisation. Une opération
en clinique coûte moins cher que dans le secteur public. De
plus, un pourcentage important de malades choisit le privé.
C'est à la fois une soupape et une saine concurrence.
Au Canada, on répugne à
envisager cette solution. On en arrive à certaines
aberrations. C'est ainsi que le Québec, incapable d'assurer
des soins aux cancéreux dans des délais raisonnables, a dû en
2002 en envoyer un certain nombre aux États-Unis pour
traitement... dans des structures privées.
Dans la même optique, la
privatisation de certaines tâches dans les hôpitaux devrait
être généralisée. C'est le cas des services qui ne
concernent pas la mission première de l'institution comme la
restauration, le ménage, la buanderie, le gardiennage. Ne faudrait-il pas aller
plus loin en dissociant une fois pour toute la fonction
hôtelière de la fonction hospitalière? L'hôpital est, de
toutes façons, un bien mauvais hôtel.
Que sera l'hôpital du
futur? Pourquoi ne pas imaginer des plateaux cliniques dotés
de tous les moyens modernes en termes de diagnostic et de
traitements, entourés d'unités gérées par le privé, plus ou
moins médicalisés en fonction des besoins?
En attendant, on continue
de construire d'énormes hôpitaux, difficiles à administrer,
pour pouvoir bénéficier de l'équipement le plus actuel. Le
gigantisme n'est pas forcément gage d'efficacité. À partir
d'un certain nombre de lits, compte tenu de la logistique
que cela implique, on change d'échelle et par conséquent de
culture. Le modèle classique
maladie-hôpital n'est plus le seul. Il faut mettre l'accent
sur les formules alternatives, traitements ambulatoires et
soins à domicile, rendues plus sûres grâce aux techniques
modernes de surveillance.
Il est souhaitable aussi
de se poser certaines questions délicates qui relèvent de
l'éthique mais dont les conséquences sont humaines et
économiques comme les indications de la chirurgie
d'avant-garde, l'acharnement thérapeutique, les réanimations
systématiques, entre autres sujets dérangeants.
Est-il normal, entre
autres exemples, de persister à sauver, souvent au prix de
séquelles importantes, des prématurés de plus en plus tôt?
N'allons-nous pas trop loin dans la conception assistée et
est-ce à l'État d'assumer le désir d'enfant? Faut-il
soumettre des patients à des procédures lourdes alors qu'on
les sait condamnés à très court terme?
Une autre préoccupation
concerne les maladies nosocomiales, ces maladies contractées
à l'hôpital et que, par euphémisme, on qualifie aujourd'hui
d'« événements indésirables ». Elles représentent autour de
15% des hospitalisations. Davantage selon certaines études.
Au moment où j'écris ces
lignes, le Québec est aux prises avec une épidémie
d'infections à la bactérie Clostridium difficile. On parle
d'une trentaine de cas par 1000 hospitalisations et d'un
taux de mortalité de 8%. On peut se rappeler aussi les
ravages du mycobacterium Xénopi en France à la suite
d'opérations orthopédiques à la Clinique du sport de Paris.
Les risques d'infections
augmentent avec les procédures invasives, la taille des
établissements, les problèmes de personnel, l'oubli d'une
hygiène élémentaire. L'incompatibilité entre médicaments est
susceptible d'effets secondaires de plus en plus fréquents.
Ces maladies,
inacceptables et évitables en partie, coûtent très cher non
seulement en souffrances humaines mais aussi sur le plan
financier. La
France comme le Canada ont mis en place des structures de
sécurité sanitaire à cet égard mais une vigilance sans cesse
renouvelée s'impose.
Par ailleurs, je me
demande si l'on n'est pas en train de médicaliser la société
d'une manière excessive. Je pense à l'accouchement,
processus naturel s'il en est, devenu un acte purement
médical. Je pense aux urgences, engorgées par les problèmes
sociaux, où l'on se précipite au moindre symptôme.
Je pense aussi à ces
cellules de crises qui, depuis quelques années, apparaissent
chaque fois qu'il y a un problème. Elles s'imposent
certainement dans certains cas, mais y faire appel
systématiquement me paraît discutable. Il est normal, après
une catastrophe, de se sentir mal, de présenter des
symptômes divers. Traiter ces symptômes comme des phénomènes
pathologiques est-il vraiment indiqué?
Et que dire de l'abus des
antibiotiques qui persiste malgré une récente amélioration
en France comme au Canada, de la consommation effrénée
d'antidépresseurs pas toujours prescrit à bon escient? S'il
est naturel de répondre à une souffrance, il n'y a pas de
traitement qui élimine la difficulté de vivre et le malaise
existentiel.
La protection sociale dans son ensemble, et l'assurance
maladie en particulier, posent une question fondamentale:
quelle genre de société voulons-nous? Une société de
dépendance ou une société de responsabilité?
La société est façonnée
par les décisions politiques. Ce sont ces décisions qui
déterminent la répartition des ressources entre les
différentes missions de l'État. Le problème consiste donc à
trouver un équilibre qui ne pénalise pas l'économie au point
de la paralyser, avec comme conséquence que les systèmes de
santé seraient les premiers à en souffrir.
La France vient de voter
une importante réforme qui vise à modifier les comportements
et à rationaliser la gestion de l'assurance maladie. Cette
réforme ne donnera probablement pas les résultats escomptés
en matière notamment de réduction des déficits, mais elle
représente en soi un apport novateur.
Au Canada, la santé
relève d'une juridiction partagée entre le gouvernement
central et les gouvernements provinciaux. On discute en ce
moment d'une meilleure répartition des ressources. C'est
essentiel, mais il faudrait également, de mon point de vue,
assouplir la loi fédérale de manière à laisser une plus
grande marge de manoeuvre aux provinces, l'organisation des
soins étant de leur ressort.
Si l'on veut éviter les
dérives de systèmes de plus en plus inadaptés à l'évolution
de la société comme à l'évolution de la médecine, il faut
avoir le courage d'agir. Rien ne se fera sans volonté
politique et sans la collaboration de tous les acteurs de la
santé, médecins, professions paramédicales, administrateurs,
et sans la compréhension active de la population.
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