Montréal, 15 juillet 2005 • No 156

 

OPINION

 

François Cloutier est psychiatre et a été titulaire de différents ministères dans le cabinet de Robert Bourassa (1970-1976).

 
 

LA FAILLITE DES SYSTÈMES DE SANTÉ *

 

par François Cloutier

 

          Le titre de cet article peut paraître inutilement provocateur, mais il décrit une situation susceptible se produire. C'est un fait que dans la plupart des pays développés, les systèmes de santé présentent de plus en plus de dysfonctionnements et apparaissent de moins en moins viables.

 

          Ces systèmes s'inscrivent dans le vaste mouvement de protection sociale apparu après la dernière guerre. Créés à une époque de forte croissance économique, dans le cadre d'une médecine différente et inspirés par une certaine conception de l'État-providence, on peut se demander s'ils sont encore adaptés, dans leurs formes actuelles, au contexte de notre époque. Préconiser des mesures de circonstances, injecter sans cesse plus d'argent, changer les structures, faire des économies ou réprimer les abus ne suffit pas. Il est indispensable de repenser méthodes et objectifs.

          Par définition, tout système de santé est inflationniste. La raison est évidente: il n'y a pas de limite à la demande et l'offre de soins croit de façon exponentielle. La demande est entretenue par l'offre laquelle est stimulée par la demande. C'est un bon exemple de mécanisme pervers. Il en découle que la spirale des coûts est inéluctable. Elle pèsera de plus en plus sur les économies des pays concernés jusqu'à devenir intenable. Comment éviter le pire? En intervenant de façon plus décisive qu'on ne l'a fait jusqu'ici sur les deux termes de l'équation.
 

La demande

          Pour maîtriser la demande, condamnée à augmenter ne serait-ce qu'à cause du vieillissement des populations, il n'y a pas d'autre solution que de responsabiliser les acteurs du système en modifiant les comportements. Et ce n'est pas simple. Les malades ont changés. Ils se sont transformés en consommateurs de soins, surinformés et de plus en plus exigeants. On les qualifie aujourd'hui de patients et même de clients ou d'usagers. Cette évolution sémantique révèle un malaise. Elle traduit une certaine dérive de la relation médicale.

          La responsabilisation passe par l'éducation à la santé. Celle-ci s'impose tout au long de la vie. Elle a pour objectif d'amener le citoyen à se prendre en main, à gérer son hygiène de vie et surtout à ne pas exiger du système ce qu'il ne peut donner.

          Il faut dénoncer les illusions et les attentes irréalistes et, surtout, il faut ne pas les laisser s'installer. Il n'y a pas de droit à la santé même s'il y a un droit aux soins. L'égalité dans ce domaine n'existe pas. La santé parfaite et l'immortalité ne font pas partie de notre programme génétique. D'ailleurs, la couverture médicale d'une région n'entraîne pas forcément une meilleure santé de la population.

          Cette éducation a ses limites. Comment informer sans inquiéter? Lorsque je vois certaines émissions de télévision sur la santé, je me demande souvent combien de patients vont, le lendemain, se précipiter chez leur médecin avec les symptômes décrits en exigeant les nouveaux examens ou les nouveaux médicaments dont ils ont entendu parler…

          Il n'est pas question de revenir à l'opacité qui caractérisait le pouvoir médical d'autrefois. L'information est la clé de la prévention, laquelle a permis les immenses progrès que l'on constate en matière de longévité et de qualité de vie. Encore faut-il trouver un équilibre entre dramatisation et réalisme sous peine de favoriser l'apparition d'une société d'hypochondriaques.

          C'est l'une des raisons pour laquelle, à mon sens, le malade doit participer financièrement aux soins qu'il reçoit sauf, évidemment, dans le cas des plus démunis lesquels relèvent d'une aide spécifique et de structures adéquates. Dans une société marchande comme le sont nos sociétés, la gratuité n'a pas de sens, encore moins dans l'optique du paiement à l'acte.

