Nos socio-économies sont complexes et évolutives,
et c'est précisément pourquoi l'État, caractérisé par l'irrationalité et
la rigidité, n'est pas taillé pour gérer activement leur
morphogenèse. En inférer une condamnation de principe de tout ce qui
serait institution de solidarité, régulation, contrôle,
sensibilisation, etc. serait non seulement absurde mais parfaitement
antinomique avec l'enseignement des théories de la liberté: nul ne
peut anticiper les formes susceptibles d'être revêtues par l'action
humaine lorsqu'il s'agit de satisfaire l'aspiration des individus au
bien-être.
Si l'on considère que l'idée de nation correspond à quelque chose de
réel (une communauté de langue, notamment), on peut parfaitement
concevoir que des groupes d'individus acceptent de se doter
d'institutions communautaires de gouvernement et y trouvent avantage.
L'État peut sans doute, dans certaines situations, économiser des
coûts de décision, éliminer des goulets d'étranglement et édicter des
normes susceptibles de recevoir un véritable assentiment général, en
sus de sa fonction militaire, que je crois incontournable. Il peut,
dans le cadre de règles drastiques de fonctionnement et de
désignation, jouer le rôle d'une « surcapacité institutionnelle »,
d'autant plus facilement dotée en ressources que l'économie
fonctionnerait librement. Fondamentalement, je ne crois pas que
l'autorité publique ait d'autre spécificité que la fonction militaire.
Toutefois, les libéraux, comme les autres, doivent accepter de se
laisser surprendre: c'est donc moins une borne substantielle qu'une
borne juridique qu'il convient d'opposer au rôle de l'État, soumettant
ce dernier au principe inviolable de la liberté individuelle. On peut
en effet envisager un État qui puisse servir dès lors que serait
contenue sa vocation éprouvée à asservir.
Sans doute peut-on imaginer certaines évolutions possibles allant dans
ce sens, quoique insuffisantes: la décentralisation en fait partie,
lorsqu'elle ne donne pas à tel ou tel despote régional le pouvoir de
koulakiser le contribuable, comme cela est hélas le cas dans maintes
régions françaises. Autre évolution intéressante, inscrite en
filigrane dans la fameuse et tant décriée « directive Bolkestein » de
la Commission européenne: si les citoyens d'un pays de l'Union
européenne pouvaient choisir le droit national auquel ils se réfèrent
quant à l'accomplissement de leurs actes – en accord avec leurs
co-contractants, bien entendu –, le processus concurrentiel jouerait
en faveur de l'élection des systèmes juridiques les plus manifestement
serviables. On comprend la haine suscitée par une telle idée, en
France, un pays dans lequel la congruence, la pertinence et
l'efficacité du droit s'apprécient très largement en fonction
d'intérêts oligarchiques.
Plus fondamentalement, il « suffirait » d'appliquer aux individus les
principes du droit inter étatique et à l'État les règles du droit
privé pour que la liberté y trouve très avantageusement son compte. Le
droit international interdit par exemple qu'un pays quelconque en
agresse un autre, sauf le cas où ce dernier agirait d'une manière
menaçante « pour la paix et la sécurité internationale » (chapitre VII
de la Charte des Nations Unies). Ce motif de police
internationale a, ces dernières années, fait l'objet d'une
interprétation élargie aux exactions commises par un État à l'encontre
de sa propre population (ce qu'on a appelé le « droit d'ingérence
humanitaire »). Il est bien évident qu'une telle extension, aussi
moralement justifiable soit-elle, porte en elle les germes d'une
dénaturation progressive de la règle, comme le concept de « guerre
préventive » avancé à propos de l'intervention américaine en Irak l'a
mis au jour. Il n'en reste pas moins que le droit d'ingérence
humanitaire ne se comprend que par rapport à une règle fondamentale de
non-intervention, d'inspiration tout à fait libérale.
En effet, il « suffirait » de répliquer à l'échelle des individus les
principes qui valent pour les États-nations pour que l'idée de
souveraineté individuelle devienne une réalité juridique. Dans un tel
cadre, l'autorité publique agirait en tant que représentante d'une
assemblée d'individus régie par le principe d'inviolabilité de chacun
et unie autour de questions d'intérêt collectif librement et
souverainement débattues: une sorte de giga association sans but
lucratif, gouvernée par les principes de droit privé qui valent pour
cette dernière.
Concurrence et subsidiarité |
Supposons qu'un tel État se donne telle ou telle mission, non
définissable a priori mais laissant intact le double principe
de concurrence et de subsidiarité, consubstantiel au principe de
liberté individuelle, lui-même méta-juridique. Les missions sont
votées par l'assemblée démocratiquement élue, en vertu de certaines
règles de quorum et leur mise en application revient au gouvernement,
selon la traditionnelle répartition des rôles entre pouvoir législatif
et pouvoir exécutif: il va en effet de soi qu'en vertu des principes
régissant une gouvernance associative orthodoxe, c'est l'assemblée
générale (ou son représentant, le conseil d'administration) qui donne
mission au gouvernement (la direction générale) d'agir dans tel ou tel
sens et non, comme cela est hélas si caractéristique du régime
français, le gouvernement qui enjoint l'assemblée d'entériner tout ce
qu'il lui soumet (lorsqu'il ne légifère pas par ordonnances).
Le problème essentiel d'une telle assemblée serait de voter les impôts
car c'est bien là que, généralement, le bât blesse. Par exemple, une
capitation serait chargée de financer le coeur de l'appareil public
(les fonctionnaires et les militaires); son principe nécessairement
égalitaire pourrait avoir valeur constitutionnelle, faisant de chaque
contribuable une sorte de membre cotisant de l'État associatif. Son
montant serait chaque année soumis à la délibération de l'assemblée
législative, elle-même encadrée par un certain nombre de garde-fous
destinés à protéger le contribuable contre tout excès d'allégresse
fiscale: par exemple, un droit de sécession ou de pétition fiscale
(une sorte de transposition au contribuable des principes de
protection accordés aux réfugiés politiques) et/ou une borne
constitutionnelle (l'indexation d'un maximum de croissance de l'impôt
sur tel ou tel indicateur). Bien entendu, l'assemblée aurait tout
loisir de voter une diminution de l'impôt et une réduction corrélative
des frais de fonctionnement de l'État, ce qui exclut de facto
que les fonctionnaires jouissent d'une sécurité absolue de l'emploi.
Quant aux candidats à la députation, ils seraient astreints à une
profession de foi – une déclaration de politique générale – esquissant
les grandes lignes de leur action législative durant le temps de leur
mandat. Cette déclaration engagerait leur responsabilité devant les
citoyens, le mandat électif devenant impératif. Ainsi, telle
association de citoyens aurait la faculté de saisir une cour
constitutionnelle en cas de trahison supposée du mandat, à charge pour
la cour d'en juger et de sanctionner le fautif éventuel, au besoin en
le démettant de sa fonction parlementaire.
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