          Ce n'est pas l'option qu'a choisi le Canada, contrairement à la France et d'autres pays européens. La loi canadienne de l'assurance maladie a érigé la gratuité en principe, avec l'universalité et l'accessibilité. C'est d'ailleurs ce cadre qui a empêché le législateur québécois d'introduire dans sa propre loi un ticket modérateur comme je l'avais proposé à l'époque. Le ticket modérateur lors des consultations permet de lutter contre le nomadisme médical mais son principal mérite est d'encourager le patient à s'impliquer en tant qu'individu responsable. Il en va de même du forfait hospitalier exigé en France. En payant, le malade-patient-client-usager établit, en toute liberté, un contrat de confiance avec son médecin, valorisant ainsi le dialogue.
 

L'offre

          Quant à l'offre, elle repousse sans cesse les limites du possible. La médecine a enregistré plus de progrès depuis une cinquantaine d'années que jamais auparavant. Et le mouvement s'accélère. Elle a changé de nature. Il ne s'agit plus seulement de guérir une maladie mais encore de la prévenir, de la prédire.

          Les médicaments modernes sont efficaces au point de sauver des malades qui seraient morts il y a peu. L'imagerie sous toutes ses formes a modifié le regard sur le corps. La chirurgie fait des miracles. Les transplantations et les nouvelles prothèses ouvrent des horizons nouveaux. On se prépare à régénérer les organes déficients.

          Comment rationaliser une offre de plus en plus diversifiée et en expansion continuelle? La réponse est double. Il faut intervenir sur les structures qui permettent l'accès aux soins (c'est le volet administratif), et il faut influer sur les contenus (c'est le volet médical).

          Le volet administratif implique des mesures comme la constitution de réseaux, la couverture médicale du territoire, la politique du médicament, l'organisation des urgences, la gestion des hôpitaux, en un mot, tout ce qui concernent la gouvernance et l'organisation. Le volet médical repose sur le comportement des praticiens et sur le panier de soins, c'est-à-dire sur les soins que les autorités sont disposées à rembourser, complètement ou partiellement.

          Le médecin aux prises avec une médecine en pleine évolution doit pouvoir s'adapter et se remettre en cause constamment. Diverses mesures y contribuent comme la formation continue, les codes de bonnes pratiques, les conférences de consensus, la pratique en groupe, les congrès, entre autres moyens de mise à jour. Mais le plus important, c'est l'évaluation qu'il doit être obligatoire.

          La formation initiale est à la base de tout l'édifice. Les réformes du cursus médical n'ont pas manquée depuis quelques années mais je me demande si, ce faisant, on n'a pas trop privilégié l'acquisition des connaissances théoriques, de plus en plus abondantes, au détriment de la clinique et du contact avec le malade. Soigner ne se résume pas à distribuer des médicaments et prescrire des examens, c'est compatir et accompagner. La présence d'un médecin attentif, et qui se donne la peine d'examiner son malade, vaut bien des pilules. Par delà la technique, la médecine est faite d'empathie et de compassion.
 

« La privatisation de certaines tâches dans les hôpitaux devrait être généralisée. C'est le cas des services qui ne concernent pas la mission première de l'institution comme la restauration, le ménage, la buanderie, le gardiennage. Ne faudrait-il pas aller plus loin en dissociant une fois pour toute la fonction hôtelière de la fonction hospitalière? L'hôpital est, de toutes façons, un bien mauvais hôtel. »


          Le généraliste a un rôle essentiel dans la structure de soins: il en est la porte d'entrée. C'est le cas au Canada. Il est évident que l'accès direct et systématique au spécialiste comporte des coûts accrus et n'est pas, en soi, un gage de bonne orientation. Un même médecin doit être responsable du parcours coordonné des soins et du dossier médical. C'est un dispositif de bon sens et de cohérence. La France vient d'en accepter le principe en faisant sienne la notion de médecin traitant.

          Trop de consultations sont inutiles ou redondantes, trop d'examens sont prescrits ou répétés sans nécessité. Le dossier informatisé proposé dans cette même réforme est à la fois une mesure de la qualité des soins et un facteur de régulation. Un dossier consultable instantanément constitue une aide indispensable au diagnostic et au traitement. Le médecin informatisé pourra enfin agir et prescrire en totale connaissance de cause et non à l'aveugle comme c'est trop souvent le cas.
 

Orientations

          La demande et l'offre ainsi définies, on peut se demander comment équilibrer les budgets consacrés à la santé tout en assumant la mission de protection sanitaire. Il n'y a pas de solution miracle. Devant l'extrême complexité des systèmes de santé, je me borne à quelques remarques.

          On admet dorénavant qu'il revient aux parlements de déterminer le pourcentage du PIB qu'ils souhaitent consacrer à la santé, les ressources n'étant pas infinies et d'autres besoins devant être pris en compte. En France, l'exercice est pratiqué depuis quelques années. Il ne l'est pas encore au Canada, sous cette forme du moins, et l'on réclame de toutes parts la mise en place d'une stratégie de financement à long terme.

          Un cadre contraignant implique des choix. Pourra-t-on continuer encore longtemps, dans un système inflationniste par nature, à assurer le remboursement, serait-il partiel, de toutes les maladies? Personnellement, je ne le crois pas.

          Plusieurs hypothèses pourraient être envisagées comme instituer une franchise en ne remboursant que les risques majeurs ou tenir compte du revenu pour l'établissement des droits. De toute façon, des arbitrages difficiles s'imposeront à moins d'accepter de transmettre aux générations suivantes les déficits abyssaux que nous continuerons d'accumuler.

          Une autre question à l'ordre du jour concerne la collaboration public-privé. Elle existe en France en matière d'hospitalisation. Une opération en clinique coûte moins cher que dans le secteur public. De plus, un pourcentage important de malades choisit le privé. C'est à la fois une soupape et une saine concurrence.

          Au Canada, on répugne à envisager cette solution. On en arrive à certaines aberrations. C'est ainsi que le Québec, incapable d'assurer des soins aux cancéreux dans des délais raisonnables, a dû en 2002 en envoyer un certain nombre aux États-Unis pour traitement... dans des structures privées.

          Dans la même optique, la privatisation de certaines tâches dans les hôpitaux devrait être généralisée. C'est le cas des services qui ne concernent pas la mission première de l'institution comme la restauration, le ménage, la buanderie, le gardiennage. Ne faudrait-il pas aller plus loin en dissociant une fois pour toute la fonction hôtelière de la fonction hospitalière? L'hôpital est, de toutes façons, un bien mauvais hôtel.

          Que sera l'hôpital du futur? Pourquoi ne pas imaginer des plateaux cliniques dotés de tous les moyens modernes en termes de diagnostic et de traitements, entourés d'unités gérées par le privé, plus ou moins médicalisés en fonction des besoins?

          En attendant, on continue de construire d'énormes hôpitaux, difficiles à administrer, pour pouvoir bénéficier de l'équipement le plus actuel. Le gigantisme n'est pas forcément gage d'efficacité. À partir d'un certain nombre de lits, compte tenu de la logistique que cela implique, on change d'échelle et par conséquent de culture. Le modèle classique maladie-hôpital n'est plus le seul. Il faut mettre l'accent sur les formules alternatives, traitements ambulatoires et soins à domicile, rendues plus sûres grâce aux techniques modernes de surveillance.

          Il est souhaitable aussi de se poser certaines questions délicates qui relèvent de l'éthique mais dont les conséquences sont humaines et économiques comme les indications de la chirurgie d'avant-garde, l'acharnement thérapeutique, les réanimations systématiques, entre autres sujets dérangeants.

          Est-il normal, entre autres exemples, de persister à sauver, souvent au prix de séquelles importantes, des prématurés de plus en plus tôt? N'allons-nous pas trop loin dans la conception assistée et est-ce à l'État d'assumer le désir d'enfant? Faut-il soumettre des patients à des procédures lourdes alors qu'on les sait condamnés à très court terme?

          Une autre préoccupation concerne les maladies nosocomiales, ces maladies contractées à l'hôpital et que, par euphémisme, on qualifie aujourd'hui d'« événements indésirables ». Elles représentent autour de 15% des hospitalisations. Davantage selon certaines études.

          Au moment où j'écris ces lignes, le Québec est aux prises avec une épidémie d'infections à la bactérie Clostridium difficile. On parle d'une trentaine de cas par 1000 hospitalisations et d'un taux de mortalité de 8%. On peut se rappeler aussi les ravages du mycobacterium Xénopi en France à la suite d'opérations orthopédiques à la Clinique du sport de Paris.

          Les risques d'infections augmentent avec les procédures invasives, la taille des établissements, les problèmes de personnel, l'oubli d'une hygiène élémentaire. L'incompatibilité entre médicaments est susceptible d'effets secondaires de plus en plus fréquents.

          Ces maladies, inacceptables et évitables en partie, coûtent très cher non seulement en souffrances humaines mais aussi sur le plan financier. La France comme le Canada ont mis en place des structures de sécurité sanitaire à cet égard mais une vigilance sans cesse renouvelée s'impose.

          Par ailleurs, je me demande si l'on n'est pas en train de médicaliser la société d'une manière excessive. Je pense à l'accouchement, processus naturel s'il en est, devenu un acte purement médical. Je pense aux urgences, engorgées par les problèmes sociaux, où l'on se précipite au moindre symptôme.

          Je pense aussi à ces cellules de crises qui, depuis quelques années, apparaissent chaque fois qu'il y a un problème. Elles s'imposent certainement dans certains cas, mais y faire appel systématiquement me paraît discutable. Il est normal, après une catastrophe, de se sentir mal, de présenter des symptômes divers. Traiter ces symptômes comme des phénomènes pathologiques est-il vraiment indiqué?

          Et que dire de l'abus des antibiotiques qui persiste malgré une récente amélioration en France comme au Canada, de la consommation effrénée d'antidépresseurs pas toujours prescrit à bon escient? S'il est naturel de répondre à une souffrance, il n'y a pas de traitement qui élimine la difficulté de vivre et le malaise existentiel.
 

Conclusion

          La protection sociale dans son ensemble, et l'assurance maladie en particulier, posent une question fondamentale: quelle genre de société voulons-nous? Une société de dépendance ou une société de responsabilité?

          La société est façonnée par les décisions politiques. Ce sont ces décisions qui déterminent la répartition des ressources entre les différentes missions de l'État. Le problème consiste donc à trouver un équilibre qui ne pénalise pas l'économie au point de la paralyser, avec comme conséquence que les systèmes de santé seraient les premiers à en souffrir.

          La France vient de voter une importante réforme qui vise à modifier les comportements et à rationaliser la gestion de l'assurance maladie. Cette réforme ne donnera probablement pas les résultats escomptés en matière notamment de réduction des déficits, mais elle représente en soi un apport novateur.

          Au Canada, la santé relève d'une juridiction partagée entre le gouvernement central et les gouvernements provinciaux. On discute en ce moment d'une meilleure répartition des ressources. C'est essentiel, mais il faudrait également, de mon point de vue, assouplir la loi fédérale de manière à laisser une plus grande marge de manoeuvre aux provinces, l'organisation des soins étant de leur ressort.

          Si l'on veut éviter les dérives de systèmes de plus en plus inadaptés à l'évolution de la société comme à l'évolution de la médecine, il faut avoir le courage d'agir. Rien ne se fera sans volonté politique et sans la collaboration de tous les acteurs de la santé, médecins, professions paramédicales, administrateurs, et sans la compréhension active de la population.

 

* Communication présentée lors du colloque sur la réforme du système de santé au Canada et en France, tenu à l'Université René Descartes, le 7 décembre 2004.

 

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